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De Cellatex à Moulinex, une explosion de violence sociale ?

mardi 26 janvier 2010

Cet article est paru dans Echanges n°99 (hiver 2001-2002).

(Une version non corrigée de ce texte circule depuis longtemps sur Internet. La version ci-dessous est conforme à celle publiée dans Echanges. Les corrections sont cependant formelles et ne touchent pas le fond ou le sens de l’article.)

Deux générations de travailleurs ont connu des transferts d’activités et les déménagements qui s’ensuivaient. Tout d’abord, voilà plus de quarante ans, les activités industrielles quittèrent les grandes villes, essentiellement Paris, pour gagner la campagne. Pendant toute une période, bien des sociétés y trouvèrent un profit : la mécanisation de l’agriculture « libéra » des masses d’ouvriers agricoles (plus de 30 % de la population française vivait de la production agricole en 1945, 10 % vingt ans plus tard et moins de 5 % aujourd’hui). Les salaires y étaient bien plus bas (alors, légalement, les salaires minimaux dans les petites villes pouvaient être jusqu’à 30 % inférieurs à ceux de la région parisienne) et les collectivités locales donnaient des avantages divers pour attirer les industries qui, disait-on, se « décentralisaient dans la chlorophylle ». De plus, ces mêmes sociétés pouvaient spéculer sur les terrains qu’elles abandonnaient et souvent on y vit fleurir, selon les concepts architecturaux spéculatifs de l’époque, cette profusion de tours et de barres, dortoirs à prolétaires et futurs ghettos des plus pauvres d’entre eux.

Dans les usines ainsi décentralisées, la main-d’œuvre, peu adaptée au départ au travail industriel était, relativement et pour un temps, plus facilement exploitable. Mais, même si les conditions de travail et les salaires n’étaient pas reluisants, c’était souvent préférable à la condition de travailleur agricole. Et, plus important, ces travailleurs et leur famille pouvaient rester près de leur pays d’origine. Ces transferts économiques ne soulevèrent guère de résistance dans les villes désertées par l’industrie parce qu’alors, il était facile de trouver un autre emploi et le taux de chômage était très bas. Economiquement, ce mouvement correspondait à la recherche d’une productivité plus grande par des coûts de production plus faibles, pour faire face à la compétition nationale et mondiale, en raison de la mondialisation des échanges qui se précisait.

Puis, à partir des années 1970, alors que ce mouvement de transfert se poursuivait, un autre mouvement vint se greffer sur cette première évolution des structures du capital en France. Il vit la disparition des industries de base dans les vieilles régions industrielles, en raison de la même mondialisation des échanges : les mines de charbon fermèrent progressivement, la sidérurgie et l’industrie métallurgique connurent des restructurations drastiques. L’emploi d’une main-d’œuvre locale peu mobile supposait autant que possible l’implantation d’industries nouvelles avec les mêmes incitations qui avaient été proposées pour les délocalisations à la campagne. Ce qui garantissait, en partie tout au moins, une certaine « paix sociale », tout en offrant, même si cela signifiait pour les travailleurs concernés la perte d’avantages, la possibilité de rester dans sa région d’origine.

Il est important de considérer cet aspect particulier des usines construites à partir des années 1950, dans de petites villes, soit de la campagne, soit de vieilles régions industrielles : elles sont souvent la seule usine et la seule possibilité d’emploi dans la région environnante et la fermeture devient une catastrophe locale, non seulement pour les travailleurs directement concernés mais aussi pour les sous-traitants et pour une bonne partie de la population travaillant dans le secteur de la distribution et dans l’administration.

On doit aussi considérer qu’une bonne partie des Français sont très attachés à leur origine et n’aiment guère émigrer hors de leur terroir d‘origine. Leur résistance éventuelle aux mutations est renforcée par le fait (corroborant cette sédentarisation) que, trouvant du travail quasiment sur place, ils y ont bâti leur foyer — maison, jardin… une sorte de confort relatif, acquis au prix d’un certain endettement, dans l’idée que cela, après des décennies d’existence de ces industries locales, durerait quasi éternellement. La fermeture de l’usine, dans une région où souvent, à des kilomètres à la ronde, il n’y a pas d’autres industries, signifie donc bien plus que la perte d’un emploi et entraîne un mélange plutôt explosif de réactions complexes contre un pénible bouleversement de la vie des travailleurs concernés.

La même évolution du capitalisme qui avait procuré du travail aux ouvriers agricoles expulsés par la mécanisation des fermes vers les industries délocalisées était déjà la conséquence d’une pression capitaliste mondiale. Dans les années 1980, les mêmes possibilités se sont offertes dans les pays dits sous-développés et le développement énorme de moyens de transports à bas prix a autorisé les mêmes sociétés à chercher d’autres délocalisations dans le monde entier. Elles y étaient d’autant plus contraintes que les productions de ces pays dits « en développement » pouvaient venir facilement concurrencer les productions locales : nous l’avons déjà évoqué pour les matières premières et les industries de base, et cela touchait désormais l’ensemble des produits industriels.

Les firmes françaises ne pouvaient échapper aux conséquences de cette évolution du capitalisme qui inondait le marché national de produits bon marché et les concurrençait victorieusement sur le plan international : ou bien elles devaient chercher une main-d’œuvre bon marché, ou bien elles devaient investir en capital fixe dans des machines plus modernes. C’était souvent pour les capitalistes une situation impossible : ils ne pouvaient imposer à leurs travailleurs les conditions de production des pays « pauvres », en raison des régulations et des résistances ouvrières, et il leur était difficile d’investir dans de nouvelles techniques (avec lesquelles l’augmentation de productivité n’était pas forcément suffisante pour soutenir la compétition et pour lesquelles, en raison précisément de leur situation délicate dans la compétition, il leur était difficile de trouver un financement). Cela signifiait aussi souvent passer sous le contrôle des banques et/ou être contraint de fusionner avec d’autres sociétés.

D’une manière ou d’une autre, les solutions, en termes capitalistes, ont signifié ce qui est devenu dans les dernières décennies une des clés de la rentabilité capitaliste : la restructuration, c’est-à-dire pour les travailleurs le chômage et la fermeture des usines les moins productives et les moins améliorables ; cela a pu aussi signifier la faillite et la fermeture de toutes les usines.

De toute façon, les travailleurs restaient totalement soumis aux impératifs capitalistes. En face de telles situations, la seule issue est de tenter de défendre les conditions de travail et le niveau de vie, avec d’autant plus d’acharnement dans le cas de ces premières usines délocalisées en France rurale. Ce n’est pas par hasard si toutes les menaces de recours à la violence ou de violence dans les conflits industriels sont survenus dans des sites industriels isolés ou déjà touchés par la disparition d’industries de base.

Une prise de conscience des réalités capitalistes

Un autre point doit être souligné pour expliquer un nouveau phénomène dans l’évolution des méthodes de lutte dans les conflits de classe. C’est l’évolution parallèle des mentalités parmi des ruraux qui traditionnellement restent plutôt conservateurs ; lors des premières délocalisations vers les campagnes, les capitalistes escomptaient trouver une main-d’œuvre docile et respectueuse procédant des traditions agricoles. Cette situation était particulièrement recherchée dans l’Ouest de la France, là où s’étaient implantées la plupart des usines Moulinex (ustensiles ménagers et électroménagers). Comme les politiciens nationaux et locaux pouvaient se targuer d’avoir joué un rôle dans ces transferts industriels « en douceur » et en garantir quelques bénéfices sociaux — principalement la possibilité de trouver du travail dans sa région d’origine et, ainsi, d’y rester —, il y persistait une croyance dans la possibilité, pour les politiques et les syndicats, d’influer sur l’évolution économique.

Mais cette croyance s’est érodée peu à peu lors des tentatives successives d’adapter le procès de production à la pression économique mondiale, ce qui a signifié pour les travailleurs la perte progressive de certains avantages, de plus dures conditions de travail et, finalement, différentes façons de diminuer les effectifs (non-remplacement des partants, retraites anticipées, utilisation des travailleurs temporaires ou à temps partiel, etc.) d’où un sentiment croissant d’insécurité. Toutes les explications se référant à la construction de l’Europe ou au commerce mondial étaient comprises comme un mal extérieur inévitable, contre lequel les « pouvoirs » politique ou syndical se dévoilaient pour ce qu’ils avaient toujours été : impuissants devant les « réalités » économiques et simples agents des mutations capitalistes. Toutes les possibilités antérieures de médiations dans les conflits de classe résultant des activités économiques n’ont plus été perçues, à l’aune de l’expérience accumulée, que comme complètement inefficaces et donc inutiles. Et la plupart des travailleurs pris dans ces bouleversements sociaux se sont trouvés contraints de se battre jusqu’au bout, le dos au mur, avec des moyens beaucoup plus radicaux.

C’est ce qu’une ouvrière de Moulinex exprimait avec de simples mots : « Pour les élections présidentielles, je ne voterai pas. Je renverrai ma carte d’électeur barrée en rouge avec l’inscription Moulinex. De toute façon rien ne peut aller comme ça. Après nous, d’autres suivront. Un jour, ça pétera. Et alors Mai 68 ressemblera à une promenade. »

Ce qui sonne, non pas comme une menace mais plutôt comme la constatation d’une situation qui n’est pas du tout exceptionnelle en France depuis plusieurs années et qui s’est accélérée dans la période récente. On peut penser que cette sorte de violence ouverte a commencé en juillet 2000 avec l’usine textile Cellatex (1) dans une région isolée du Nord de la France : c’était pour une bonne part l’œuvre de médias qui jusqu’alors avaient ignoré un grand nombre de faits similaires survenus auparavant et se trouvaient alors contraints de révéler les nouveaux soucis de la classe dominante et de ses auxiliaires, confrontés à ce soudain accès de violence d’un degré supérieur à ceux qui s’étaient produits auparavant.

Au cours des années précédentes déjà, spontanément ou de façon plus ou moins organisée (avec bien des réticences) par les syndicats, les réactions ouvrières contre les fermetures d’usines ou les restructurations et les licenciements qui en résultaient avaient impliqué un certain niveau de violence (occupation d’usines ou de bureaux, piquets barrant l’entrée des usines pour empêcher le déménagement des machines ou des marchandises, séquestration de dirigeants ou de responsables politiques, blocage des voies de communication, invasion de comités d’entreprise ou de conseils d’administration ou de réunions officielles destinées à chercher des solutions...). Même contrôlées par les syndicats, quelquefois organisées préventivement par eux avec des équipes soigneusement sélectionnées, parfois spontanées mais rapidement reprises en mains, toutes ces actions ont révélé que l’emploi des moyens « légaux » de lutte restent inopérants contre les conséquences économiques du commerce mondial dans ce « libre marché » dont les pouvoirs nous rebattent les oreilles. La pression d’une telle violence vise, contre les sociétés, les autorités locales ou nationales, à forcer l’Etat à « faire quelque chose » — soit agir contre la fermeture, soit obtenir de meilleures conditions en cas de licenciement (plus d’argent que le permet la stricte application de la loi, meilleures conditions de formation, reclassement dans d’autres sociétés...).

La dérive des restructurations et des fermetures d’usines et l’évolution des luttes

Si, auparavant, ont existé de telles possibilités d’amortir les conséquences des restructurations, avec l’aide de l’Etat ou des collectivités territoriales, peu à peu cela est devenu de plus en plus difficile. Les récessions économiques successives ont d’une part énormément augmenté le nombre des postulants, et d’autre part diminué les ressources qui pouvaient y être affectées (par exemple une réforme drastique de l’assurance-chômage a réduit considérablement les indemnisations en vigueur dans les années 1970).

Souvent, qui se trouvait placé dans ces situations avaient été contraint auparavant d’accepter les conditions imposées par les « plans sociaux », sous la menace soigneusement distillée de mise en faillite : d’où un perpétuel sentiment d’insécurité, entraînant un mécontentement croissant qui a pu aisément se convertir en une violence plus radicale. La finalité de ces combats ouvriers, comme ils ont fini par l’apprendre avec toutes ces mesures dilatoires visant à affaiblir leur combativité, n’a pas été de lutter contre une fermeture « inévitable », mais d’obtenir des indemnités de licenciement plus substantielles. Comme les travailleurs de Cellatex, ceux d’une des usines Moulinex condamnées menaceront de la faire sauter, avec pour seul slogan : « Du fric ou boum ».

En France, habituellement, un travailleur licencié peut obtenir de son employeur une indemnité fixée le plus souvent dans les conventions collectives, sinon par le code du travail. On peut résumer ces droits légaux comme suit — ce minimum étant le cas le plus fréquent :

— rien pour les travailleurs temporaires, à temps partiel, saisonniers ou les travailleurs permanents n’ayant pas deux ans d’ancienneté dans l’emploi ; une masse de travailleurs non négligeable, d’autant moins que les entreprises en difficulté ont souvent tenté de réduire leurs coûts de production en accroissant la proportion dans leur personnel de ces catégories précaires ;

— un dixième du salaire mensuel par année d’ancienneté pour les travailleurs ayant plus de deux ans d’ancienneté ;

— un quinzième du salaire mensuel en sus de l’indemnité précédente pour les travailleurs ayant plus de dix ans d’ancienneté ;

— quelques conventions collectives peuvent accorder d’autres indemnités plus favorables.

Comme les travailleurs de Cellatex ont obtenu, après leur menace de faire sauter l’usine en juillet 2000, une indemnité de 80 000 F en sus des indemnités légales, pour tous les travailleurs de l’usine quel que soit leur statut, ce montant (environ une année du salaire minimum), est devenu en quelque sorte — hors de toute référence légale — la revendication standard des travailleurs licenciés. Depuis l’aventure Cellatex, il y a environ un an et demi, plus de dix petites usines ont utilisé des menaces de même sorte, pour obtenir à la fois des indemnités de licenciement plus substantielles, des promesses plus sérieuses de reclassement ou de formation . La dernière de cette série a été une usine textile près de Lille (la filature Mossley à Hellemes, 123 travailleurs) (2) où une partie de l’usine fut incendiée et où les grévistes occupant l’usine commencèrent à brûler du matériel dans la rue. Après soixante et onze jours de lutte et d’occupation, ils ont obtenu à peu près ce que les « Cellatex » avaient obtenu un an auparavant.

Moulinex, c’est beaucoup plus important

Si la situation chez Moulinex paraît plus ou moins la même que dans les exemples précédents, elle est beaucoup plus complexe et beaucoup plus importante. Les conflits les plus récents de ce genre sur les restructurations ou les fermetures d’usines touchant des firmes de plus grandes dimensions ont été traités soit à l’intérieur du trust lui-même (par exemple la multinationale de l’alimentation Danone fermant certaines biscuiteries sous la marque Lu avec un plan social interne), soit avec l’intervention de l’Etat garantissant un nouvel emploi (par exemple pour les travailleurs d’AOM-Air Liberté pris dans la tourmente de la déroute de la compagnie suisse Swissair), soit par le rachat total par une autre firme (tous les magasins de France de Marks et Spencer rachetés par le trust de la distribution Galeries Lafayette avec une promesse de réemploi sans licenciement) (3). On a pu voir ainsi la différence de solution en cas de fermeture d’usines selon l’importance de la firme (et sans aucun doute la crainte de réactions semblables à celles de Cellatex, mais d’une autre dimension). Il s’agit toujours de contenir la lutte dans le cadre de la légalité, pour autant qu’une solution soit envisageable pour les travailleurs concernés leur évitant le chômage, quoiqu’ils puissent être contraints d’accepter de plus mauvaises conditions de travail.

Moulinex n’était ni une petite entreprise ni une multinationale, la plus grande partie des usines se trouvant en France. Tout d’abord une firme familiale fondée il y plus de soixante-dix ans et s’étant développée dans les trente années de prospérité capitaliste (les fameuses « trente glorieuses ») après les années 1950 et qui devint le leader dans les appareils ménagers, électroménagers et les divers équipements de cuisine. La firme avait utilisé les possibilités mentionnées au début de cet article pour localiser ses usines dans les petites villes de campagne et principalement dans l’Ouest de la France, précisément dans une région très conservatrice, avec en arrière-plan une forte influence catholique. Il y a eu lors du développement des difficultés économiques des discussions reprochant à cette firme familiale de ne pas avoir été capable de se moderniser à temps pour faire face à la concurrence mondiale, principalement asiatique, en d’autres termes reprochant aux propriétaires d’être de mauvais gestionnaires capitalistes. Même si Moulinex avait récemment établi des filiales aux Etats-Unis (Krups), au Mexique (Vistar), en Espagne et en Egypte, l’essentiel de ses activités restait en France, en termes de production et en termes de marché. D’autre part, soutenir la concurrence nécessitait plus de capital, plus d’emprunts auprès des banques, c’est-à-dire de se plier aux impératifs des banques qui, à l’instar du FMI vis-à-vis des Etats, exigent des restructurations avant de délier leurs bourses.

Il y a eu ainsi pour Moulinex différentes tentatives de surmonter les problèmes qui s’accumulaient ; la firme a dû procéder aux sempiternelles restructurations, génératrices d’inquiétudes pour les travailleurs et, finalement, beaucoup plus inquiétant, fusionner avec un concurrent, Brandt, société elle-même filiale d’une holding italienne, El.Fi, le quatrième groupe européen de l’électroménager (les frères Novicelli) qui, à la fin de cette opération en l’an 2000, détenait 74 % du capital du groupe Brandt-Moulinex. Apparemment, la situation de cet ensemble n’était nullement catastrophique : d’avril à décembre 2000, le chiffre d’affaires avait progressé de 5,50 % par rapport à l’année précédente ; mais ces résultats dissimulaient une distorsion entre les ventes réalisées par les usines françaises, qui chutaient de 6,7 %, alors que celles des usines extérieures s’accroissaient de 18 %. En 2001, cette tendance s’est renforcée, alors que les pronostics pour les Etats-Unis se révélaient plutôt sombres. Dès lors, la multinationale, intéressée uniquement par la rentabilité globale, considérait Moulinex comme le mouton noir de son empire, qu’il fallait restructurer ou dont il fallait couper le bras malade.

Les grandes manœuvres du capital et de ses auxiliaires

Les travailleurs de Moulinex, déjà alertés par moult plans sociaux et par la fusion avec Brandt, ont été laissés pendant sept mois dans une incertitude très angoissante. Ils savaient qu’ils devraient faire face à une inévitable restructuration mais ignoraient sa nature et sa dimension. Le 25 avril 2001, la sentence tombe : le groupe Moulinex-Brandt propose le regroupement total des seize usines françaises (11 000 travailleurs sur un total de 22 000 travailleurs européens) avec la fermeture définitive de trois usines les deux plus importantes en Normandie et l’autre dans le Nord de la France :

— Alençon (Orne), 1 100 travailleurs, l’usine mère, la première à avoir été en activité, fabriquant du petit électroménager dont la production serait en partie transférée au Mexique (fers à repasser) ;

— Cormelles-le-Royal (Calvados), 1 100 travailleurs fabriquant des fours à micro-ondes dont la production serait totalement abandonnée parce que perdant de l’argent et ne pouvant soutenir la concurrence asiatique ;

— Lesquin (Nord), 700 travailleurs fabriquant des frigidaires dont la production serait transférée en Pologne.

Les syndicats ne pouvaient que refuser ce plan de restructuration, car les travailleurs des usines condamnées se mirent aussitôt en grève avec occupation. Jusqu’aux vacances du 21 juillet, toutes les usines Moulinex connurent une production chaotique et quelques-unes d’entre elles : Alençon, Bayeux, Cormelles, Falaise (toutes en Normandie) restèrent souvent totalement fermées et occupées. A la fin des vacances, la situation ne s’était guère améliorée, même si les syndicats tentaient de reprendre le contrôle de la lutte — avec par exemple une grève de deux heures le 25 août. Mais bientôt le mouvement échappait à leurs tentatives de régulation : dans la nuit du 29 août, l’équipe de nuit à l’usine d’Alençon recommença l’occupation, érigeant des barricades pour bloquer l’entrée de l’usine. Les occupations recommencent ailleurs, dans la plupart des usines Moulinex dont la production est alors totalement bloquée.

La réplique du groupe Moulinex-Brandt, suite au refus de la holding italienne de mettre plus d’argent dans la restructuration envisagée avant les vacances, fut de se mettre en faillite avec la désignation d’un administrateur séquestre. Certains accusèrent les banques d’avoir condamné Moulinex en refusant d’accorder un nouveau prêt, mais apparemment la responsabilité était partagée non seulement entre les vrais propriétaires (les frères italiens et le milieu financier), mais certainement avec d’autres industriels intéressés par le démantèlement du groupe Moulinex pour acquérir une position dominante dans cette branche d’activité. Naturellement les travailleurs étaient totalement abandonnés dans cette opération. Les syndicats et les autorités locales ont tenté de présenter des plans alternatifs pour maintenir les usines en activité, plans plus ou moins viables principalement parce que ni les uns ni les autres n’avaient le pouvoir de lever les contributions financières nécessaires à leur mise en œuvre — outre qu’ils allaient certainement à l’encontre de visées financières plus importantes. Il était bien évident, considérant les interventions étatiques ou multinationales dans les restructurations déjà évoquées qui se déroulaient au même moment à grand renfort de publicité (précisément parce que les médiations politiques ou syndicales pouvaient prétendre avoir trouvé une solution pour les travailleurs), que les possibilités d’action des travailleurs étaient assez limitées si toutes les usines devaient être fermées en cas de faillite. La situation chez Moulinex risquait de devenir explosive. Au même moment, dans une opération bien concertée, le bruit était répandu, un peu partout dans les médias relayant les syndicats et les allées du pouvoir, que l’entreprise pouvait être vendue, en tout ou en détail, et que bien sûr il importait pour les travailleurs de ne pas « décourager un éventuel repreneur » : cela paraissait « raisonnable » et, à l’appel des syndicats, toute grève et occupation cessait le 10 septembre 2001.

C’était pourtant le seul but de l’opération : amener les travailleurs à baisser les bras et accentuer leur angoisse démoralisante en les embarquant dans des spéculations sans fin sur la « confiance » qu’on pouvait avoir dans les prétendants à la reprise, alors qu’ils n’avaient en fait aucun moyen de juger de la solidité desdites propositions. Sauf à faire confiance à la parole des syndicats et des autorités, qui n’avaient d’ailleurs pas plus de moyens d’en juger malgré leurs prétentions — mais cela leur permettait de se remettre en selle dans le rôle qu’ils tenaient parfaitement dans cette tragicomédie. Ainsi depuis le 10 septembre, et pendant plus d’un mois, toutes les usines Moulinex étaient supposées travailler « normalement », mais pourtant avec des arrêts dus à des problèmes d’approvisionnement ou avec une production réduite ; les travailleurs réduits ainsi au chômage technique restaient indemnisés. Ils paraissaient, peut-être sans trop y croire, persuadés qu’ils ne devaient pas troubler le « jeu de la reprise » même s’ils suivaient les sempiternelles manifestations de rue appelées et contrôlées par les syndicats pour « faire pression » en vue d’un règlement (sur lequel ils n’avaient pourtant aucun pouvoir).

Les syndicats « informaient » régulièrement, avec commentaires, les travailleurs sur les hauts et les bas des négociations en cours pour donner aux travailleurs un nouvel exploiteur (seulement d’ailleurs les miettes que les négociateurs voulaient bien leur jeter en pâture). Après maints et maints palabres c’est-à-dire spéculations financières, l’administrateur provisoire accepta la dissociation des deux firmes Moulinex et Brandt et la reprise de Moulinex par son principal concurrent en France, le groupe SEB, Brandt restant dans le holding italien El.Fi.

L’annonce de cette « fin heureuse » précisait que SEB était plus intéressé par les filiales étrangères de Moulinex, ce qui lui permettait d’avoir des bases de pénétration en Amérique du Nord et en Amérique du Sud ; comme SEB avait déjà des usines en France opérant dans les mêmes secteurs que Moulinex, il n’était pas difficile de deviner les non-dits de l’accord de reprise. Pour les travailleurs de Moulinex, c’était un nouveau plan de restructuration, plus ou moins copie conforme de ce qui avait provoqué l’explosion de la grève du 27 avril : ils avaient seulement changé de patron pour la mise en œuvre de la guillotine. Les deux principales usines du groupe, Alençon et Cormelles, restaient définitivement fermées et les autres devaient subir des « dégraissages » plus ou moins importants.

La révolte des laissés-pour-compte

Les travailleurs de Moulinex avaient perdu six mois de lutte et avaient été menés en bateau uniquement pour émousser leur combativité et les amener à avaler la pilule. Il ne leur restait plus qu’une seule issue, alors qu’il était évident qu’ils ne pourraient plus empêcher la dislocation du groupe et les fermetures d’usines. Tout comme les travailleurs de Cellatex, leur seule lutte se résumait maintenant à se battre pour obtenir des indemnités de licenciement plus substantielles et des promesses plus sérieuses de reclassement. Le jour même de l’annonce de la reprise et des intentions du repreneur, les usines condamnées d’Alençon et de Cormelles étaient de nouveau occupées et bloquées. Les revendications étaient exactement ce qu’avaient obtenu les Cellatex : 80 000 F en sus des indemnités contractuelles légales pour tous, quel que soit le statut.

Comme les discussions menées par les syndicats et les actions légales ne conduisaient nulle part, après vingt jours de palabres, les travailleurs de Cormelles-le-Royal prirent le mors aux dents et mirent en place spontanément ce qui dans leur esprit était dans la ligne de ce qu’avaient fait les Cellatex. Cette méthode radicale de lutte ne s’étendit pas à Alençon, où la CFDT pouvait se prévaloir d’une plus grande influence, qui lui permettait le maintien de la lutte dans ses limites légales. Cormelles allait bien au-delà ; le 13 novembre, les travailleurs de cette usine (qui devait être fermée définitivement, avec plus de 1 100 licenciements), qui l’occupaient déjà, empilèrent à différents endroits stratégiques des produits inflammables (bouteilles de gaz, bidons d’essence, autres produits chimiques…) et affichèrent clairement leurs intentions avec une banderole proclamant fièrement : « Du fric ou boum ! ».

Et, pour montrer leur bonne volonté, exactement ce qu’avaient fait les Cellatex en déversant de l’acide sulfurique dans la rivière ou comme ceux de Mossley en confisquant le stock et peut-être, pour certains, en incendiant une partie de la filature (mais là, à la différence des autres luttes, cet incendie ne fut pas revendiqué), ces travailleurs de Moulinex mirent le feu à certains bâtiments de « leur » usine. Naturellement cette action fut immédiatement dénoncée, notamment par le ministre socialiste des Affaires sociales. Mais, en même temps, un sondage effectué parmi la population montrait un soutien à 90 % de l’action des travailleurs de Moulinex.

Personne ne tenta de les arrêter alors que les discussions continuaient avec les autorités pour tenter de régler le « problème ». Les différences dans les méthodes de lutte à Alençon et à Cormelles peuvent être perçues dans le fait que la police n’intervint nullement à l’usine de Cormelles, alors que dans le même temps, elle intervint brutalement pour empêcher les travailleurs d’Alençon entraînés par la CFDT d’envahir le siège du Medef à Paris (c’était là le type même d’objectif traditionnel de la part des syndicats). N’importe comment, c’est l’action des travailleurs de Cormelles et certainement la crainte que leur méthode de lutte ne s’étende aux autres usines Moulinex qui accéléra le règlement du conflit, lequel intervint dans la semaine même. Mais aussi, comme d’habitude, comme cette forme de lutte restait circonscrite à une seule usine, cette solution était prise de manière à diviser les travailleurs concernés d’une façon sensiblement différente de Cellatex.

Cet ultime « plan social », accepté par tous les syndicats, à l’exception de la CFDT qui ne voulait pas perdre la face à Alençon pour avoir modéré les troupes, autorisait SEB, le nouveau patron de Moulinex, à licencier 3 700 travailleurs sur 5 600 avec la fermeture définitive, entre autres, des usines d’Alençon et de Cormelles et des coupes sombres dans les autres usines. Les travailleurs devaient, en cas d’accord, évacuer immédiatement les usines occupées pour que la production puisse reprendre. Le montant des indemnités supplémentaires, contrairement à ce qui avait été obtenu chez Cellatex, n’étaient pas les mêmes pour tous les travailleurs, variant en fonction de l’ancienneté de 30 000 à 80 000 F. Comme le « plan social » devait être accepté par les travailleurs en grève, cette division en fonction de l’ancienneté fut accentuée par un vote par usine et non par un vote global. Le résultat du scrutin était en quelque sorte connu d’avance. Comme la CFDT avait refusé de signer le « plan social » en raison de sa position dominante à Alençon, elle ne pouvait faire dans cette usine autre chose qu’un baroud d’honneur. Les syndicats maintinrent pendant quelques jours l’occupation, sans rien changer à ses méthodes légales de lutte, et continuant d’exercer le strict contrôle de cet ultime combat.

Une forme d’action directe pour une revendication immédiate

Par pure coïncidence, les menaces des travailleurs de l’usine de Cormelles intervinrent alors que se développait l’offensive guerrière « contre le terrorisme » qui suivit les attentats du 11 septembre contre les tours du World Trade Center à New York. Mais personne ne se risqua à établir des parallèles et à qualifier ces menaces et leur commencement d’exécution de « terrorisme ». De nouveau, comme pour Cellatex, quelques commentaires dans des milieux divers parlèrent de luddisme et de luddites, considérant plus ou moins ces actions comme des combats contre la technologie et l’utilisation des techniques par le capitalisme. Comme nous l’avons déjà souligné dans des articles précédents, le combat des luddites n’était nullement idéologique : c’était une lutte de classe contre les exploiteurs utilisant sélectivement la destruction des machines pour obtenir de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail, destructions visant non pas tous les patrons (ce qu’aurait été une logique anti-technique), mais seulement ceux qui refusaient d’appliquer de meilleures conditions déjà concédées ailleurs.

Le courant de violence qui se manifeste en France depuis près de deux années maintenant, seulement dans le cas de fermetures d’usines en vue d’obtenir plus d’argent est très similaire à ces actions des luddites mais n’a rien à voir avec l’idéologie que l’on essaie d’y plaquer. C’est seulement, et seulement cela, un moyen de lutte, plus radical et naturellement plus efficace que les moyens légaux, les seuls que peuvent préconiser et tenter d’imposer les syndicats, quels qu’ils soient, à cause précisément de leur existence et activité légales.

Naturellement, il serait complètement faux de considérer ces actions comme une sorte de poussée révolutionnaire. Mais le recours à des méthodes violentes a une signification. Si ces luttes transgressent les formes de médiation et brisent avec les méthodes traditionnelles préconisées par les syndicats, ces derniers sont encore reconnus comme capables de discuter avec les représentants du capital pour fixer les conditions d’une solution du conflit. Pas n’importe quelles conditions bien sûr. Les solutions doivent être soumises au vote des travailleurs concernés, mais les syndicats, même contraints d’endosser d’une certaine façon les revendications de base défendues par des méthodes qu’ils réprouvent, ont toujours, comme on vient de le montrer pour Moulinex, des possibilités de manipulation, à la fois pour prévenir quelque extension du conflit hors des sentiers battus et pour imposer des solutions bâtardes. Mais ils dansent sur une corde raide. Les propos d’une ouvrière de Moulinex citée plus haut montrent que cette possibilité d’extension n’est pas pure utopie.

Il est nécessaire de replacer de tels événements dans le processus dialectique des relations capital-travail. Sur le plan économique d’un tel conflit, si l’on considère ce que le capitalisme (firmes et différentes instances gouvernementales) doivent payer pour une solution des problèmes actuels au-delà de ce qui est considéré comme tolérable pour la maintien du taux de profit, le fait qu’ils soient contraints par la lutte de classe de verser d’importantes sommes pour le maintien de la paix sociale peut être vu comme un frein aux tentatives permanentes pour enrayer le déclin du taux de profit du capital.

Il n’y a pourtant aucune raison de pavoiser. Si, dans les limites dont nous venons de parler, cette violence peut être considérée comme une manifestation de l’autonomie ouvrière, celle-ci n’est, pour autant qu’elle reste dans certaines limites, qu’une partie du processus dialectique entre l’action ouvrière et la constante répression du capital. Que ce soit dans l’intervention des syndicats ou de la police, cette répression essaie de faire face à une situation globale (dans la mesure où chacune de ces actions peut être considérée comme le témoignage d’un rapport de force plus général) et pas seulement l’action ponctuelle dans le cas spécifique de Moulinex ou d’autres actions du même genre : la fin du conflit Moulinex avec ses ambiguïtés ne fait que refléter les ambiguïtés du rapport de forces au niveau national. D’une part, si l’action chez Moulinex avait été au-delà d’une simple menace et s’était étendue localement, régionalement ou dans d’autres usines ou dans des actions réelles de solidarité (on peut rêver), la répression aurait montré son véritable visage dans l’ampleur des moyens mis en œuvre. Bien sûr avec le risque de voir surgir un mouvement plus vaste et des forces de répression tentant d’éviter une répression trop directe génératrice d’extensions ultérieures... D’autre part, la première ligne de répression de l’autonomie ouvrière, l’intervention syndicale, pouvait « organiser » quelque action prétendument autonome pour garder le contrôle du mouvement (4) (comme elle a pu le faire par exemple dans les grèves de 1995 en France) (5).

Vus sous cet aspect des rapports syndicats-travailleurs dans la lutte, les « nouveaux » syndicats (SUD, CNT…), bâtis dans la foulée de ces conflits en opposition précisément à l’action des syndicats « reconnus » et bien établis, peuvent jouer un rôle crucial en canalisant l’autonomie vers une autre sorte de légalité, car leur existence juridique même leur interdit sous peine de disparition de se fondre dans le mouvement autonome. Ce qui fait que de toute façon, dans ce processus dialectique action/répression, il est parfois très difficile de séparer ce qui ressort de l’autonomie et ce qui ne l’est pas. Nous pouvons seulement considérer que des choses évoluent et changent sous la pression de la lutte de classe, échappant aux formes précédentes dans lesquelles le système capitaliste tente d’emprisonner l’exploitation du travail. (6)

H. S.

novembre 2001


NOTES

(1) Sur Cellatex et les discussions qui ont suivi, voir Echanges nos 94 p. 3 (« A Givet, une nouvelle forme de la lutte de classe ? »), 95 p. 3 (« Des travailleurs devant les tribunaux “révolutionnaires” »), 96 p. 44 (« Correspondances », 97 (« Cellatex, quand l’acide a coulé » : un chef-d’œuvre de récupération »), et 98 p. 7 (« La lutte des travailleurs de la filature Mossley-Badin », et « Si les CRS entrent dans l’usine, on détruit le stock ! »).

(2) Sur cette grève, voir Echanges n° 98, p. 10 « Si les CRS entrent dans l’usine… ».

(3) Ces restructurations, Lu, AOM et Marks and Spencer coïncidant dans le premier semestre 2001 bénéficièrent d’une médiatisation importante, en même temps que d’une exploitation politique sans commune mesure avec d’autres conflits. Cette « popularisation » permettait aux pouvoirs politiques et syndicaux de se réintroduire dans le circuit de médiation, d’autant plus facilement qu’ils n’ignoraient pas que des solutions existaient. Celles-ci leur permirent de se targuer d’un pouvoir illusoire, dû seulement à des circonstances spécifiques ; dès lors, les risques d’une irruption de violence style Cellatex étaient particulièrement faibles.

(4) Un exemple de cette « violence organisée » a été donné récemment par ce qu’un journal a appelé « le coup de force des Bata » : le saccage de trois magasins parisiens de la marque de chaussures Bata par des travailleurs de l’usine de Lorraine à Moussey qui doit être fermée partiellement avec 530 licenciement sur 830 travailleurs ; les chaussures furent déversées sur la chaussée. Ces travailleurs se battent depuis juillet 2001. Au début de leur lutte plus ou moins sauvage, lors de l’annonce de la mise de l’usine en règlement judiciaire, ils avaient saisi un stock important de plusieurs dizaines de milliers de paires de chaussures. Ils auraient pu utiliser ce trésor de guerre comme monnaie d’échanges ou de récupération mais furent persuadés par les syndicats de les restituer on ne sait sur quelle fallacieuse promesse. Mais cette restitution n’a rien résolu et comme la pression de base augmente par la conscience d’avoir été roulés, les syndicats ne peuvent faire autrement que d’organiser des actions comme celle qui vient d’être mentionnée qui, pour spectaculaires qu’elles soient, sont soigneusement contrôlées et ne peuvent se répéter.

(5) Sur les grèves de 1995-1996, voir la brochure d’Echanges « La lutte de classe en France, novembre et décembre 1995, témoignages et discussions sur un mouvement social différent » (mars 1996).

(6) Nous avons reçu, sur Moulinex : Le Prolétaire n° 459 , octobre-novembre 2001 : « Moulinex : sans la lutte, la défaite est assurée ».

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