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Comment la Corée du Sud est devenue un « dragon » (I)

Un survol historique et le présent du capitalisme et des luttes

mardi 24 avril 2007

Le texte qui suit est l’intégralité d’un entretien que nous avons eu avec un camarade américain lors de son passage à Paris ; G. H. a résidé plus de quatre ans en Corée du Sud. Il y a eu de nombreux contacts avec des opposants, notamment syndicalistes, et a tenté de faire connaître les courants ultra-gauches occidentaux que des années de dictature et d’oppression avaient totalement occultés jusqu’à aujourd’hui (voir Gramsci, mythe coréen, lettre de ce camarade dans Echanges n° 91, p 74). Nous avons seulement ajouté des notes pour aider à la compréhension de points peu connus en France.

Je voudrais commencer par le passé, c’est-à-dire 1953 et la fin de ce qu’on a appelé la « guerre de Corée » (1).

G. H. : La fin de la guerre avait laissé un pays complètement détruit qui, avec une population d’alors 20 millions d’habitants, allait devenir en à peine trente ans ce qu’en termes capitalistes on appelle un « pays puissant ». Comment, partant de rien, a-t-il pu se hisser jusqu’à être ce qu’on appelait, il y a encore quelques années, un « tigre asiatique ». Peut-être la raison de cet essor tient-elle dans la surexploitation des travailleurs car, selon les statistiques, en 1995 - l’époque où on vantait en Occident le « modèle coréen », le produit national brut (PNB) était au niveau du pays le plus bas des pays d’Europe occidentale : la conclusion qu’on peut en tirer est une « puissance » en termes de production globale mais une « pauvreté » en termes de niveau de vie pour la majorité de la population.

La question que l’on peut se poser (tout en connaissant presque la réponse) c’est : d’où vient le capital qui fut nécessaire pour réaliser cette « performance ». Autrement dit une énorme accumulation de capital par la surexploitation intensive du prolétariat. Quelle est ton opinion à ce sujet ?

La Corée, d’une certaine façon, a copié le modèle japonais. Il faudrait refaire l’histoire de tout le développement social en Asie. Cela ne se réfère nullement au modèle keynésien (2) mais on se trouve devant un modèle spécial, dans lequel la famille au sens large est le soutien social de tous ses membres. Le Japon a connu un grand développement avec la guerre de Corée (armée américaine, bases, fournitures militaires de toutes sortes, argent, etc.).

Ce type de développement s’est retrouvé pour la Corée lors de la guerre du Vietnam (1965-1973). La Corée du Sud y a envoyé des mercenaires, les Etats-Unis subventionnèrent l’Etat coréen pendant toute la durée de la guerre et la Corée fournissait des approvisionnements et des bases arrières. C’est pendant cette période que des industries se sont développées dans l’armement, les véhicules et toutes autres sortes de produits de consommation courante. Pour ce faire, les Etats-Unis fournissaient une aide directe, d’autant plus conséquente que la Corée était dans la guerre froide et l’endiguement de la Chine et de la Corée du Nord une sorte de rempart, une position avancée de l’impérialisme américain.

Comment cette aide apparaissait-elle dans les structures du capitalisme coréen ?

Sous formes de crédits, de participations dans des joint ventures, de sous-traitance, de cession ou d’exploitation de brevets américains. Le système politique coréen garantissait l’exploitation d’une main d’œuvre très bon marché (3).

S’agissait-il de prêts ou de subventions ?

Tout passait par le système militaire américain sous toutes les formes possibles (4). C’est durant cette période que la Corée a commencé à se développer en une puissance industrielle notamment dans le sud autour des ports de Fusan, de Masan, etc. Les intérêts stratégiques de l’impérialisme américain passaient par le maintien d’un pouvoir fort en Corée du Sud, ce qui garantissait des conditions exceptionnelles d’exploitation d’un prolétariat rendu exsangue tant par les vicissitudes de la guerre que par les mutations de l’agriculture vers l’industrie. Dès 1948, Syngman Ree symbolisait une dictature où cette domination américaine s’accompagnait d’une corruption généralisée.

Pratiquement jusqu’à aujourd’hui, c’est ce même système qui a prévalu ponctué par des révoltes souvent étudiantes, des insurrections aisément attribuées à l’intervention de la Corée du Nord. La misère sociale (en 1960 le PNB par habitant était équivalent à celui de l’Inde), pouvait expliquer à elle seule ces mouvements, mais ceux-ci se coulaient inévitablement dans une opposition politique, la chute de la dictature et l’établissement d’un « régime démocratique ». En 1960-1961, un tel régime vit le jour, suite à d’imposantes manifestations étudiantes, mais un coup d’Etat militaire rétablit un régime dictatorial qui impulsa, dans les mêmes conditions de corruption économique et politique et de répression, un système capitaliste d’Etat axé sur des plans qui virent de profondes transformations dans l’économie coréenne tant dans l’essor industriel que dans les campagnes.

Veux-tu dire que la structure des conglomérats, les « chaebols » dont on parle beaucoup aujourd’hui furent mis en place à ce moment ?

Il ne s’agissait pas de « joint ventures » impliquant la participation directe du capital étranger, mais de structures économiques purement coréennes dans une totale interdépendance du pouvoir économique, politique et militaire. L’argent nécessaire au développement venait en partie d’emprunts sur le marché financier international (attractifs car garantis par la surexploitation d’une force de travail muselée par la dictature) mais n’impliquant en aucune façon un contrôle financier ou une possibilité d’intervention.

Seules quelques familles de capitalistes coréens en avaient la propriété, quelquefois même, une seule famille. Des liens étroits (plus politiques et militaires qu’économiques) avec les Etats-Unis faisaient que tout ce système fonctionnait dans l’intérêt de la puissance américaine dans cette partie du monde, mais cela n’impliquait pas une domination économique directe.

Les capitaux étrangers étaient-ils attirés par la promesse d’intérêts élevés ?

Dans tout ce processus d’industrialisation et de modernisation, le rôle de l’Etat était capital. L’Etat garantissait les prêts mais rien ne pouvait se développer sans son accord : même un « chaebol » ne pouvait aller chercher de l’argent sans l’approbation du ministre des finances. Le refus d’une autorisation d’emprunter à l’extérieur pouvait signifier la faillite d’une entreprise et tous ceux qui auraient tenté de se développer contre les intérêts de l’Etat (ou plus précisément les intérêts de ceux qui agissaient dans ce pouvoir) pouvaient être aisément éliminés. Ce contrôle étroit touchait tous les secteurs de l’économie y compris ceux qui assuraient la production de produits domestiques : toute expansion dans un secteur, toute diversification ne pouvait donc se faire contre ce que le pool étroit des dirigeants économiques, militaires politiques voyait comme ses intérêts parés de la qualité d’intérêts de l’Etat.

Finalement, sous une forme différente de celle par exemple de l’ex-URSS ou de la Chine de Mao, c’est un capitalisme d’Etat comme on a pu en voir bien qu’aussi sous une forme différente dans l’ère Meiji au Japon.

Exactement.

Comment s’est fait ce développement capitaliste d’Etat ? Dans l’orientation de l’économie vers un essor industriel, ciblait-on des productions spécifiques, par exemple vers la consommation intérieure ? Il semble, d’après ce que l’on a évoqué au début de cet entretien, qu’il existe un grand fossé entre la production pour l’exportation et la production pour la consommation intérieure. Quand on parle de la Corée, on évoque particulièrement ses exportations compétitives sur le marché international, mais bien peu la production consommée en Corée même, c’est-à-dire, en fin de compte, le niveau de vie des Coréens aujourd’hui.

Le développement industriel s’est fait dans deux directions. Le gouvernement a créé des monopoles. Chaque « chaebol » avait un monopole pour certains produits domestiques, production qui, sur un marché protégé, était en général de basse qualité pour un prix élevé. De même, les mêmes « chaebols » se voyaient concéder des droits pour une production destinée à être exportée, sans que cela soit connecté avec la production pour le marché domestique.

Dans une première phase, ce sont les industries légères (textiles, produits chimiques, électronique, etc.) grosses consommatrice de main-d’œuvre bon marché (misant plus sur le capital variable que sur le capital fixe) utilisant le plus souvent des licences technologiques japonaises.

Dans une seconde période ce sont les productions nécessitant des investissements en capital fixe qui apparurent : sidérurgie, voitures, chantiers navals, tout le secteur électrique ou électronique. Corrélativement, le marché international s’ouvrait aux produits coréens qui combinaient de bas taux d’intérêt, une main-d’œuvre peu coûteuse.

Il semble y avoir une certaine contradiction dans cette situation : comment les Etats-Unis, qui dominaient la Corée du Sud (des troupes d’occupation y furent maintenues longtemps en même temps que les pressions politiques de toutes sortes pour maintenir un gouvernement à la botte de l’impérialisme américain) pouvaient-ils laisser ainsi se développer un marché intérieur fermé en même temps que la conquête d’une telle place sur le marché international ? Cela semble totalement paradoxal, alors que partout dans le monde, la pression du capital, dont les Etats-Unis se font les avocats, essaie de briser par tous moyens les marchés fermés au nom de la « liberté du marché ». De plus, d’un point de vue purement économique, une telle situation d’une économie capitaliste d’Etat, c’est-à-dire en position de monopoles, peut-elle conserver longtemps une position unilatérale de puissance exportatrice n’important que des matières premières ?

C’est précisément ce qui a fini par arriver avec ce qu’on a appelé la « crise asiatique ». (voirCRISE FINANCIERE INTERNATIONALE : CRISE DU MODE DE PRODUCTION CAPITALISTE

Plusieurs facteurs ont fait que les exportations ont chuté assez brutalement et que tout le système qui pouvait fonctionner dans une économie en croissance constante s’est trouvé aux prises avec d’insurmontables difficultés, notamment l’endettement énorme (certains « chaebols » ont un endettement égal à 1 000 % de leur chiffre d’affaires, contre une moyenne de 200 à 300 % en Europe). La Corée veut alors rejoindre l’OCDE, c’est-à-dire s’intégrer dans le système d’échanges et de financement international, lequel organisme lui impose en retour l’ouverture de son marché intérieur et des restructurations drastiques.

N’y a-t-il pas eu aussi la pression des travailleurs qui, par des revendications de salaires notamment, font que les bas prix des produits coréens ne peuvent être maintenus. La surproduction est-elle le résultat de ce manque de compétitivité ou de la concurrence mondiale résultant du développement anarchique de certains secteurs (l’électronique par exemple) ?

Les deux à la fois, mais il faut souligner l’importance des grèves de 1987 (5) : de juin à septembre, on dénombra plus de 300 grèves (plus de 4 000 dans toute l’année), toutes très dures et l’objet d’une violente répression. Mais elles sont néanmoins une telle menace pour la « paix sociale » qu’elles constituent une pression pour une certaine libéralisation du régime dictatorial. Des luttes plus ou moins tolérées par le gouvernement, appuyé sur un syndicat officiel (le FKTU), voient se développer un syndicat clandestin, le KCTU, durement combattu ; mais, régulièrement, des « offensives de printemps » font que les salaires progressent chaque année.

En 1953, on pouvait considérer que les travailleurs étaient dans la quasi-impossibilité de se défendre et qu’une quelconque organisation syndicale était exclue.

On doit souligner que même avant la guerre de Corée, de 1945 à 1950, toute résistance ouvrière avait été écrasée par les militaires américains. Alors qu’ils avaient cru dans les promesses faites par les grandes puissances en 1943, « garantissant l’indépendance de la Corée » après la défaite du Japon (6), les Coréens se virent imposer deux occupations militaires dans un pays divisé : dans le Sud, protectorat américain, l’armée américaine fut, en 1946, l’agent d’une répression de manifestations et d’une grève générale, répression qui laissa des milliers de morts et d’arrestations.

Est-ce qu’on pouvait déceler dans ces luttes l’influence du Parti communiste et de l’URSS ? Ou s’agissait-il d’un mouvement indépendant ?

C’est certain qu’on pouvait y voir une influence de la Corée du Nord dans le réseau de « Comités du Peuple » constitués alors pour promouvoir l’indépendance de la Corée. Mais il est difficile de le dire car l’interprétation des événements de cette période dépend des positions idéologiques de ceux qui en parlent. Ce qui apparaît, c’est que des groupes populaires demandaient des réformes (qui pouvaient passer pour une sorte de « révolution »), essayant de briser l’espèce de système féodal qui préexistait. Des « nobles » possédaient toujours la terre et les paysans la revendiquaient alors qu’ils devaient verser des redevances élevées à des sortes de seigneurs.

C’est ce système archaïque qui prévalait entre les deux guerres maintenu par les Japonais et à la fin de la seconde guerre mondiale, jusqu’à la guerre de Corée. Il y avait alors une revendication très forte pour un changement complet de société. Une sorte de pré-bourgeoisie formulait une autre revendication, pour jouer un rôle identique à celui de cette classe dans le monde occidental moderne. Quelques autres plus radicaux pouvaient passer pour communistes mais ils auraient certainement été assassinés par les staliniens sous le régime imposé par l’URSS à la Corée du Nord. Sur tout cela plane une sorte de mystère, car les recherches sont si rudimentaires et incomplètes, surtout après la guerre de Corée où, en plus de l’hécatombe de la guerre, les Etats-Unis encourageaient les dirigeants placés par eux à écraser toute forme de résistance. Pendant toute cette période, Syngman Rhee, le protégé des Etats-Unis, pouvait utiliser tous les moyens pour se maintenir au pouvoir , « démocratiquement » en faisant jouer la corruption ou les accusations d’être à la solde de la Corée du Nord, soit l’intervention des militaires qui deviendra un phénomène habituel dans la vie politique coréenne. Toute cette répression constante fit qu’il fallut attendre une autre génération pour que des résistances puissent se faire jour.

On peut supposer que cette répression ne restait pas cantonnée aux sphères de la politique, mais aussi envers toute revendication de base dans les entreprises. Un point demanderait à être précisé. En avril 1960, suite à des élections truquées en faveur du clan de Rhee, des manifestations se généralisent dans les villes de Corée, essentiellement étudiantes. La loi martiale est proclamée : bilan avoué, 142 morts, de nombreux blessés et arrestations. Une brève « transition démocratique » se termine par un coup d’Etat militaire en 1961, dont le représentant Park va régner jusqu’à son assassinat en 1979, impulsant dans une corruption généralisée un développement économique et la modernisation du pays. De nouveau, les manifestations étudiantes et une nouvelle « transition démocratique » entraînent un nouveau coup d’Etat militaire. En 1980, alors que la loi martiale est proclamée, la ville entière de Kwangju (450 000 habitants) se révolte et après avoir attaqué les dépôts d’armes prend le contrôle de la ville. Comme les troupes régulières ont refusé de tirer sur les étudiants, ce sont les unités para spéciales qui reprennent la ville d’assaut, dans un véritable massacre dont personne ne peut donner l’ampleur.

Dans toutes ces manifestations et émeutes, on ne parle que des étudiants : quelle fut l’intervention des travailleurs dans ces événements ?

Même si, à Kwangju, on peut parler de révolte populaire, on ne peut citer des actions de base sur les lieux de production. A l’époque, il n’existe pas de syndicats d’opposition comme on en verra plus tard. Il faut dire qu’à l’époque de Syngman Rhee et de ses successeurs, depuis la fin des années 50, la dictature pesait particulièrement dans le monde du travail : organiser une grève pouvait être puni de mort. Et la répression pouvait viser de même toute tentative de résistance ouvrière organisée.

Cela explique les bas coûts de production en Corée : les travailleurs pouvaient être contraints d’accepter n’importe quelles conditions de travail.

Pourtant, à partir de 1960, des mouvements de résistance commencèrent à se développer mais les lois martiales successives ne pouvaient que les rendre plus difficiles et plus clandestins.

Ces lois martiales étaient-elles dirigées contre des expressions ouvertes de résistance ?

C’est difficile de le dire car les recherches sur ce point sont difficiles et on ne trouve pas d’informations sur cette période.

A suivre :

Comment la Corée du Sud est devenue un dragon (II)

Notes

(1) Colonisée par le Japon depuis 1910, la Corée fut divisée lors du partage du monde en 1945 conformément aux accords de Yalta de 1943 en deux zones d’occupation autour du 38e parallèle : Nord par l’URSS, Sud par les Etats-Unis, situation que la guerre froide a concrétisé en deux Etats ennemis autour d’une frontière artificielle. Une tentative de reconquête du Nord par le Sud en 1950 se termina en 1953 par un retour à la situation antérieure des deux Corées, laissant - officiellement plus de 2 millions et demi de morts (sur 30 millions d’habitants) et un champ de ruines.

(2) « Keynésien » se réfère à l’économiste britannique Maynard Keynes qui, après la crise de 1929, préconisa une intervention de l’Etat pour assurer le plein emploi par une politique fiscale et monétaire favorisant la consommation. On peut trouver un exposé et une réfutation de ses théories dans l’ouvrage de P. Mattick Marx et Keynes, les limites de l’économie mixte (Gallimard, 1972).

(3) Sous la domination japonaise, le Nord, proche de la Mandchourie avait été développé industriellement alors que le Sud restait agricole. A la fin de la guerre de Corée de 1950-1953, ce sous-développement et la misère conséquente s’accentua par un exode massif des populations du Nord.

(4) De 1945 à 1965, les Etats-Unis déversèrent en Corée du Sud une « aide » de 4,5 milliards de dollars (27 milliards de francs au cours actuel), dans un pays ne comportant alors que 30 millions d’habitants. Le relais fut assuré ensuite par les Japonais sous différentes formes.

(5) Voir sur ces grèves de 1987 une série d’articles dans Liaisons n° 3, 1988.

(6) Ce qui se passe en Corée à la fin de la seconde guerre mondiale est presque un remake historique de ce qui s’est passé à la fin de la première guerre mondiale. A cette époque, croyant dans les bonnes paroles de Wilson sur le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », un mouvement populaire essaya en mars 1919 d’impulser l’indépendance de la Corée. Le Japon, un des alliés de circonstance contre l’Allemagne, put alors en toute impunité exercer dans « sa colonie » une répression féroce (25.000 tués ou blessés, 50.000 arrestations), l’organiser en une base pour ses opérations en Chine et entamer une politique d’assimilation aussi brutale que violente faisant des Coréens des esclaves industriels ou paysans, militaires ou sexuels.

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