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Azar Majedi : Faut-il interdire le voile ?

mercredi 21 mars 2007

Entretien réalisé le 12 juillet 2004. Azar Majedi et Mariam Namazie sont toutes deux membres du Parti communiste-ouvrier d’Iran.

MARYAM NAMAZIE : La Cour européenne des droits de l’homme a récemment décidé de soutenir la décision du gouvernement turc d’interdire le port du voile dans les écoles et les universités d’Etat. Selon elle, une telle mesure ne viole pas la liberté religieuse. Qu’en penses-tu ?

AZAR MAJEDI : Cela dépend. Je suis partisane d’interdire le voile dans les écoles, y compris aux professeurs et aux mineures. En ce qui concerne les mineures, je pense que cette question relève de la protection des droits de l’enfant. Voiler des mineures est en fait une violation de leurs droits. Le voile a des effets nuisibles sur leur bien-être à la fois physique et mental. Il les prive d’une enfance et d’une vie normales et heureuses. Il isole les filles à l’Ecole et dans la société. En imposant le voile aux filles, on les place dans une catégorie, une espèce, complètement différente des garçons, on leur assigne des rôles différents, et on leur fixe des buts et des espoirs totalement différents dans la vie. En bref, on crée et établit un système de rôles nettement différenciés selon le genre, qui crée à son tour un environnement inégal pour leur croissance. Voiler une mineure est une pratique discriminatoire contre les filles, et donc cela doit être interdit.

En ce qui concerne l’interdiction du port du voile aux professeurs, cette question est liée pour moi à la défense de la laïcité. Les droits humains et les droits des femmes sont mieux préservés dans une société laïque avec un Etat laïque. La création d’un Etat laïque est une condition importante pour l’égalité des droits et des chances pour les femmes. D’un point de vue laïque, il faut séparer la religion et l’Etat, ainsi que la religion et le système éducatif. L’Etat ne doit représenter aucune religion particulière, il doit être neutre vis-à-vis de la religion. Les fonctionnaires de l’Etat et notamment les membres du système éducatif public ne doivent porter aucun symbole ou vêtement religieux. Il faut interdire le voile dans les écoles publiques : en effet, cette mesure limite le rôle de la religion dans la société civile plutôt qu’elle limite la liberté religieuse. Cette interdiction vise à limiter l’intervention des institutions religieuses proprement dites dans le fonctionnement de l’Etat et de la société en général. La liberté religieuse concerne la liberté de croire en la religion de son choix et de pratiquer cette religion. Cependant, selon le point de vue que l’on adopte, la pratique de sa croyance prend différentes dimensions. Dans une société laïque, la religion est (et doit être) séparée de l’Etat, de l’éducation, de l’identification des citoyens, etc. ; ce doit rester une question privée.

Par conséquent, d’un point de vue laïque, l’Etat et le système éducatif public ne doivent représenter ni défendre aucune religion ou croyance religieuse particulière. L’utilisation de symboles religieux tels que le voile ne peut être considérée que comme une négation du principe de la laïcité. Elle contredit les principes d’une société laïque. En interdisant des symboles religieux dans les écoles et les établissements publics, on cherche à préserver une société plus libre où la religion demeure une affaire privée. Pour revenir à ta question, l’interdiction du voile est une restriction qui pèse sur la religion, mais pas sur la liberté individuelle ou les droits individuels. Cette interdiction est une étape nécessaire vers une société plus libre. En outre, je crois que limiter le pouvoir de la religion aidera à créer une société plus égalitaire, en particulier pour les femmes. En limitant l’influence de la religion, la société est en meilleure position pour respecter les droits des individus et des citoyens. Par contre, quand il s’agit d’étudiantes majeures, alors j’ai un problème avec l’interdiction du voile. Une telle interdiction ne permet pas à des adultes d’exercer leur volonté consciente. Je n’entrerai pas dans une discussion pour savoir combien, parmi celles qui sont voilées, exercent réellement leur choix en toute liberté, mais ce droit doit néanmoins être respecté.

MARYAM NAMAZIE : Certains pourraient objecter que, puisque l’université est un lieu de vie sociale, ce lieu devrait être régi par des règles différentes que celles en vigueur, disons, dans l’espace domestique ou dans la rue. Et qu’il est donc légitime d’interdire aussi le voile dans les universités.

AZAR MAJEDI : Je ne suis pas tout à fait d’accord. Cela dépend des circonstances. Il peut y avoir des circonstances dans lesquelles, afin de défendre les droits des femmes, il faut prendre de telles décisions. Je ne suis pas sûr que cela soit nécessaire dans le cas de la Turquie. Dans le cas d’une mineure voilée, le voile ne peut être considéré comme un simple vêtement ; de plus, la question de la liberté de choix, ou de la liberté vestimentaire, n’entre pas en ligne de compte ; par contre, dans le cas d’une adulte, la question de la liberté de choix et de la liberté vestimentaire entre en jeu. La question n’est pas de savoir si ce vêtement est oppressif ou réactionnaire pour moi ; en ce qui me concerne, je pense que le voile discrimine les femmes et les place dans un statut inférieur à celui des hommes. Mais si ce sont des adultes qui font ce choix, alors je dois le respecter. En même temps, je sais bien que, dans les faits, les femmes font l’objet d’intimidations et de pressions morales et émotionnelles pour se voiler.

Mais pour contrer ces pressions, nous devons changer le système social, le système de valeurs et créer une société plus libre. Quand il est évident que l’intimidation est employée pour voiler les femmes, alors l’Etat doit intervenir pour combattre cette intimidation, et pour ce faire il pourrait être amené à interdire le voile.

MARYAM Namazie : Donc pour les femmes majeures, le voile relève de la liberté vestimentaire ?

AZAR MAJEDI : Exactement, mais encore une fois si un(e) adulte travaille dans un établissement public ou représente cette institution, alors toute expression publique de ses convictions religieuses devrait lui être interdite dans le cadre de son travail. Autrement, le port du voile pour les femmes majeures est une question de liberté de choix.

MARYAM NAMAZIE : La Cour européenne des droits de l’homme a tenu le raisonnement suivant (et c’est important vu la progression de l’islam politique). Elle a déclaré qu’il « pouvait être justifié de prendre des mesures dans les universités pour empêcher certains mouvements religieux fondamentalistes d’exercer des pressions sur les étudiants qui ne pratiquent pas leur religion ou qui appartiennent à une autre religion ». Es-tu d’accord ? AZAR MAJEDI : Cet argument est valable et a une certaine cohérence. Mais il doit être appliqué à des circonstances spécifiques. Dans le cas de la Turquie, je ne suis pas sûr que cette position soit justifiée. Si la force et l’impact des mesures d’intimidation de l’islam politique sont telles que des jeunes femmes se sentent forcées de porter un voile, alors je soutiendrai l’ interdiction du voile ou d’autres mesures d’intervention de l’Etat pour combattre l’intimidation des islamistes.

Par exemple, dans le cas de l’Afghanistan après la chute des talibans, il aurait fallu interdire le port du voile pour défendre les droits des femmes parce que les femmes avaient peur de quitter leurs maisons sans voile (1) et parce que des nervis risquaient de les attaquer dans leurs quartiers et dans les rues. Dans une telle situation, il aurait fallu prendre une telle mesure pour que les femmes puissent oser sortir sans voile.

MARYAM NAMAZIE : Donc, pour toi, l’interdiction du voile dépend de chaque situation concrète, et il faut se concentrer d’abord et avant tout sur la défense des droits des femmes. AZAR MAJEDI : Exactement, il n’existe pas de réponse magique convenant à toutes les situations sociales et politiques. Il faut étudier chaque situation et faire respecter certains principes. Quel est le principe essentiel qui me guide ? La défense des droits des personnes, des droits des femmes et des droits de l’enfant, etc. C’est le problème principal auquel nous devons répondre. Comment puis-je le mieux défendre ces droits ? Comment puis-je créer une société dans laquelle ces droits seront le mieux protégés ?

Ainsi, en Afghanistan, je dirais qu’il faudrait imposer l’interdiction du voile - encore une fois la discussion est ouverte -, tandis qu’en Europe cela ne me semble pas nécessaire. En Europe, vous risqueriez de provoquer une réaction contreproductive et de discriminer une partie de la société et une minorité fidèle à une religion, quelle que soit sa nature réactionnaire à mes yeux. En Europe, une interdiction du port du voile pour les adultes constituerait une violation de leurs droits. Si les femmes adultes choisissent librement de porter le voile, alors vous devez imaginer d’autres moyens de combattre la religion, et de défendre les droits des femmes. Il est délicat de trouver la bonne réponse. Notre cadre principal de pensée et d’action doit être la défense des droits et des principes humanistes comme la laïcité.

D’autres droits, tels que la liberté d’expression, la liberté vestimentaire, la liberté religieuse, sont également des droits importants. En luttant pour les droits des femmes, vous pouvez mettre en application d’autres mesures que la simple interdiction du voile. Nous avons assisté à des régressions dans ces sociétés, par exemple en Turquie. En Europe, à mon avis, la question n’est pas tellement la religion, particulièrement chez les membres de la deuxième génération ; c’est plutôt une question de combattre le racisme et l’aliénation que la société occidentale leur a imposés, mais aussi un problème de crise d’identité.

MARYAM NAMAZIE : Mais les gouvernements ne défendent pas souvent des droits par l’intermédiaire d’une interdiction. De plus, ce ne sont pas les gouvernements mais des mouvements sociaux qui ont imposé des valeurs progressistes aux Etats, par exemple, en interdisant le travail des enfants. N’est-il pas important que les Etats édictent parfois des interdictions pour défendre certains droits ?

AZAR MAJEDI : Bien sûr. Cet argument est juste et je suis d’accord avec ta remarque. Et je défends l’interdiction de voiler les enfants en partant de ce point de vue ; c’est pour nous du même ordre qu’interdire le travail des enfants ou les punitions corporelles dans les écoles. Mais interdire le voile à des femmes adultes en toutes circonstances irait trop loin. Je comprends l’interdiction du voile dans les établissements publics et pour des professeurs ou des fonctionnaires, mais je suis opposée à l’interdiction du voile aux étudiantes des universités ou aux clientes et usagers de l’Etat. La situation évoluera dans ce domaine si l’on facilite un changement culturel, que l’on prend des mesures éducatives et si l’on crée une situation où l’intimidation ne fonctionnera plus. Il est clair que de nombreuses adultes sont forcées de se voiler. Elles sont victimes d’intimidations dans beaucoup de cas, elles subissent la pression morale de leur communauté ou de leur famille. L’Etat doit être prêt à combattre toutes les formes d’intimidations, mais, pour que le voile disparaisse complètement, beaucoup de mesures devront être prises.

MARYAM NAMAZIE : Si la base défend des droits, que se passe-t-il quand ceux-ci entrent en conflit avec d’autres droits - par exemple la liberté vestimentaire des femmes adultes dans les écoles laïques ?

AZAR MAJEDI : Aucun droit n’est absolu. Tout droit est conditionné par différentes restrictions ou contraintes sociales. Cela s’applique également à la liberté d’expression inconditionnelle que nous défendons si vigoureusement ; nous sommes libres de nous exprimer de multiples façons, mais nous ne pouvons inconsidérément accuser d’autres personnes, lancer des accusations contre elles. Cela nous semble assez évident. Mais même pour décider de cette question simple, nous avons besoin de lois et de législations afin de protéger les droits de l’individu.

Certaines questions sont plus complexes, et nous entrons alors dans ce que l’on appelle des « zones grises ». La liberté religieuse et le principe de la laïcité peuvent sembler faire partie de ces questions complexes et délicates. L’une des façons de résoudre le conflit entre ces deux droits, c’est d’étudier l’histoire passée - la lutte contre le rôle de la religion dans la société et dans l’Etat, le combat pour reléguer la religion dans la sphère privée et limiter les pratiques religieuses qui violent les droits de l’homme, les droits des enfants et les droits des femmes. Du point de vue d’un(e) croyant(e ), l’issue de cette lutte historique [en Europe] peut aujourd’hui sembler avoir violé sa liberté religieuse, mais pour un partisan de la liberté, ces restrictions étaient [et sont] essentielles pour créer une société plus juste et plus égalitaire.

Si l’on veut obtenir une image plus claire et éviter les jugements hâtifs, on doit regarder l’histoire du développement de la société moderne et de la société civile. La laïcité est le produit de ce processus et l’un des piliers d’une telle société. Supprimer l’influence de l’Eglise sur les affaires publiques, reléguer la religion dans la sphère privée et limiter le rôle des institutions religieuses sont trois acquis significatifs de la société moderne. La révolution française représente un moment historique important dans ce processus. Ces restrictions à la religion sont devenues nécessaires afin de matérialiser les principaux slogans de cette révolution : la liberté et l’égalité.

La même logique s’applique à la liberté vestimentaire. Cette liberté est restreinte tous les jours dans nos sociétés, pour des raisons de santé, des raisons économiques, des raisons sociales, etc. Les codes vestimentaires sur le lieu de travail, les uniformes dans les écoles nous en fournissent quelques exemples très clairs. La plupart des gens semblent accepter ces codes. Je peux désapprouver les interdictions les plus sévères en matière vestimentaire, mais la discussion autour de ces restrictions ne se transformera jamais en une discussion philosophique profonde sur les droits humains. Si nous convenons que la laïcité constitue l’un des piliers essentiels d’une société libre et égalitaire, alors je crois qu’on peut défendre facilement la restriction apportée à la « liberté vestimentaire » dans les écoles et les administrations d’Etat.

La religion est une institution périmée, dépassée, dont beaucoup de pratiques violent les normes de la société civile moderne - la mutilation génitale, la circoncision ou la façon inhumaine dont des animaux sont abattus selon les lois islamiques, etc. La liste est longue. Le point de départ pour trouver la position juste et solide, c’est le respect de la liberté et de l’égalité. Je donne la priorité à ces droits.

MARYAM NAMAZIE : Pourquoi une interdiction du voile pour les femmes adultes risquerait-elle de provoquer une régression en Europe et pas en Afghanistan ?

AZAR MAJEDI : Nous devons analyser le cadre ou le contexte sociopolitique [d’une telle mesure]. J’ai évoqué le cas de l’Afghanistan après les talibans. Une société, qui a été terrorisée par un mouvement violent et inhumain, où des hommes et des femmes ont été tués, torturés et terrorisés d’une façon inédite jusque-là. Dans ce pays, des femmes ont été flagellées, fusillées et exécutées pour ne pas avoir observé des lois religieuses, telles que le port du voile. Pour libérer une telle société de cette terreur, pour que cette société revienne à la normalité, pour que s’établissent des relations plus libres, on est obligé de prendre de prétendues mesures draconiennes.

Si les talibans avaient été renversés suite à une révolution, la situation aurait été complètement différente. Nous aurions vu les femmes brûler leurs voiles aux quatre coins du pays. Le mouvement de libération des femmes aurait acquis une position proéminente dans la société et il aurait été impossible de l’ignorer. En bref, l’Afghanistan aurait été un pays totalement différent après une révolution. Mais les talibans ont été chassés par l’intervention des Etats-Unis, et une autre tendance islamiste leur a succédé. Dans ces circonstances, il est normal que les femmes ne se soient pas senties libres pour enlever leur voile. Le climat de terreur [contre les femmes] n’a pas disparu. Il est prédomine encore fortement. Par conséquent, si l’on veut rassurer les femmes [afghanes] et leur assurer une certaine sécurité il faudrait interdire complètement le voile.

En Occident, la situation est différente. L’islam politique a perdu en grande partie sa légitimité après le 11 septembre. Mais après l’attaque américano-britannique contre l’Irak et ses conséquences, l’islam politique a gagné une certaine légitimité morale et politique aux yeux des opposants à cette [invasion] atroce. Dans les communautés musulmanes [occidentales], beaucoup de jeunes ont été recrutés par l’islam politique, non pour des raisons religieuses, mais politiques.

En Occident, les jeunes se révoltent avec raison contre cette [invasion] atroce, ils subissent des attaques et des pressions racistes des sociétés où ils vivent ; ils se sentent isolés et rejetés, ils choisissent donc l’islam politique comme un mécanisme de défense. Ils le considèrent comme l’unique moyen de protestation. À mon avis, l’interdiction du voile en Occident ne ferait qu’intensifier et aggraver cette situation. Un combat légitime et juste contre l’islam politique et le second pôle de la réaction [l’impérialisme], allié à un combat progressif contre le racisme permettra une défaite complète de l’islam politique. Je crois que la balle est dans notre camp. Notre mouvement et notre tendance politiques détiennent la réponse. Nous devons élever la voix pour que chacun l’entende et brandir notre drapeau aussi haut que possible pour que chacun le voie ; alors la majorité de ces jeunes se tourneront vers nous et se détourneront à nouveau à l’islam politique. Ils s’identifieront à nous et pas à l’islam politique.

1. Note du traducteur : pour respecter l’original anglais, nous avons traduit le mot veil par « voile », même si en Afghanistan il s’agissait du chadri ou de la burka qui couvrent tout le corps et ne laissent qu’une grille devant les yeux (Ni patrie ni frontières).

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