Depuis plusieurs mois, l’Egypte connaît une vague de grèves dans l’industrie textile, ce qui, pour ce secteur, amène à poser la question de leur incidence sur l’économie capitaliste mondiale et plus particulièrement sur le rôle des productions à bas prix dans les conditions d’exploitation des travailleurs dans les pays industrialisés.
Contrairement à ce qui s’est passé récemment au Bangladesh (voir Une révolte ouvrière au Bangladesh, Echanges 118 (automne 2006), Bangladesh : quelle suite aux émeutes généralisées de 2006 ? et Au Bangladesh : Luna, la « chance » de gagner 25 euros par mois, Echanges 119 (hiver 2006-2007), les grèves du textile se sont étendues à d’autres secteurs de l’économie égyptienne ; elles posent un problème politique commun à tous les pays dits « en développement », dont le but est avant tout le maintien des conditions d’exploitation des travailleurs concernés. Suivant les pays considérés et dans leur cadre national, ces questions politiques peuvent prendre des caractères différents, y compris dans le maintien (voire le renforcement) d’un régime fort pour garantir aux capitalistes locaux, mais plus encore aux investisseurs étrangers, des conditions d’exploitation du travail qui avait amené leur développement - et du même coup les avantages personnels que le capital consent à ses bons serviteurs. Les conflits sociaux qui, inévitablement, découlent de cette dure exploitation sont souvent déviés de leur caractère de lutte de classe, manipulés par les opposants politiques et, dans certaines contrées, religieux qui, le plus souvent, sont aussi les défenseurs des intérêts d’autres fractions de la classe dominante.
Une ancienne colonie britannique
Avant d’aborder les conflits en cours, il nous paraît nécessaire de retracer rapidement l’histoire de l’Egypte depuis plus d’un siècle afin d’y trouver des clés de la situation présente.
Avant la première guerre mondiale, l’Egypte était, bien qu’elle fît théoriquement partie de l’Empire ottoman, une colonie britannique garantissant d’une part le contrôle du canal de Suez, clé du passage vers l’Inde, et d’autre part la production du coton nécessaire à l’industrie textile britannique. Cette forte présence britannique fut renforcée de 1914 à 1922, date du démantèlement de l’Empire ottoman, sous la forme officielle d’un protectorat. La domination coloniale devait être préservée en 1923, lorsque l’Egypte fut dotée d’une monarchie parlementaire style britannique.
Parallèlement, pour consolider cette nouvelle forme de pouvoir, le capital britannique amorçait un développement industriel (tissage, papier, tabac) accompagné de la croissance d’une bourgeoisie nationale.
La présence britannique fut renforcée au cours de la seconde guerre mondiale, l’Egypte devenant une base militaire des opérations alliées dans le Proche-Orient, en Afrique du Nord et aux frontières indiennes. Cette situation accélère le développement industriel, la transformation des campagnes et l’emploi de nombreux Egyptiens comme supplétifs de l’armée. On assiste à un exode rural important accompagné d’une forte concentration urbaine, notamment dans la région cruciale du delta du Nil et autour du canal de Suez.
La fin de la guerre entraîne le renvoi des nombreux ouvriers égyptiens travaillant pour l’armée britannique, ce qui déclenche de nombreuses grèves dès 1946 : de 1947 à 1952, cette mutation économique entraîne une baisse du niveau de vie de 18 %. Le déclin de l’empire britannique, la vague mondiale de décolonisation et la présence de plus en plus importante dans les Etats du Golfe de l’impérialisme américain sont la source de sérieux troubles sociaux. De nombreuses grèves sont durement réprimées (deux ouvriers seront pendus au complexe textile de Kafr el Dawwar, qui restera une des bases de l’agitation ouvrière). Un coup d’Etat de l’armée renverse la monarchie en 1952, la république est proclamée le 16 janvier 1953. Sous cette couverture « démocratique » - un régime de parti unique est quand même instauré -, l’Etat égyptien restera jusqu’à aujourd’hui une dictature de fait, le colonel Gamal Abdel Nasser rassemblant tous les pouvoirs à partir de novembre 1954.
Sous la dictature de Nasser, l’Egypte vit une expérience capitaliste d’Etat inspirée par le modèle russe, vers lequel s’amorce des échanges - essentiellement armes contre coton. Sur cette lancée, Nasser nationalise en 1956 le canal de Suez resté, comme d’autres secteurs de l’économie égyptienne, aux mains du capital britannique et français. Le sursaut colonialiste de la France et de la Grande-Bretagne et la désastreuse expédition de Suez en novembre 1956 (bloquée par les Américains et les Russes) accélère ce processus d’un dirigisme planifié.
Un capitalisme d’Etat
Les entreprises de plus de 200 travailleurs furent nationalisées ; les conseils d’administration devaient inclure un représentant des employés et un représentant des ouvriers. La durée du travail fut plafonnée à 42 heures par semaine, des augmentations de salaires furent accordées, des cantines d’entreprises et un système d’assurances sociales instaurés. Cette économie dirigée fut orientée en 1961 dans un sens plus autoritaire avec la confiscation des biens des « millionnaires », l’établissement de camps de rééducation, l’enseignement supérieur gratuit, une réduction des loyers de 20 %, l’institution d’un rationnement et d’un contrôle des prix.
Le résultat de ce capitalisme d’Etat - dont par ailleurs une partie des dépenses était conscrée à l’armée et au contrôle policier - fut le développement d’une bureaucratie inefficace et corrompue. Les effectifs des fonctionnaires passèrent de 380 000 en 1960 à 1 600 000 en 1970. Le chaos économique devint tel qu’à la fin des années 1960 les salaires avaient diminué en valeur réelle. Dans le même temps s’engageait une politique d’industrialisation : construction du barrage d’Assouan, développement de la production de gaz et de pétrole, de la sidérurgie, extension du textile, création d’une industrie chimique, alimentaire et pharmaceutique, tout cela sous la forme capitaliste d’Etat.
Nasser meurt en 1970 et son successeur Anouar el-Sadate ne peut faire autrement, devant l’effondrement économique, que de se tourner vers le FMI et la Banque mondiale, ce qui implique un retournement politique vers les Etats-Unis et la rupture, en 1976, avec l’URSS. Sous la pression bien connue des prêteurs internationaux, s’amorce une politique de libéralisation qui implique notamment la restitution des terres à leurs anciens propriétaires et une accentuation de la baisse des salaires. L’assassinat de Sadate en 1981 est plus dû à la signature d’un traité de paix avec Israël (1979) qu’à ce tournant dans la politique économique. Son successeur Hosni Moubarak, toujours au pouvoir, poursuit la même ouverture sur « l’économie de marché », et le déclin des conditions de vie s’accentue. Des résistances se faisant jour parmi les paysans et les travailleurs (nous les évoquons plus loin), exploitées par les fondamentalistes musulmans (les Frères Musulmans), la mise en place de « l’économie de marché » va être ralentie, d’autant plus que les militaires et la bureaucratie, soutiens du régime, ne peuvent être exclus des places que leur avait permis de prendre le capitalisme d’Etat.
Mais les pressions économiques se faisant de plus en plus fortes, à partir de 1990, toujours sous la pression du FMI, tout un ensemble de mesures vont aggraver conditions d’exploitation et pauvreté.
Parmi ces mesures : obligation de réduire les dépenses publiques, libération des prix, ouverture du marché agricole, fin de la gratuité des écoles et des hôpitaux, réduction ou suppression des subventions aux produits de première nécessité.
Ces dernières années, cette restructuration libérale de l’économie égyptienne s’est encore accélérée. Le 26 décembre 2006, Mubarak annonçait : « Nous ne devons pas seulement nous débarrasser des principes socialistes des années 1960, mais créer une atmosphère plus favorable aux investissements étrangers. » Dans la foulée, il révèle que cent sociétés d’Etat seront privatisées (aujourd’hui, en 2007, 58 % des filatures sont privées contre 8 % avant 1999).
« L’atmosphère favorable » est celle créée par la pression des investisseurs, qui viennent essentiellement des pays du Golfe persique et qui demandent ouvertement l’abolition de toutes les restrictions sur l’emploi. Quand on sait qu’actuellement 44 % de la population égyptienne vit avec moins de 2 dollars par jour (1,60 euro) et que 3 % de cette population dispose de moins de 1 dollar par jour (0,80 euro), que 1 500 000 enfants travaillent, que le prix des carburants (essentiel pour la cuisine domestique) a augmenté de 30 % en 2006 dans le cadre d’une inflation générale de 12 % dans le même temps, on peut mesurer ce que peut signifier la création de « l’atmosphère favorable » au capital pour les travailleurs égyptiens.
Sous Nasser et Sadate, de toute évidence, l’Egypte n’était pas le « socialisme », seulement une pâle copie du capitalisme d’Etat. Pour se garantir une base sociale avec le développement industriel et les nationalisations, Nasser et quelque peu Sadate avaient accordé certaines garanties d’emploi et de niveau de vie, mais aussi assuré une stabilité d’emploi dans les entreprises d’Etat ; celles-ci, pour absorber le flux des migrations rurales, avaient embauché d’une manière pléthorique, de sorte que leur productivité était très basse, ce qui obérait particulièrement les exportations du secteur textile. De plus, si le capital variable (la main-d’œuvre) était massivement utilisé, il n’y eut pendant plus de vingt ans aucun investissement dans ces entreprises d’Etat, de sorte qu’en 1999 la productivité était encore plus basse qu’en 1985. Ceci bien que, encore aujourd’hui, les salaires soient parmi les plus bas du monde : un salaire égyptien représente 85% d’un salaire au Pakistan et 60 % d’un salaire en Inde.
Pour donner la mesure de ce qui s’annonçait pour les travailleurs des entreprises d’Etat, signalons seulement que l’usine textile nationale Kafr el Dawwar occupait 28 000 travailleurs en 1993 et 11 700 en 2006 pour une production équivalente. Bien sûr le démantèlement du secteur d’Etat et la pression sur les conditions d’exploitation et de vie n’allaient pas sans résistances ouvrières. La lutte de classe était là. Dans les revendications figurait souvent en bonne place le rejet des privatisations, non pas comme une affirmation théorique mais parce que la nationalisation apparaissait comme la garantie de la sécurité d’emploi et de certains avantages sociaux. Même encore aujourd’hui, dans ce secteur privé dominant, on trouve une certaine mémoire collective de ce qui existait « avant », ce qui sous-tend la combativité autour de revendications qui peuvent se référer à ce passé.
L’encadrement de la force de travail
S’il est un domaine que l’abandon du « socialisme » et la libéralisation n’a pas touché, c’est bien celui du contrôle de la force de travail (on peut faire le rapprochement avec l’ouverture de la Chine au « socialisme de marché » et le maintien des structures syndicales du capitalisme d’Etat). L’imitation du modèle soviétique supposait l’installation d’un syndicat unique, chargé de la mise en œuvre du « plan » plus que de la défense des travailleurs, et occupant une place privilégiée dans la bureaucratie d’Etat comme une sorte d’annexe du parti unique.
Les privatisations n’ont pas changé ce rôle initial, sauf que ce syndicat unique, General Federation of Trade Unions (GFTU), participe au maintien de la paix sociale face à des firmes privées tout en gardant des relations étroites avec le parti dominant. Le GFTU comporte 23 branches dans toute l’économie égyptienne, dont le GUTW pour l’importante industrie textile et 2 000 comités locaux. Il a « autorité » sur 5 millions de travailleurs, essentiellement du secteur public (textile et transports), sur un total de 22 millions de travailleurs. La plupart de ses dirigeants sont membres du parti dominant, le Parti national démocrate. Pour situer ce rôle, citons seulement une déclaration officielle selon laquelle « le contrôle des syndicats est une question de sécurité nationale ». Ces syndicats officiels ne participent en aucune façon aux discussions sur les salaires ou conditions de travail mais sont les agents du contrôle de l’Etat sur le mouvement ouvrier pour assurer la paix sociale nécessaire à l’exploitation capitaliste.
Les grèves, sous le régime du « socialisme »-capitalisme d’Etat, étaient illégales. En 2003, elles devinrent légales mais seulement si elles étaient autorisées par le syndicat GFTU, ce qui, on s’en douterait, ne s’est jamais produit jusqu’ici. Le syndicat officiel est présent dans les entreprises dans des comités d’usine ; certains militants ont tenté d’utiliser ces comités d’usine, habituellement à la solde des dirigeants de l’entreprise, pour en faire des organes revendicatifs. Cela se termine de deux manières, comme l’illustrent les exemples suivants :
dans l’usine Samali Co (3 500 travailleurs), certains membres du comité d’usine tentent de négocier avec l’opposition au syndicat : 18 travailleurs sont licenciés, dont trois délégués du comité ;
dans l’usine Abual Siba’i (1 500 travailleurs), les trois délégués supposés de l’opposition syndicale sont achetés ; la société paie à chacun le prix de la tranquillité : 20 000 livres égyptiennes (3 000 euros).
Il n’est pas étonnant que, comme nous le verrons, les revendications dans les conflits portent souvent, hors des problèmes matériels du travail, sur la création de nouveaux syndicats ou sur le remplacement du comité d’usine qui a pris ouvertement position contre les travailleurs dans un conflit. Il existe pourtant des tentatives de créer des syndicats plus indépendants. En 1990, ont été créés par des militants politiques et/ou ouvriers, sous forme d’association, des centres de services à la disposition des travailleurs (CTUWS).
La forme association a été maintenue en raison du refus des autorités de leur accorder le statut de syndicat. Ils sont autant des organes de défense juridique que de conseils aux travailleurs. Mais, en cas de conflit, ils peuvent être des lieux de rencontre et de coordination des luttes. Nous verrons ce qu’il en advint lors de la montée des luttes fin 2006-début 2007.
Conditions de travail et salaires
1 000 livres égyptiennes (150 euros ) mensuels sont un très bon salaire car le plus souvent ils se situent entre 250 à 400 livres (de 37 à 60 euros). L’horaire de travail quotidien peut varier de huit heures dans le secteur public jusqu’à douze heures dans le privé. Pour tourner les lois protectrices des licenciements, il est fréquent qu’à l’embauche on fasse signer au nouveau travailleur un chèque en blanc et une lettre de démission non datée.
Le témoignage d’une famille ouvrière du textile permet de mieux se faire une idée de ce que représentent ces salaires :
« ...Attar, 36 ans, est ouvrier dans le complexe textile Misr Spinning and Weaving Co à Mahalla dans le delta du Nil, l’entreprise pilote dans ce secteur dont nous reparlerons. Son salaire mensuel de base est de 25 euros ce qui, avec les primes diverses (bonus), lui procure 60 euros (nous verrons que ces primes constituent une partie importante du salaire et qu’elles sont l’objet de bien des conflits). Sa femme, 33 ans, travaille dans la même usine mais dans le secteur confection (il s’agit d’une entreprise intégrée) et son salaire mensuel total avoisine 56 euros. C’est tout juste suffisant pour survivre, eux deux et leurs trois fils. » Il n’en est pas moins vrai que le double de ce qui est considéré pour l’Egypte le « salaire de pauvreté » (800 euros annuels) pour une famille comme la leur est bien au-dessous du revenu annuel que la Banque Mondiale considère comme le seuil de pauvreté (3 200 euros annuels dans leur cas).
Le secteur d’Etat garantissait l’emploi à vie et la retraite à 80 % du salaire mais les privatisations balaient tout, d’où de nombreux conflits pré- ou post-privatisations. Les accidents du travail sont très fréquents, en partie dus à la vétusté des machines et, dans le privé ou dans les sociétés destinées à être privatisées, à l’accélération des cadences.
La lutte de classe
Comme partout dans le monde, le mouvement ouvrier égyptien remonte au début du développement industriel. Il est marqué par la fondation de l’entreprise qui reste la première grande société textile, Misr Spinning and Weaving Co : cette entreprise totalement intégrée, depuis la filature jusqu’à la confection, utilise le coton égyptien et à l’origine recruta les paysans de l’exode rural. Elle connut une grève dure en 1947, pour la reconnaissance d’un syndicat indépendant. Elle fut une des premières sociétés nationalisées par Nasser. Fin 1974, alors que se confirment les orientations libérales, les 40 000 travailleurs occupent l’usine pendant trois jours et ils obtiennent une augmentation de 9 à 15 livres égyptiennes par jour (de 1,30 à 2,50 euros) ; comme l’usine fait figure d’entreprise pilote, la mesure est étendue à tout le secteur productif d’Egypte. En décembre 1985, une nouvelle grève obtient des vacances payées d’une semaine et le doublement du salaire pour le travail du vendredi (l’équivalent du dimanche pour les musulmans) ; là aussi, ces concessions sont apliquées à tout le secteur public.
En septembre 1984, c’est dans une usine textile d’Etat de Kafr el Dawwar (ville de 500 000 habitants à 20 km d’Alexandrie) que 27 000 travailleurs sur les 80 000 du secteur textile de cette ville se mettent en grève contre une nouvelle législation aboutissant à une baisse des salaires. Toute la ville est bientôt en situation d’émeute. L’application de cette législation sera différée dans la ville jusqu’en 1991 et les subventions alimentaires y seront deux fois plus élevées qu’ailleurs. Toutes ces luttes montrent que, malgré son orientation nouvelle, le pouvoir veut ménager une base sociale dans une économie et une politique extérieure fortement obérées par les conflits du Proche-Orient.
Mais en 1993, les difficultés économiques persistantes et la poursuite de la politique d’austérité imposent, dans cette entreprise comme ailleurs, une reprise en main des concessions que la lutte de classe avait imposées. Un nouveau patron, nanti d’un conseiller spécial de gestion, et un nouveau conseil syndical sont imposés par le gouvernement. Un système de sanctions progressives est mis en place : pour la plus petite infraction, on supprime trois mois de prime ; et une journée de salaire pour une journée d’absence, trois jours de salaire pour deux jours d’absence, six jours de salaire pour trois jours d’absence...
Le 30 septembre 1994, 7 000 travailleurs sur 22 000 occupent l’usine ; lors d’une manifestation de soutien qui rappelle les émeutes de 1984 et à laquelle participent également les familles des grévistes, la police tire : 4 tués, 120 blessés, 96 arrestations dont des blessés dans les hôpitaux, être blessé étant considéré comme une preuve de trouble à l’ordre public. La grève cesse mais un comité d’investigation suggère la satisfaction de quelques revendications ; le président de la société est mis en congé illimité et le conseiller spécial démis. Il est évident que cette répression marque un point d’arrêt dans les résistances ouvrières et autorise le gouvernement à poursuivre sa politique.
Cela ne durera que quelques années. Une nouvelle vague de grèves va monter à partir de 2003 ; elle culminera en 2007. Ses caractéristiques, dans la lignée des luttes antérieures (outre qu’elles touchent les bas salaires et les conditions de travail, c’est-à-dire l’ensemble des conditions d’exploitation), concernent encore les entreprises d’Etat restructurées en vue de la privatisation ou après avoir été privatisées, le tout impliquant l’élimination des avantages qui y étaient liés.
Ces luttes joueront pourtant, contrairement à ce que l’on avait pu voir antérieurement, un rôle moteur, s’étendant du textile à d’autres secteurs publics et privés : chemins de fer, hôpitaux, métallurgie, routiers, mines... Parfois sporadiques, parfois plus intenses, ne se généralisant pas à travers une organisation - ni d’une organisation née de la lutte, ni de tentatives de coordination venant de groupes politiques ou religieux cherchant à utiliser le mouvement dans leur opposition au pouvoir politique.
Un conflit chaque jour
Toute une partie de ces grèves ont lieu sur un fond de luttes politiques intenses et d’élections marquées par une répression violente et une fraude généralisée par le pouvoir en place. Elles se reproduiront séparément, motivées par le durcissement généralisé des conditions d’exploitation et la baisse tout aussi généralisée du niveau de vie. Un ouvrier d’une manufacture de tabac décrira ainsi le démarrage de la grève suite à l’annonce d’une modification des conditions de travail : « Quand nous nous sommes mis en grève en 2006, de petits groupes se sont formés dans l’usine et alors nous avons débrayé. » On dénombrera ainsi 265 grèves en 2005, 222 en 2006 (avec occupations, manifestations, grèves de la faim...). En 2007, il y aurait au moins un conflit chaque jour, dont 56 en avril et 15 dans la première semaine de mai.
En décembre 2006, des conflits éclatent dans les cimenteries et l’automobile dans le secteur de Mahalla. Mais c’est la grève dans le complexe textile de l’Egyptian Company of Spinning and Weaving de Mahalla (27 000 travailleurs) qui va jouer un rôle moteur dans l’extension de la grève. Le 3 mars 2006, le Premier ministre avait promis à tous les travailleurs du secteur public une prime exceptionnelle de 100 livres égyptiennes (15 euros) qui devait se cumuler avec deux autres primes du même montant (la dernière augmentation du salaire mensuel de base remonte à 1984). Mais lors de la paie de décembre, seule une prime est payée au lieu de trois. Le 5 décembre, un groupe de travailleurs refuse la paie et, le 7, l’équipe du matin s’assemble dans un square proche de l’entrée de l’usine. La production déjà ralentie cesse totalement. 3 000 travailleurs sortent de l’usine et se répandent dans les autres usines textiles alentour : ils sont bientôt 10 000 rassemblés dans le square. Dans l’usine, les femmes du secteur tissage, où elles forment l’essentiel de la force de travail, se rendent dans le secteur filature, où dominent les hommes, en criant : « Où sont les hommes ? voici les femmes ! » La police appelée mais peu nombreuse n’intervient pas. Les grévistes refusent une première offre de vingt et un jours de prime et malmènent les plénipotentiaires de la direction.
Le soir, les ouvriers hommes ayant persuadé les ouvrières femmes de rentrer à la maison, 70 d’entre eux restent pour occuper l’usine. La police, ne sachant pas combien d’ouvriers occupent l’usine, n’ose pas entrer immédiatement ; l’eau et l’électricité sont coupées. Dans la nuit, craignant une attaque, les occupants lancent des appels de toutes sortes, y compris en faisant le plus de bruit possible, pour une sorte de mobilisation locale. Et, au matin se déroule devant l’usine une manifestation massive de 20 000 ouvriers, ouvrières, femmes et enfants : la police n’ose intervenir.
Au quatrième jour d’occupation, la direction offre quarante-cinq jours de salaire comme prime et avance une promesse de non-privatisation ; les travailleurs acceptent et suspendent la grève. En avril, une délégation de 100 travailleurs de l’usine veut se rendre au Caire, au siège du syndicat unique du textile GUTW, pour discuter des salaires et demander le remplacement du comité syndical de l’usine qui a fermement condamné la grève de décembre et soutenu la direction. La police confisque la licence du conducteur du car affrété à cet effet et empêche la délégation de prendre le train.
De janvier à mai
C’est qu’entre-temps (et ce qui autorisait cette démarche), la grève de Mahalla avait fait tache d’huile (sur fond d’agitation et de répression politique électorale). On ne peut qu’énumérer, sans donner de détails :
usine occupée par 2 700 travaillerus à Monofiya ;
4 000 en grève dans une usine textile à Alexandrie ;
le 30 janvier, à l’usine de Misr récemment privatisée, reprise par un capitaliste indien (filature et tissage), le paiement des primes est retardé de plus de six mois. Afin d’accroître la productivité, le nombre d’opérateurs sur une machine à filer est réduit de deux ou trois à un seul, ce qui déclenche la grève ;
le 30 janvier, à Kafr el Dawwar (11 700 travailleurs), à l’usine textile pas encore privatisée, le non-paiement d’une prime de quarante-cinq jours de salaires promise par le ministre des investissements déclenche la grève sur des questions de salaires et de santé. Les délégués syndicaux sont expulsés de l’usine et 1 000 ouvriers barricadés dans l’usine sont attaqués par la police ;
le 5 février, une grève à Zefta Textile Co se termine après paiement d’une prime de 45 jours de salaire ;
fin février, 3 000 travailleurs sont en grève deux journées à l’usine de conditionnement de volaille Cairo Poultry Co pour prime impayée ;
le 24 mars, à Alexandrie, dans une autre société textile privatisée en 1996, la moitié des 12 000 travailleurs sont en grève au sujet d’une attribution d’action et du paiement de dividendes promise lors de la privatisation mais pour lesquels ils ont été floués au profit des nouveaux dirigeants. Mais la grève est surtout motivée par la suppression des congés payés et des majorations de salaire pour le travail du week-end ;
début avril, 9 000 travailleurs d’une minoterie, Giza Grain Mill Company, sont en grève à Gizeh pour les salaires et faire annuler le transfert de leur production à une firme privée ;
le 7 avril, ce sont les éboueurs de Gizeh en grève pour leurs salaires qui attaquent les bureaux de la société et incendient les voitures des dirigeants ;
le 21 avril, 300 ouvrières occupent l’usine Mansoura Spanish Garment Factory et séquestrent le patron pour obtenir le paiement de 17 primes impayées depuis 1999. 200 y restent la nuit avec leurs enfants. Le 8 mai, alors que l’occupation dure toujours, elles rejettent la proposition d’un mois de salaire sur fonds d’Etat ;
le 4 mai, les travailleurs des transports du Caire menacent de se mettre en grève si leurs revendications ne sont pas satisfaites. La grève éclate le 10 mai et ne dure que deux jours, le gouvernement ayant cédé sur les salaires après que ces travailleurs eurent menacé de marcher sur la résidence du président à Héliopolis ;
rassemblement des travailleurs de l’Egyptian Atomic Energy Agency devant le palais présidentiel pour obtenir un contrat définitif ;
150 travailleurs d’une usine de levure alimentaire, Salam City, occupent leur usine trois jours avant que le patron cède sur leurs revendications ;
200 travailleurs d’une briqueterie occupent l’usine six jours contre la liquidation de l’entreprise ;
l’usine textile Abul Mukaren connaît dix jours d’occupation ; des poursuites sont engagées contre 20 grévistes.
Parallèlement, il y a des troubles dans les campagnes, suite à des tentatives de réoccupation des terres par les anciens propriétaires évincés par Nasser, tentatives appuyées juridiquement et policièrement par le gouvernement. Les militaires envoyés pour expulser les paysans se heurtent à de fortes résistances et on assiste même à des refus locaux d’intervention des militaires du rang. Souvent, une fois l’armée partie, les paysans réoccupent les terres.
On ne peut tout recenser ni donner des détails sur le déclenchement de toutes ces grèves, pas plus que sur leur déroulement et leur aboutissement. Fin juin, un communiqué d’un syndicat américain annonçait que 200 grèves étaient terminées mais ne disait rien sur celles qui pouvaient être encore en cours. Un autre communiqué venant d’Egypte annonçait au même moment que l’usine textile de Mahalla dont il a été question ci-dessus dans la grève de décembre 2006, menaçait de se remettre en grève le 21 juillet si ses revendications (démission du comité syndical, attribution de logements, prime augmentée de 25 % et modifications des cadences de travail) n’étaient pas satisfaites. La grève aurait été alors plus importante qu’en décembre. Il semble que des coordinations tentent d’y associer d’autres travailleurs de la région.
La lutte offre-t-elle des perspectives ?
Le gouvernement tente non seulement de réprimer occupations et manifestations mais également d’empêcher toute coordination entre travailleurs en lutte. En mai, il a dissous l’association CTUWS soupçonnée (certainement à juste titre) d’être un élément coordinateur dans ces luttes ; ses bureaux nationaux et régionaux ont été fermés par la police. Il apparaît certain que les animateurs de ces centres poursuivent la tâche qu’ils s’étaient donnée, mais dans des conditions bien plus difficiles étant donné la surveillance policière dont ils sont certainement l’objet.
Parallèlement différents activistes (groupes trotskystes, nassériens, Frères Musulmans) ont tenté, sans trop se mettre en avant vu la répression politique, de jouer eux aussi ce rôle. Toute une partie des revendications ouvrières, au-delà des revendications matérielles immédiates, ont forcément un caractère politique puisqu’elles remettent en cause les syndicats officiels, les privatisations et les mesures économiques décidées à l’échelle nationale ; elles peuvent aussi faire partie du programme des oppositions politiques qui, durement combattues, ont du mal à s’affirmer. Mais, si elles peuvent se servir des présentes luttes et jouer un rôle dans leur coordination, leurs objectifs ne sont pas du tout identiques et une certaine prise en mains peut, au mieux, dévier la lutte de ses propres objectifs et la faire temporiser vers une solution politique éventuelle ou, au pire, entraîner la répression des éléments ouvriers que la lutte aurait mis sur le devant de la scène.
Il est difficile de dire si la campagne de pétitions demandant, sinon la constitution de syndicats indépendants, du moins la réforme du syndicat unique ou la démission des comités syndicaux d’usine, est vraiment l’émanation des travailleurs en lutte (on a vu que ces tentatives se soldaient souvent par la répression ou la corruption). De même, une campagne de démissions massives du syndicat officiel semble avoir rencontré quelque succès. Mais, dans tout le secteur public, ces démissions ne seront sans doute pas enregistrées, car la syndicalisation y est quasi obligatoire et les cotisations syndicales sont prélevées par l’entreprise sur les salaires ; et seul le syndicat peut officialiser la démission en la transmettant à la direction pour faire cesser le prélèvement.
Actuellement, il est difficile de dire si la vague de grèves des six derniers mois va se poursuivre sous la même forme dispersée ou si elle va s’unifier dans un mouvement plus vaste, provoquant une crise politique, ou encore si elle va se tarir, dans le cas où le pouvoir aurait l’habileté de faire quelques concessions sans se lancer à chaud dans la répression. Cette répression est toujours à craindre après des conflits qui ont déplacé le rapport de forces capital-travail , et c’est une nécessité pour le capital de parvenir à une reprise en mains. L’exemple de la dictature militaire et l’état d’urgence au Bangladesh est là pour le prouver.
Comme nous l’avons souligné au début de cet article, les grèves dont nous venons de parler, comme celles de Chine, du Bangladesh ou d’Inde, notamment dans le textile, posent au plan mondial la question du rôle que jouent dans l’économie mondiale dite « globalisée » les productions à bas prix des pays en développement. Dans l’immédiat, on assiste à une compétition acharnée entre ces différents pays producteurs exploiteurs de leur force de travail. On assiste ainsi, lorsque des luttes locales ou le développement économique entraînent une revalorisation des salaires, donc des coûts de production, à un déplacement des industries à forte proportion de main-d’œuvre sous d’autres cieux où cette force de travail peut être exploitée plus avantageusement pour le capital. Le textile égptien subit cette concurrence des pays à moindre coût, pas tant à cause des bas salaires (il serait « bien placé » sur ce point) que parce qu’il doit compter avec des techniques de production obsolètes et une faible productivité, le tout hérité de la période capitaliste d’Etat.
La pression est d’autant plus forte sur les structures de production et sur les travailleurs auxquels des nécessités politiques avaient accordé quelques avantages sociaux. Pour conserver ses industries, et éventuellement en conquérir d’autres sur d’autres pays en développement, une modernisation et une pression sur les conditions d’exploitation s’imposent : la résistance des travailleurs, si elle persiste, posera inévitablement des problèmes politiques.
Ces problèmes seront à rattacher à la question plus globale des résistances ouvrières et à l’augmentation des coûts de production dans tous les pays concernés ; les déplacement d’industries à la recherche d’une main-d’œuvre plus facilement exploitable peu devenir plus difficile ; inévitablement, dans une telle situation, se poserait d’autres problèmes pour l’économie des pays industrialisés.
H. S.
A lire sur Internet : http://www.metamute.org/en/Egyptian... , un reportage sur la vague de grève en Egypte (en anglais).
ANNEXE 1 : Quelques chiffres
L’Egypte s’étend sur 1 million de km2 (presque deux fois la France), dont plus de 90 % sont désertiques.
Population :74 millions d’habitants, dont un tiers ont moins de 14 ans, 63 % de 15 à 65 ans et 4 % plus de 65 ans.
Le PIB par habitant est de 1 310 dollars (contre 30 000 dollars en France).
La consommation d’énergie par habitant est 6 fois inférieure à celle de la France
L’industrie fournit 33 % du PIB mais la force de travail se répartit en 40 % pour l’agriculture, 22 % pour l’industrie et 38 % pour les services
Ressources naturelles ; pétrole, gaz, minerais divers, phosphates.
ANNEXE 2 : « Tous les gens ont coopéré avec nous » (témoignage)
Témoignage de Jihad, ouvrier du textile de Ghazi el Mahalla :
« ...Nous n’avons pas fait grève seulement pour le salaire mensuel. Je veux tout simplement vivre, manger, respirer et apprendre comme tout être humain. C’est dans cette logique que nous avons cessé le travail. Nous ne reconnaissons pas le syndicat géré par l’Etat parce qu’il ne nous représente pas. Il n’y a pas en Egypte de syndicat qui représente les travailleurs.
Tous les gens ont coopéré avec nous de façon surprenante, particulièrement les femmes qui ont combattu à nos côtés dans les usines. Les gens ordinaires ont défié la police pour nous apporter de l’eau quand nous occupions l’usine et nous ont lancé du pain depuis le toit des maisons avoisinantes. Jamais une chose semblable n’était arrivée avant. Les travailleurs ont montré qu’ils avaient le pouvoir de changer l’Etat. Nous n’avons rien à perdre, nous sommes ici et nous n’allons nulle part... »
(The Socialist Worker, 7 avril 2007.)