mondialisme.org
Accueil du site > Ni patrie ni frontières > Documents utiles > Boukharine, l’Internationale communiste et l’analyse du (...)

Boukharine, l’Internationale communiste et l’analyse du capitalisme

vendredi 25 mai 2007

Mouvement Communiste Lettre numéro 24 mai 2007

REVUE CRITIQUE DE « L’ABC DU COMMUNISME » 90 ANS PLUS TARD : FAILLITE DE L’ANALYSE DU CAPITALISME FAITE PAR L’INTERNATIONALE COMMUNISTE

L’ABC du communisme est un texte utile encore aujourd’hui. Conçu afin de réunir en un seul ouvrage l’essentiel des convictions et des analyses du mouvement communiste de son époque, il correspond parfaitement à cette exigence. Son plan dévoile déjà la force et l’importance du document. Tout ce qui fait la spécificité théorique et politique de la Troisième internationale y est traité avec une profondeur suffisante : sa vision du capitalisme et de la trajectoire historique vers le communisme, en terminant par la critique de la Deuxième internationale sociale-démocrate.

Plus qu’un simple ABC, il s’agit bien d’une excellente tentative de formalisation programmatique de la pensée de la Troisième internationale. La totalité ou presque de ces thèses étaient, en effet, partagées par la grande majorité des partis et des groupes réunis dans la Troisième internationale, “ Communistes de gauche ” compris. On ferait un grave tort à Boukharine si l’on considérait son texte comme un simple compte rendu de circonstance sur la situation particulière du capitalisme à son époque, dans son pays, etc.

Son titre est éloquent. L’ABC s’appuyait sur des réflexions de fond menées par des larges secteurs de l’Internationale et se voulait “ programmatique ”. Sa critique du capital est bâtie sur une certaine lecture, très respectable au demeurant, des catégories de Marx. De plus, les idées qui y sont contenues (financiarisation ; guerre et crise permanente ; appauvrissement généralisé ; pillage des pays pauvres ; etc.) sont aujourd’hui largement partagées (souvent à l’insu de ceux qui les professent) par les gauchistes et assimilés. À l’époque de l’ABC, les idées bonnes ou mauvaises défendues par Boukharine étaient des forces matérielles puissantes, capables de modifier en profondeur “ le reste ” de la réalité. L’élément de la volonté et de la conscience étant aussi matériel que la réalité qui l’inspire. Aujourd’hui, la critique de ces idées vise en effet leur dépassement.

C’est pourquoi son examen critique n’est pas superflu pour tous ceux qui regrettent l’échec de l’extraordinaire vague révolutionnaire commencée en 1917 et qui cherchent à en comprendre les raisons autres que contingentes et pratiques.

La lecture critique qui en est proposée ici part d’un présupposé central : la défaite pratique de la révolution communiste a été précédée, puis amplifiée par la faillite théorique de la Troisième internationale. Faillite dans la compréhension de la dynamique du capitalisme, de l’État bourgeois et, par là, du rôle et de la trajectoire de la Deuxième internationale. Cette faillite s’explique pour l’essentiel par l’abandon non avoué du dense appareil catégoriel élaboré par Karl Marx et Friedrich Engels. Appareil qui va fonder la revue critique de l’ABC boukharinien.

Financiarisation versus usine mécanisée. Monopole et concurrence, rapports de propriété et rapports de production dans le capitalisme mûr

“ À tous ses disciples, Marx prescrivit, en guise de testament, d’étudier, avant tout, la vie telle qu’elle est ”, rappelle fort justement Boukharine dans l’introduction à l’ABC. Cette exhortation vaut méthode. Y compris pour nous en parcourant cet ouvrage. Cette méthode exige aussi que l’on observe le mode de production capitaliste là où son développement est le plus avancé. La première idée fausse de l’ABC concerne les capitalistes, détenteurs, selon l’auteur, du “ monopole sur les moyens de production ”

Ces capitalistes ainsi définis sont pourtant une espèce en voie de disparition en ce début de siècle. Le processus était déjà engagé en 1920, notamment là où le capital était le plus avancé, aux États-Unis. L’essor de l’actionnariat a séparé la fonction de la gestion de l’entreprise de la propriété privée des moyens de production. “ En 1865, la Bourse était encore un élément secondaire dans le système capitaliste ”, écrivait Friedrich Engels en mai-juin 1895 (complément et supplément au 3ème livre du Capital de Karl Marx). “ Suit une transformation progressive de l’industrie en entreprise par actions. Toutes les branches, les unes après les autres, succombent au destin ”, poursuivait-il. “ Le système des actions porte déjà en lui la négation de l’ancienne forme où le moyen social de production se présente comme propriété individuelle ”, soulignait Karl Marx (5ème section du 3ème livre du Capital).

La dislocation et la dissémination progressives de la propriété juridique et son éloignement des centres névralgiques de décision du capital sont deux clés essentielles pour appréhender le mode de production dominant dans sa nature de rapport social. Ici, il n’est plus question d’entrepreneurs à l’ancienne et de capitaines d’industrie, mais d’un commandement composé par plusieurs figures de direction. Figures spécialisées dans la gouvernance technique du procès de travail, la gestion financière et la gestion commerciale. Souvent chapeautées par un PDG lui-même salarié, les entreprises modernes de la grande industrie ont éloigné la grande majorité des actionnaires des centres de décision. En échange, ceux-ci, dont parfois les salariés, ont accès à une partie du profit de l’entreprise, les dividendes. Un point c’est tout.

Plus la propriété privée du capital est morcelée, plus s’affirme la domination du haut management effectivement aux commandes des sociétés par actions . Seuls ceux d’entre les actionnaires qui représentent le mieux le capital porteur d’intérêt, à l’instar des banques et des différents types de fonds d’investissement, ont réellement voix au chapitre aux côtés des managers. Les arguments de ces actionnaires d’un genre spécial sont d’autant plus écoutés et suivis par les directions des sociétés qu’ils prêtent de l’argent aux entreprises dont ils détiennent des participations. Par ailleurs, l’essor des hedge funds, en français fonds d’arbitrage, témoigne non pas d’un excès de liquidités dans la sphère de la circulation de capital mais au contraire de la capacité d’allouer plus efficacement le capital argent disponible. Le hedge est indifférent à la nation, au secteur, au type d’entreprise ou de placement. Sa raison d’être est précisément d’arbitrer entre toutes sortes de placements pour en tirer le maximum de rentabilité dans le délai le plus court. Ce sont des formidables agents de la péréquation des taux de profit car ils accélèrent les rotations et rapprochent les rentabilités des capitaux individuels à l’échelle de la planète. Naturellement, la poursuite de leur fin représente un surcroît de risque, donc, potentiellement, de déstabilisation du système.

L’économiste Patrick Artus, de Natixis, stigmatise à juste titre, en parlant des hedge, leur “ exigence déraisonnable de rentabilité de capital ”. La faillite de LTCM (Long Term Capital Management, hedge fund américain fondé en 1994), en septembre 1998, a entraîné une cascade de crises financières dans les dits pays émergents. C’est la “ mondialisation ”...

L’ABC, lui, reste cramponné à une vision des capitaux individuels archaïque et souvent caricaturale même pour son époque. “ Dans chaque pays, il n’y a plus qu’une poignée de capitalistes ”, résume Boukharine. C’est exactement le contraire qui se produit. Les détenteurs juridiques de portions de capital augmentent démesurément, jusqu’à toucher des secteurs des classes opprimées. En revanche, le capitaliste cher à Yvon Gattaz, président du Conseil national du patronat français (CNPF, aujourd’hui MEDEF) de 1981 à 1986, (cf. Mes vies d’entrepreneur, Fayard, 2006) et à Nicolas Sarkozy , lui, décline .

L’actionnariat populaire de gaullienne mémoire transforme-t-il les ouvriers en rentiers ou, pire, en capitalistes ?

Oui, si l’on se cantonne à définir le rapport de capital comme une affaire de détention juridique des moyens de production. L’auteur de l’ABC abonde dans ce sens en définissant les sociétés par actions des “ sociétés de capitalistes ” où, “ les petits actionnaires ”, quand il y en a, “ ne sont pas organisés ”. La plainte de Boukharine a été écoutée car, de nos jours, les petits actionnaires s’organisent en associations des minoritaires, des actionnaires individuels. Le “ petit porteur ” est un détenteur d’une parcelle bien réelle de propriété privée car, par la distribution de dividendes, il puise dans le profit. Donc, au sens juridique et formel du terme, c’est un capitaliste. Seul son pouvoir d’avoir une incidence sur les choix de l’entreprise s’avère relativement fictif. Les actionnaires individuels disposent de droits établis dans les statuts des sociétés et dans les législations des principaux pays capitalistes et, enfin, sont à l’origine, parfois avec les syndicats, comme aux États-Unis, de puissants fonds de pension.

Non, si l’on retient l’enseignement de Marx et d’Engels pour lequel l’élément fondateur de la division en classes est la dépossession réelle des moyens de production, l’impossibilité pour les classes inférieures de maîtriser le travail social, de façonner la coopération productive sociale à leur besoin de communisme et, par là, aux besoins et aux aspirations de libération de l’humanité tout entière.

L’auteur de l’ABC persiste dans l’erreur en opposant le capital financier qui amènerait inéluctablement au monopole, aux cartels et aux trusts, “ au libre jeu de l’entreprise, c’est-à-dire la libre concurrence ”. Le schématisme de cette conception est une nouvelle fois battu en brèche par la vraie vie du capital. Concurrence et monopole, anarchie de la production et plan ne sont pas ennemis. Leur combinaison ne se fait pas sans douleur, sans produire déséquilibres chroniques et crises périodiques d’intensité variable. Toutefois, d’un point de vue dynamique, tant que le prolétariat révolutionnaire n’aura pas éliminé le capitalisme, ces différentes tendances innées du mode de production dominant s’intègrent pour le meilleur dans la recherche du profit maximum en un minimum de temps, et avec un capital initial moindre.

La concurrence reste la colonne vertébrale du mode de production fondé sur l’accumulation de capital. Elle permet la meilleure sélection des capitaux individuels et le développement le plus rentable des forces productives. Et, par là, des forces motrices de la révolution communiste, le prolétariat . L’époque des révolutions bourgeoises est révolue. Le développement des forces productives ne se fait aujourd’hui que par extension et intégration du marché mondial.

Centralisation et concentration du capital, deux mouvements distincts. Pillages et extraprofits. Guerre et paix du capital. Mais la guerre permanente de la concurrence présuppose la mise en œuvre de toutes sortes de parades pour en atténuer les conséquences sur les capitaux individuels. La centralisation du capital en une poignée d’acteurs économiques dominants en est une, la planification la plus précise de l’activité productive en est une autre (cf. l’organisation industrielle fondée sur la production sans stocks), les nombreux moyens contracycliques de l’État en sont encore d’autres (dépenses publiques ; politique monétaire ; commandes de l’État, etc.), au même titre que les mécanismes et les instruments de plus en plus sophistiqués de gestion des risques par les marchés financiers.

La finalité commune du mouvement contradictoire du capital qu’est la concurrence reste l’accumulation de capital, dont la concentration est le “ corollaire ”, selon Karl Marx. Or, selon ce dernier : “ L’accumulation du capital social résulte non seulement de l’agrandissement graduel des capitaux individuels, mais encore de l’accroissement de leur nombre, soit que des valeurs dormantes se convertissent en capitaux, soit que des boutures d’anciens capitaux s’en détachent pour prendre racine indépendamment de leur souche ” (7ème section du 1er livre du Capital).

Ainsi, concentration et centralisation du capital ne sont pas synonymes. On peut très bien avoir beaucoup d’entreprises avec néanmoins des situations de monopole (ex. la téléphonie en France avec France Telecom et une pléthore d’autres acteurs de toutes tailles). L’accumulation de capital procède en même temps de la multiplication des capitaux individuels et de leur centralisation . Selon les phases, les époques, les aires géographiques et les secteurs d’activité, le mouvement concurrentiel du capital social voit prévaloir l’un ou l’autre. Boukharine n’appréhende pas cette réalité du capital. Il s’enfonce au contraire dans une vision approximative où, selon les besoins de la propagande, ce qui est stigmatisé est tantôt l’anarchie de la production capitaliste et ses inévitables et terribles crises de surproduction, tantôt la transformation des pays “ sous la domination du capital financier, en un énorme trust combiné à la tête duquel se trouvent les banques et dont le conseil d’administration est le pouvoir de l’État bourgeois ”.

Cette dernière image semble prévaloir par la suite, avec les considérations sur l’impérialisme : “ La politique de conquête que le capital financier mène pour les débouchés, les matières premières, les placements de capitaux s’appelle impérialisme. L’impérialisme sort du capital financier ”, synthétise Boukharine. Conformément à ce présupposé, l’auteur exfiltre la concurrence de la dimension nationale et la réaffirme dans sa version la plus simpliste et extrême dans l’arène mondiale. “ Le capital supprime jusqu’à un certain point dans chaque pays l’anarchie de la production capitaliste. Les entrepreneurs individuels se fondent dans un trust d’État capitaliste ”, estime-t-il. “ Mais avec d’autant plus d’acharnement s’engage la lutte entre les trusts capitalistes nationaux eux-mêmes ”, poursuit le théoricien bolchévik. Mais à quoi bon cette lutte entre nations capitalistes fortes ? Le pillage des richesses des petits pays, selon l’auteur : “ Les petits États périssent, les grands États pillards s’enrichissent, gagnent en étendue et en puissance ”. Mais, si l’on considère la longue trajectoire historique de l’affirmation de la dictature du capital sur le monde entier, le pillage et la rapine sont identifiés comme des manifestations d’un développement encore insuffisant du capitalisme et de son marché mondial.

Le pillage systématique a cédé la place depuis longtemps, dans le marché mondial, à la simple multiplication des échanges inégaux, fondés sur des hiérarchies bien établies - quoique sans cesse remises en cause par le mouvement concurrentiel des capitaux - entre pays, secteurs d’activité et entreprises appartenant à la même industrie. Ces hiérarchies se forment à leur tour sur la base des différentiels de productivité. Schématiquement, les pays, les secteurs et les capitaux individuels plus productifs auront le dernier mot en matière d’extraprofits.

Le plus souvent, en temps normal, ils ne sont pas amenés à faire appel à la force armée ou à la contrainte explicite. La tendance historiquement dominante est donc bien celle de l’intégration progressive et “ pacifique ” des marchés locaux, nationaux, régionaux, etc. En ces temps “ normaux ” pour les affaires, les dépenses militaires n’augmentent pas “ fortement ”. En dollars constants, elles ont baissé de 4 % à l’échelle mondiale entre 1988 et 2005 (cf. le site du SIPRI, organisme de recherche non lié aux lobbies militaires).

Les dépenses militaires de l’Amérique du Nord n’ont augmenté que de 4 % en 17 ans. En revanche, elles ont augmenté de 91 % en Asie du Sud-est, en raison du réarmement accéléré de la Chine et du Japon notamment. En cas d’éclatement d’une nouvelle guerre mondiale, il y a fort à parier que la mer de Chine en sera le théâtre et l’enjeu économique principal. Les experts militaires estiment que les États de la région - Chine et Japon avant tout - seront prêts à une guerre offensive dans une dizaine d’années environ. Pour l’heure, la guerre commerciale permanente suffit amplement...

L’échange inégal n’a rien à voir avec le prix de marché des marchandises. C’est une affaire de différentiel national de productivité. Le pays détenteur d’un appareil industriel plus productif fabrique des marchandises à plus faible coût de production. Il peut donc les vendre à un prix de marché inférieur à celui de marchandises équivalentes produites en conditions inférieures de productivité. Le pays plus productif, dans certains cas, peut aussi extraire un extraprofit lorsque le pays de destination de ses marchandises dépend complètement de ses livraisons. Mais, dans le cadre d’un marché mondial de plus en plus intégré, ces extraprofits ont plutôt tendance à se raréfier. Au fond, le principal reproche qu’on peut faire, avec les yeux d’aujourd’hui, à l’ABC ce sont ses systématisations qui se veulent définitives dans l’esprit de l’auteur. Au contraire, elles sont toutes issues d’extrapolations indues de l’aventure coloniale qui touchait à sa fin et de la guerre mondiale qui venait de se terminer. Le partage du monde devient ainsi une finalité en soi de puissances malfaisantes, dont le pouvoir relatif s’accroît à mesure de l’étendue géographique de leur domination.

Vous avez dit impérialisme ? La réalité de la division internationale du travail hier et aujourd’hui. La productivité du travail social au cœur de la question ouvrière Si l’on applique à la lettre cette idéologie, le point le plus haut de l’impérialisme a été atteint par l’Empire britannique à son apogée. En 1880, le Royaume-Uni était à l’origine de 40 % des exportations totales mondiales de marchandises. Dix ans plus tard, sa flotte commerciale affichait un tonnage qui dépassait celui de toutes les flottes concurrentes réunies. Encore en 1921, alors que la nouvelle puissance dominante capitaliste, les États-Unis, tend ses muscles, l’Empire compte 458 millions de sujets, approximativement un quart de la population mondiale de l’époque. Le quart de la Terre lui appartient.

Aujourd’hui, cependant que les altermondialistes, aveuglés et attristés par l’effondrement de l’Empire stalinien, se plaignent de la toute-puissance américaine, les États-Unis sont assis sur un territoire qui représente 6,5 % de la surface terrestre et leur population atteint avec difficulté les 5 % des habitants de la planète. Certes, leur monnaie domine le monde comme la livre autrefois. Et ses dépenses militaires sont égales à 40-45 % des dépenses cumulées en armements et en troupes des 189 États du monde. Toutefois, leur part dans le PIB mondial n’est que de l’ordre de 20 à 25 % du total. La part des exportations américaines dans le commerce mondial n’est que de 12 % alors que les 15 pays européens qui font partie de l’Union européenne depuis 1995, eux, alignent un pourcentage de 15,5 %.

Mais la donnée la plus étonnante concerne l’exportation de capitaux, caractéristique jugée essentielle dans la conception de l’impérialisme à la sauce Troisième internationale. “ Dans chaque pays capitaliste avancé, il se forme continuellement du capital en excédent, rapportant moins que dans un pays arriéré. Plus cet excédent est grand, plus on s’efforce de l’exporter et de le placer dans d’autres pays. Sous la domination du capital financier, l’exportation de capitaux atteint des proportions inouïes ”, lit-on dans l’ABC. Le pendant de l’exportation des capitaux serait pour Boukharine la mise en œuvre d’une politique des droits de douane musclée. Et ce afin de protéger des capitaux investis à des rentabilités plus faibles que dans les pays “ arriérés ”.

Une fois encore, à l’épreuve des faits, rien de tout cela n’a valeur de tendance de fond du capitalisme. C’est tout le contraire de ce que décrit l’ABC qui s’est produit. Les droits douaniers reculent partout dans le monde. Les uns après les autres, les pays baissent pavillon face au marché mondial. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) est devenue l’assise universellement reconnue où se négocient les réductions des barrières douanières. La Chine, la Russie et ses pays satellites, l’Inde, aires qui contiennent plus de la moitié de la population de la planète font irruption dans le commerce international et deviennent de plus en plus des marchés intérieurs solvables pour des marchandises importées d’ailleurs. Le processus de réunification du marché mondial s’est accéléré avec la débâcle de l’Empire russe. Les despotes chinois ont dû se résoudre à ouvrir leurs frontières aux capitaux et aux marchandises sous peine de suivre l’URSS dans l’abîme, ou, pire, d’essuyer une révolution prolétarienne d’une dimension et d’une intensité inédites. Mutatis mutandis, l’Inde a connu le même parcours. Pendant ce temps, les États-Unis et ses anciens compétiteurs les plus aguerris, les principaux pays de l’Union européenne, et le Japon, n’ont eu de cesse de s’affronter sur les marchés internationaux des marchandises et des capitaux. La concurrence mondiale ne s’est pas atténuée.

Elle a investi toutes les aires et elle s’est intensifiée dans chacun des pays. Les flux d’exportation de marchandises et de capitaux sont devenus de véritables grands fleuves déchaînés. La principale puissance mondiale n’a pas été épargnée. Loin d’imposer leurs marchandises dans le monde, n’en déplaise aux pourfendeurs des McDonald’s et du Coca-Cola, les États-Unis ont pris le train de la “ mondialisation ” en retard. Jusqu’à un certain point, leur marché intérieur leur suffisait. Les 40 groupes hexagonaux de l’indice boursier CAC réalisent environ deux tiers de leurs ventes hors de France. Les 500 sociétés américaines avec les capitalisations boursières les plus larges, elles, engrangent seulement 40 % de leur chiffre d’affaires à l’étranger. Encore plus incompréhensible pour les idéologues de la Troisième internationale, les États-Unis étaient, déjà à leur époque, en passe de devenir l’aimant de capitaux de loin le plus puissant au monde .

Cette capacité des Etats-Unis d’attirer les capitaux est d’autant plus vraie aujourd’hui. Les quatre dernières années, ce pays a absorbé 85 % des flux mondiaux de capitaux. Plus de 500 milliards par an en moyenne lui ont servi pour financer son budget fédéral. L’Asie et l’Europe ont été ses principaux bailleurs de fonds, suivis par la Russie et le Moyen-Orient. Depuis 1999, les pays dits émergents - pays capitalistes périphériques à fort taux de croissance - ont été exportateurs nets de capitaux vers les pays capitalistes mûrs ; et ce à cause de la hausse vertigineuse des réserves de change de leurs banques centrales libellées en devises fortes. L’exemple le plus éclatant : les réserves de change de l’institut d’émission chinois ont atteint les 1 000 milliards de dollars, dont plus de 70 % en produits financiers émis en dollars. En 2005, les États-Unis ont reçu de l’étranger des capitaux pour plus de 1 000 milliards de dollars. Parallèlement, ils en ont exporté pour moins de 500 milliards .

Ceci n’est guère le symptôme d’un passage à vide du géant américain. Il s’agit bien d’une tendance lourde qui, pour autant, ne signifie pas que nous assistons au déclin des États-Unis. Au contraire, l’afflux grandissant de capitaux indique plutôt l’énorme force productive dont dispose le capital américain. Les capitaux vont là où les garanties de rendement et de pérennité de l’investissement sont les plus grandes. Entre la crise cyclique de 2001 achevée au premier trimestre 2002 et la fin 2006, les 500 principales sociétés américaines dont les actions sont cotées à Wall Street ont terminé 16 trimestres sur 19 avec des croissances à deux chiffres de leurs profits trimestriels cumulés. La rentabilité des sociétés américaines est parmi les plus élevées au monde grâce à un fort taux moyen d’exploitation.

La productivité du travail des ouvriers américains fait des envieux dans les pays concurrents. Elle est à la fois l’expression d’une composition technique du capital très importante et d’un coût relativement bas de la main-d’œuvre. La sécurité de ses marchés est bien supérieure à celle de toutes les autres places financières. Le fait que le dollar soit la devise internationale largement dominante lui attribue des qualités particulières en tant que moyen de paiement sur le marché mondial. Ces données en vrac nous conduisent loin de l’ABC mais nous rapprochent des catégories de Marx. L’extorsion de la plus-value, alpha et oméga du mode de production capitaliste, est plus grande là où la concentration et l’intensité du capital sont les plus avancées. Le cœur de la reproduction du marché mondial n’est pas dans les pays pillés par les grandes puissances, mais dans les usines, les supermarchés et les bureaux des pays capitalistes mûrs. Dans le monde moderne, l’arme absolue de la domination réside dans la relation productive entre l’ouvrier collectif et le système automatique des machines. L’ouvrier est plus que jamais au cœur du mode de production dominant. Sa puissance productive collective se renforce avec l’accumulation de capital et avec l’accroissement de sa composition technique.

Etat-patron, Etat “ social ” et Etat gendarme. Retour sur l’intégration du réformisme ouvrier à l’Etat

La capacité de l’ouvrier collectif de générer du capital permet aux classes dominantes de développer les dépenses improductives contracycliques et de perfectionner et d’élargir les fonctions de l’État bourgeois. L’État n’est plus (s’il ne l’a jamais été) un simple exécutant du bon vouloir des patrons, “ rien qu’un instrument pour l’oppression et la répression de la classe ouvrière ”. Il devient patron lui-même, parfois en concurrence avec les capitaux individuels privés de son pays. N’en déplaise aux champions de gauche et d’extrême-gauche du service public, l’Etat-patron n’est pas meilleur que le patron privé.

Un exemple d’idées reçues ? Le secteur de l’électricité est souvent cité en exemple pour démontrer que le secteur privé n’investit pas. En Allemagne, les deux grands producteurs d’énergie de ce type sont privés depuis longtemps (E.ON et RWE). Etendant leurs activités dans les pays d’Europe centrale, ils sont en train de financer la modernisation des réseaux locaux à coups d’investissements colossaux (et, bien sûr, de rentabilités conséquentes). Aux États-Unis, malgré les pannes répétées en Californie, les réseaux électriques privés n’obligent pas les gens à s’éclairer à la bougie.

Enfin, pour la téléphonie, la déferlante des téléphones cellulaires et des liaisons Internet a imposé de réorienter le gros des dépenses sur les satellites et la fibre optique. Ici aussi, d’énormes investissements ont été consentis par les compagnies privées. Compagnies privées qui n’ont pas manqué d’être rackettées de plusieurs dizaines de milliards de dollars par les Etats européens quand il s’est agi de distribuer les concessions pour la 3G... L’État n’est ni un garant des dépenses utiles ni un gage d’efficacité des capitaux investis. Loin de là.

L’État engendre aussi, en puisant largement dans l’immense richesse produite par le travail vivant, les bases matérielles de l’intégration du réformisme ouvrier. Les anciens organismes indépendants de défense de la classe exploitée (syndicats ; mutuelles ; coopératives, etc.) sont chargés de la gestion de pans entiers de l’administration étatique. Ils sont introduits dans les rouages du pouvoir politique. Le réformisme perd sa qualité initiale d’expression autonome du prolétariat pour devenir réformisme d’État. Sa transformation n’est pas la conséquence d’une quelconque corruption de l’aristocratie ouvrière par la redistribution des miettes de l’aventure coloniale. Thèse défendue avec vigueur par les tenants de la Troisième internationale et, donc, par Boukharine : “ La bourgeoisie intéressait à sa politique coloniale une partie de la classe ouvrière, en particulier les ouvriers qualifiés ”. Et encore : “ L’aristocratie ouvrière... et les anciens chefs continuèrent longtemps leur trahison ”.

La classe ouvrière reste la même, y compris si ses conditions de vie se sont historiquement nettement améliorées. Elle n’a pas changé depuis les temps de Marx car le rapport direct de production la voit toujours à la même place subordonnée. Les prolétaires des pays capitalistes les plus développés ont le rôle essentiel à jouer dans le processus révolutionnaire. En revanche, comme l’avait envisagé le fondateur de la théorie communiste moderne, désormais la hausse du taux d’exploitation et la hausse du salaire réel et nominal des ouvriers peuvent avancer de concert pendant des longues périodes. Dans ce sens, le XXème siècle a été très fructueux pour le capitalisme. Le prolétariat, au contraire, a raté plusieurs occasions importantes de lancer un processus révolutionnaire mondial. Le fait incontestable que les gens, y compris les ouvriers, vivent mieux est positif sur le plan humain mais importe relativement peu si l’on se place dans la perspective de la révolution.

Boukharine, au contraire, croit entrevoir des événements de son époque, qu’il décrit dans l’ABC, le commencement de la “ faillite ” du capitalisme et de la social-démocratie “ traîtresse ” , un chômage grandissant, des prolétaires de plus en plus martyrisés et affamés , au même titre que des classes moyennes en perdition. Classes moyennes qui, par ailleurs, sont prises en bloc, sans la moindre distinction entre les nouvelles armées de travailleurs intellectuels salariés, dont notamment les techniciens et les ingénieurs au cœur de la grande industrie mécanisée, et les anciens bataillons de petits propriétaires et d’artisans effectivement dépassés et marginalisés par un mode de production plus moderne. Ainsi va aussi la guerre, conçue, à tort, comme la preuve ultime de la catastrophe vers laquelle court le capitalisme. “ Il n’y a plus que deux possibilités : soit une décadence générale, un chaos complet, une mêlée sanglante, une sauvagerie grandissante, le désordre et l’anarchie, soit le communisme ” (sic et simpliciter). Boukharine ne perçoit pas dans les conflits armés l’un des moyens les plus efficaces du capital pour relancer l’accumulation. La guerre est l’un des instruments contracycliques les plus communs... À la condition de la gagner ou de bénéficier d’investissements massifs des vainqueurs, bien sûr.

En soi, la guerre n’est pas une solution de survie du système. C’est sa préparation qui l’est. L’effort de guerre qui précède les conflits armés, l’envol des dépenses militaires et la militarisation de la société sont à coup sûr un formidable instrument de relance de l’accumulation de capital et de destruction des luttes du prolétariat. Pour faire la guerre et avoir une chance de la gagner, il est nécessaire que les usines tournent à plein régime et que les travailleurs acceptent de se faire massacrer.

Faillite de l’analyse du capitalisme de la Troisième internationale.

En somme, l’ouvrage de Boukharine est un témoignage clair de la faillite théorique de la Troisième internationale. Faillite qui s’accompagne du triomphe de l’idéologie d’intégration de la social-démocratie. Faillite enfin dont la pensée communiste ne s’est pas encore vraiment remise. L’exemple type est l’opposition “ socialisme ou barbarie ” avancée sans relâche par les partis de la Troisième internationale et rabâchée par ses épigones aujourd’hui encore n’est guère convaincante. Le socialisme ou la barbarie ne sont pas inéluctables. Nécessaire au développement du genre humain, le premier est inscrit dans le champ du possible. La seconde, elle, est moins probable que la poursuite et l’approfondissement de la domination du capital.

La thèse du triomphe de la Deuxième internationale et de la faillite de la Troisième part du présupposé que ces deux organes du prolétariat mondial, avant leur changement de camp, étaient bien différentes sur plusieurs points idéologiques décisifs. La Deuxième contenait une dialectique théorique autrement plus riche que la suivante et en repli par rapport à la précédente. Les positions politiques et les réflexions de fond sur la démocratie, la transition ou encore la trajectoire du capital de Bernstein, Kautsky et Engels, les trois poids lourds de la Deuxième, étaient extrêmement différenciées et souvent opposées. Trop souvent les “ ultragauches ” ont liquidé ces contradictions et cette grande richesse théorique en les assimilant de façon caricaturale. Seul un retour à Marx, à ses catégories, à “ l’étude de la vie telle qu’elle est ” et sans oublier de manier l’arme méthodologique du doute pourront redonner à la pensée communiste l’éclat de ses origines. Mais ceci est une autre histoire...

Transition au capitalisme. Transition au communisme. Eléments discriminants.

Faut-il donc jeter l’ABC aux orties ? Certainement pas pour la partie qui reste, et de loin, la plus intéressante de l’ouvrage. Celle qui fait référence à la société communiste et à la période de transition vers celle-ci. Cette partie est le produit direct de la réflexion menée à chaud, dans le contexte très heurté des balbutiements de la dictature du prolétariat en Russie, par le camp bolchévik. La fin de la circulation des marchandises et de l’argent y est clairement évoquée. On réitère la nécessité d’un plan général de la production et, dans un premier temps, de la répartition des biens. Le dépassement de la dimension de l’entreprise vers la constitution d’un “ grand atelier populaire embrassant toute l’économie générale ” est préconisé. On revendique à la société communiste une “ large culture ” pour “ tous les hommes ”.

En clair, l’ABC s’inscrit pleinement dans le long processus historique d’élaboration théorique de la transition du capitalisme à la société communiste et, par là, au communisme comme état achevé de la société sans classe. Malheureusement, sur plusieurs aspects, la tentative de systématisation est entachée des erreurs d’analyse soulignées dans cette lecture critique. La transition est essentiellement une affaire de distribution, de répartition égalitaire du produit social. On préconise effectivement l’étranglement de la marchandise car la circulation des produits est interdite : “ Ces produits ne sont pas échangés les uns contre les autres, ils ne sont ni achetés ni vendus ”. L’argent comme capital est déclaré inutile : “ Nul besoin d’argent ”. Mais des insuffisances graves subsistent quant aux transformations fondamentales du mode de production qu’il faudra absolument accomplir.

Dans l’ABC, on ne trouve aucune trace, d’une critique radicale du procès de travail, de la technologie et de la science tels qu’ils sont façonnés par le capitalisme. La réunion de toutes les énergies et moyens de production de la société semble suffire. L’objectif apparaît excessivement étriqué : organisation collective contre anarchie de la production. Plan et travail pour tous contre gaspillages et parasitisme social. Mais l’exploitation est un rapport social plus profond que cela. Il s’enracine dans la relation productive de l’ouvrier collectif au système des machines généré sous le capital. Relation qui fonde et approfondit la division entre ceux qui savent et ceux qui exécutent, entre travail de conception, travail intellectuel riche et travail mécanisé, appauvri par la répétition d’actes parcellaires.

Le culte immodéré de l’organisation déborde jusqu’à élire “ divers bureaux de comptabilité et offices de statistique ” à la “ direction centrale ” de la production sociale. “ C’est là que, au jour le jour, sont tenus les comptes de toute la production et de tous les besoins ; c’est là qu’on indiquera où il y a lieu d’augmenter ou de diminuer le nombre d’ouvriers et combien il faudra travailler ”, écrit Boukharine. Ces nouveaux bureaux d’études ressemblent furieusement à ceux institués par la grande industrie capitaliste mécanisée. Certains aspects du planisme bolchevique ne préfigurent pas le dépassement du capitalisme. Ils sont plutôt une simple reproduction des méthodes de celui-ci, notamment de celles mises en place par l’Allemagne pendant la Première Guerre mondiale. Les ouvriers, leurs instituts révolutionnaires, se retrouvent une nouvelle fois dépossédés de la capacité de définir collectivement ce qu’il faut produire, dans quelles quantités, de quelle façon et avec quelle organisation de la production. Chassé par l’insurrection prolétarienne, l’État, dans son essence d’administration séparée de la société, revient alors par la fenêtre des bureaux d’études.

Pas un mot non plus sur la nature radicalement différente du processus de sélection des besoins sous la domination du capital et dans la société communiste. Le capital les suscite uniquement s’ils se conforment et contribuent à renforcer le despotisme de la valeur. Pour les idéologues du capital, tout besoin est par définition individuel et doit impérativement se solder par l’échange marchand. Quand le monde sera débarrassé des classes, la notion de besoin en sera bouleversée. Les besoins se concevront d’emblée comme issus du collectif purement humain. Les exigences individuelles ne disparaîtront pas car les êtres humains sont différents, mais elles seront comprises et leur satisfaction assumée comme autant d’expressions de la volonté commune des hommes d’avancer ensemble.

C’est pourquoi, dans un premier temps, la hiérarchisation des besoins s’impose à la révolution sous la forme d’un plan qui réponde avant tout à l’impératif absolu de détruire le capital et ses relations sociales. Plan qui, pour rompre avec le passé et le présent de la planification capitaliste, ne pourra voir le jour qu’à la condition que le prolétariat conscient s’en empare au travers de ses instituts révolutionnaires. La révolution communiste n’est pas une rationalisation du système actuel. Elle signe au contraire son acte de décès. De ce point de vue, l’héritage de la pensée sociale-démocrate et l’influence idéologique grandissante de la grande industrie capitaliste pèsent lourd dans l’ABC. Certainement trop lourd pour nous, près de 90 ans après son écriture, après la faillite théorique et pratique des idées qui l’inspirent, et, enfin, après tant de décennies supplémentaires de dictature mondiale du capital.

Les mots du nouveau début.

De tout ce qui est dit ici on ne doit pas en déduire que le système est indestructible. Le prouvent les nombreuses révolutions ouvrières tentées, réussies puis défaites. Pourtant, le capitalisme ne mourra probablement pas tranquillement dans son lit, par sénescence. Il a démontré d’être capable d’aller de l’avant sur ses propres bases. Il fait preuve encore aujourd’hui d’une vitalité extraordinaire. Il serait dangereux pour les révolutionnaires de ne pas le reconnaître. Sous-estimer l’adversaire est immensément plus dangereux que son contraire.

Bruxelles-Paris, le 17 mai 2007

Pour toute correspondance écrire, sans autre mention, à : BP 1666, Centre Monnaie 1000, Bruxelles 1, Belgique. Consulter le site Internet de Mouvement Communiste : www.mouvement-communiste.com

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0