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Après la disparition du « bol de riz en fer », restructurations et mutations de classes

lundi 8 janvier 2007

(Texte paru dans Echanges n° 110 (automne 2004)

Ce n’est pas pour sacrifier à la « mode Chine » que nous publions les textes qui suivent [1] mais dans le cadre d’une recherche plus étendue sur le capitalisme et la lutte de classe en Chine aujourd’hui. Bien sûr, la discussion est bienvenue. Nous reviendrons sur le développement des classes sociales, sur l’évolution politique et les luttes de classes en Chine dans les prochains numéros.

Le premier de ces textes (nous pouvons être en désaccord avec certains points) retrace l’évolution économique de la Chine et des luttes en différentes périodes de l’Histoire récente. Le deuxième, beaucoup plus succinct, tente de dégager les tendances présentes du développement capitaliste en Chine et des mutations de classes qui l’accompagnent.

Nous évoquerons aussi quatre films projetés actuellement (automne 2004) à Paris et qui montrent comment les travailleurs subissent et réagissent contre les ravages des mutations industrielles. Une lutte de classe qui se différencie pourtant de celles des nouveaux secteurs de l’économie capitaliste chinoise.

On pourra se référer aux textes sur la Chine parus dans les nos 33, 61, 62, 85, 86 et 88 d’Echanges ainsi qu’à la brochure de Cajo Brendel Thèses sur la revolution chinoise (1967), de Cajo Brendel (toujours disponible à Echanges dans sa version papier).

Les travailleurs chinois résistent

Ce texte est un entretien avec un militant de Global Justice publié dans la revue américaine Against The Current, juillet-août 2004, n° 111.

Tim Pringle,britannique, vit à Hong-Kong où il est observateur et membre du groupe éditorial du magazine Globalisation Monitor, qui couvre les questions de globalisation en tant qu’elles affectent les travailleurs en Asie en général et en Chine en particulier.

Il a milité dans ses différents lieux de travail au sein du syndicat Baker, Food and Allied Workers Union à la fin des années 1980, notamment pendant quatre ans comme secrétaire de branche du syndicat (équivalent d’un shop steward, délégué d’atelier) dans la section syndicale 547 à Halifax. Il a appris le chinois alors qu’il était au chômage et a fini par atterrir à Hong-Kong après avoir quitté son travail au Royaume-Uni. Il s’est établi en Asie pour changer de climat. On lui a demandé de travailler pour le China Labor Bulletin qui cherchait à promouvoir un syndicalisme indépendant en Chine continentale. Ce qui suit est la version abrégée d’un entretien donné à une radio de Portland (Etats-Unis, Oregon) en mars 2004. Elle retrace d’abord l’arrière-plan de la révolution chinoise de 1950.

Tim Pringle : ce que le « bol de riz en fer » signifiait fondamentalement pour les Chinois, c’était la sécurité d’emploi. A la suite de la révolution de 1950, cela s’appliqua aux travailleurs des villes les plus importantes, travaillant dans des entreprises d’Etat dénommées « propriété collective », des années 1950 aux années 1970, après la libération de la Chine de toute présence étrangère (sauf Hong Kong et Taiwan).

La révolution en Chine n’était pas une révolution ouvrière. Je pense que nous devons être particulièrement clair à ce sujet. Elle fut essentiellement une révolution nationaliste, menée par des intellectuels, les fermiers et les paysans formant l’infanterie de la révolution... Cela ne veut pas dire que le Parti communiste chinois n’était pas actif dans les villes. Mais depuis 1927 (1), à la suite de la terrible défaite connue sous le nom de massacre de Shanghaï, quand des milliers de travailleurs et de grévistes furent massacrés par les troupes nationalistes du Kuomintang et les gangsters, le Parti communiste s’était retiré des villes et il n’a jamais réellement retrouvé de base dans les grandes villes chinoises.

Le Parti communiste chinois n’était pas dès lors le parti de la classe ouvrière. Pourquoi alors établit-il un système donnant aux travailleurs chinois des grandes villes un certain niveau de sécurité d’emploi ? En fait, ses dirigeants craignaient toute montée de troubles sociaux. Ils avaient compris le pouvoir potentiel de toute action de la classe ouvrière. Ils savaient qu’ils devaient bâtir une base d’acceptation, à défaut de soutien actif, de leur gouvernement.

Mao disait que le peuple chinois s’était dressé et qu’il avait mis presque totalement un terme à l’impérialisme en Chine. Le Parti communiste chinois avait expulsé les puissances étrangères, très poliment, et pour les travailleurs la Révolution signifiait une sorte de dignité, une sorte de respect et aussi un espoir.

La Chine n’avait pas seulement connu la seconde guerre mondiale et la guerre civile avec les troupes nationalistes ; elle avait vécu cent cinquante ans de guerres, de famines et de terrible pauvreté. Et on doit considérer sérieusement le fait, comme les travailleurs chinois le firent alors, que la révolution (elle fut appelée « Libération ») apportait la « libération » de tout ce passé.

Les travailleurs chinois furent organisés afin de devenir un élément du soutien de base du nouveau gouvernement. Mais quand nous disons « soutien de base », nous parlons en fait d’une très petite minorité de toute la classe ouvrière chinoise.

Ces travailleurs qui vivaient dans les grandes villes comme Wuhan, Shanghai, Pékin, jouissaient d’un niveau de vie comparativement raisonnable, de garantie de santé, accédaient aux soins médicaux, avaient une retraite, toutes choses importantes pour les travailleurs. Mais ils n’étaient qu’une minorité. La plus grande partie des travailleurs du reste de la Chine ne profitaient pas de ces avantages. Et plus vous vous éloigniez des grandes villes, moins ces avantages s’appliquaient et plus bas était le niveau de vie.

Les années 1950 furent une période très importante pour la Chine. Le gouvernement tentait de pousser la classe ouvrière sur le devant de la scène. Cela se montra particulièrement difficile, non parce que les travailleurs n’étaient pas révolutionnaires mais parce qu’ils étaient trop militants. Constamment, le rôle du gouvernement (comme il avait aussi pu l’être avant la « Libération ») était souvent de freiner et restreindre les « déviances » ouvrières et le militantisme.

Troubles et répression

En 1950, il y eut une grande vague de troubles sociaux dans lesquels les travailleurs exprimaient leur grande désillusion avec ce que leur apportait la révolution. Après 1953, les contradictions à l’intérieur du nouveau régime, à l’intérieur des barrières nationales et des paramètres du nouveau régime devinrent de plus en plus visibles. De nouveau en 1955, après un processus de nationalisation des industries privées en Chine, il y eut une autre vague de troubles sociaux dans lequel les travailleurs exprimaient de nouveau une énorme désillusion quant au rythme des changements.

Il est intéressant de noter que même avant que le Parti communiste mette en œuvre la réforme agraire, au début des années 1950, et fasse la chasse aux propriétaires fonciers, il pourchassa les trotskistes et les oppositionnels de gauche en son sein, qui furent arrêtés, emprisonnés ou expulsés à Hong Kong ou ailleurs.

De nouveau (mais, j’insiste, c’est mon point de vue personnel), quelle que soit l’opinion que l’on puisse avoir sur les gains de la révolution, il faut être très réaliste face à la propagande, qui est encore bien présente aujourd’hui, sur la manière dont le Parti communiste chinois a répondu aux attentes de la classe ouvrière. Je suis sûr qu’il y a des gens dans et hors de Chine qui seront d’accord avec moi et d’autres qui ne le seront pas. Mais c’est ma propre lecture des événements et le fait d’avoir discuté avec beaucoup de monde en Chine qui m’ont conduit à formuler de telles conclusions. Les années 1950 furent certainement la période la plus prometteuse et la plus exaltante dans une société qui faisait d’énormes progrès, jusqu’en 1958 et le Grand Bond en avant. Mais durant ces années-là on voyait déjà émerger, selon moi, des problèmes difficiles à éviter dans un pays sous-développé tentant de se rebâtir dans un contexte très hostile nationalement et internationalement.

On vit deux importantes vagues de grèves. Et la répression ou les tentatives d’y mettre fin prirent différentes formes. Probablement la plus connue fut un mouvement lancé par Mao appelé « Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent ».

C’était fondamentalement une tentative du gouvernement d’amener les critiques à s’exprimer. Les livres d’histoire nous diront que ce furent des critiques venant essentiellement des intellectuels, dont Mao s’était toujours méfié de toute façon et qu’il réprimait principalement par l’emprisonnement, appelé « rééducation par le travail ». Mais des recherches historiques récentes ont montré que les principaux visés par le mouvement des « cent fleurs » furent les militants ouvriers, et qu’il s’agissait d’endiguer un militantisme ouvrier grandissant.

Avec les années 1950 prirent fin en Chine les années d’espoir, avec le désastre économique et la famine. Le Grand Bond en avant et les tentatives de pousser la Chine dans le xxe siècle par une accumulation poussée à l’extrême, avec la combinaison d’une énorme pression et une campagne de mobilisation - les hauts-fourneaux arriérés et autres lubies du même genre - fut un terrible fiasco.

Avec cet échec, qui se combina à une chute dramatique des récoltes, les années de 1959 à 1961 virent une terrible famine qui tua des dizaines de millions d’habitants et élimina radicalement toute forme de résistance organisée. Je suppose que chacun était trop occupé à trouver quelque chose à manger.

La Révolution culturelle des années 1960 est un autre sujet important. La seule chose que je dirai dans cet entretien, parce que nous n’avons pas beaucoup de temps, est qu’elle ne fut pas spécialement culturelle et pas du tout « révolutionnaire », en dépit de toute la rhétorique développée à son sujet.

S’organiser en Chine dans les années 1950 et 1960, plus particulièrement dans les années 1950, était très difficile. Les travailleurs utilisèrent toutes sortes de méthodes très ingénieuses. Par exemple, quand il y avait une grève ou une autre forme de protestation dans une ville, ils trouvaient moyen de le faire connaître aux autres travailleurs.

Le gouvernement chinois avait toujours eu cette crainte d’un concept qu’il avait appelé « établir des liaisons » ; ce qui signifiait s’organiser. Tenter d’établir des liaisons avec les travailleurs d’une autre ville, c’était prendre d’énormes risques, à cause des sévères conséquences que cela impliquait. Pour contourner ce problème, les travailleurs peignaient sur les trains allant d’une ville à une autre des slogans comme « Nous sommes en grève ici, ne déchargez pas ces marchandises ». Une méthode parmi d’autres tout aussi ingénieuses.

Il y a malheureusement un stéréotype présentant la classe ouvrière chinoise comme un réceptacle passif des largesses du Parti communiste, particulièrement en ce qui concerne les travailleurs des entreprises d’Etat. L’essentiel des médias actuels présente les travailleurs chinois de l’industrie assis dans un coin à jouer aux cartes. Rien n’est plus éloigné de la vérité. Les travailleurs chinois ont une histoire glorieuse de militantisme, à la fois avant et après la révolution.

Les lutte ouvrières aujourd’hui

Norm Diamond : dans la première partie de cet entretien, Tim Pringle a présenté l’histoire de la Chine jusqu’à aujourd’hui et spécialement celle des travailleurs chinois, à la fois leur rôle dans la Révolution et leurs réponses alors qu’ils étaient démobilisés avec la montée du capitalisme en Chine. Nos auditeurs sont devenus très familiers avec le phénomène de globalisation capitaliste, mais ilsn’ont pas souvent la chance de voir comment cela fonctionne à la base et quel en est l’impact sur toute une société. Peux-tu nous dire ce qu’ont été, à la base, pour les travailleurs chinois, les effets de cette globalisation capitaliste ?

T. P. : je ne dirais pas que les travailleurs chinois ont été démobilisés par le développement capitaliste. Je dirais que leurs conditions de travail ont subi des attaques sévères et qu’ils ont été « encouragés » à rester aussi passifs que possible face à ces attaques. Ce fut une approche « de la carotte et du bâton », partout la classe dominante essayant de tester des réponses aux réactions ouvrières.

D’abord nous devons considérer la propagande des institutions de Bretton Woods, de la Banque mondiale et du gouvernement chinois. Ils disent que la globalisation capitaliste (les autorités chinoises parlent plus au sujet de ce phénomène d’« économie socialiste de marché », je l’appellerai « globalisation capitaliste »), a conduit à un énorme accroissement du produit national brut et du revenu national.

Si nous prenons le revenu moyen dans toute la Chine, on trouve une augmentation énorme dans les vingt dernières années. Nous devons reconnaître que cela doit s’apprécier par rapport à un arrière-plan de stagnation de l’économie jusqu’en 1978 et que le point de départ était réellement très bas.

Mais on doit aussi relativiser cette constatation d’un essor de l’économie en cherchant qui y a gagné. Ce que les vint-cinq dernières années ont introduit en Chine, fondamentalement, c’est une importante classe moyenne qui a un accès notable à la richesse. Ce que cela signifie pour la classe ouvrière est beaucoup moins brillant. Ce qui ne veut pas dire que le développement économique récent fut seulement mauvais pour la classe ouvrière. Si, en Chine, vous travaillez dans une grande ville avec un bon job, si possible dans une entreprise d’Etat, si possible dans une firme transnationale, avec un contrat de travail vous garantissant une certaine sécurité (pas un contrat à vie mais au minimum de trois années), alors vous pouvez vous débrouiller passablement bien.

Vous pouvez bénéficier d’un système de sécurité sociale valable. Vous pouvez certainement avoir acquis votre propre appartement ou en avoir un avec un loyer abordable. Mais cela ne touche qu’une minorité.

Pour la plupart des travailleurs chinois, je dois peindre deux schémas généraux. L’un concerne les travailleurs d’âge moyen de 45 ans et plus, contraints au chômage ou à une retraite anticipée, et qui essentiellement ont été « sacrifiés » par les réformes alors qu’ils ont passé leur vie dans les entreprises d’Etat et ont été licenciés [2].

Tout d’abord il y a eu une politique de chômage temporaire, puis elle s’est transformée en une politique de licenciement pur et simple, de chômage enregistré ou de retraite anticipée. Le problème pour ces travailleurs est qu’ils n’ont pas de travail, donc ils ont perdu tout pouvoir économique.

Bien que ces « retraités anticipés » (par « retraités » ont doit considérer ceux qui ont 45 ans et plus) soient en Chine incroyablement militants, ils n’ont aucun pouvoir : ils ne peuvent pas se mettre en grève puisqu’ils n’ont plus de lieu de travail où se battre. Ce qu’ils ont tendance à faire, c’est de bloquer les portes des usines où ils avaient l’habitude de travailler ou de protester devant les bureaux gouvernementaux et, occasionnellement, contre le syndicat officiel pour sa passivité et sa soumission au gouvernement plutôt qu’aux intérêts des travailleurs.

Leurs revendications concernent les salaires impayés, les retraites impayées, les cotisations maladie impayées (ils ont perdu leurs droits aux remboursement des dépenses maladies) : ces travailleurs, particulièrement dans les régions de vieilles industries comme le Nord-Est de la Chine, vivent très mal et ont été abandonnés. Et ces mots ne traduisent pas entièrement leur situation.

Le côté embarrassant du développement économique pour le Parti communiste chinois a été une expansion massive de la classe ouvrière. Numériquement, la classe ouvrière est plus importante qu’elle ne l’a jamais été et elle grandit sans cesse. Pour moi, c’est une raison d’être optimiste.

En même temps, et c’est le second schéma, le fait qu’un grand nombre de jeunes travailleurs aient émigré des campagnes vers les villes a créé un déséquilibre dans les campagnes et un surplus de main-d’œuvre dans les villes. Ces zones urbaines sont la cible des firmes transnationales s’installant en Chine, profitant de la création de zones d’exportation (les SEZ, Special Economic Zones) mais aussi à l’intérieur de la Chine, employant ces jeunes travailleurs âgés de 18 à 20 ans. Vous savez que la Chine n’est pas seulement une grande usine surexploitant les travailleurs ,mais généralement les conditions de travail de ces jeunes sont plutôt épouvantables.

On doit parler de 12 à 15 heures de travail par jour, de salaires jamais payés à temps, parfois pas du tout, de conditions d’hygiène et de sécurité déplorables, de harcèlement sexuel sur le lieu de travail. Ce sont les conditions de travail auxquelles une bonne part de la classe ouvrière est soumise. Mais en Chine, et pas seulement en Chine, ils n’ont pas le droit d’organiser leurs propres syndicats.

N. D. : un des aspects intéressants de l’histoire de la classe ouvrière britannique est que les paysans furent contraints de quitter la terre pour devenir une force de travail ou bien la quittèrent attirés par la création de nouvelles industries. Ma question concernait la globalisation et ses effets. Comment les travailleurs chinois ont-ils répondu à cette situation ?

T. P. : c’est une question très intéressante et un sujet brûlant pour les organisations chinoises non gouvernementales basées à Hong Kong et de plus en plus en Chine, qui ont accompli un considérable travail de recherche et de soutien pour les travailleurs migrants [de la campagne vers la ville]. Et j’insiste « de soutien » parce que ce ne sont pas des syndicats et qu’ils n’œuvrent pas pour que les travailleurs s’organisent eux-mêmes.

Pour ces travailleurs jeunes qui quittent la terre, le marché est un milieu violent, un phénomène violent. On ne doit pas voir pourtant les TNS (Trans National Corporations) ou les entrepreneurs chinois comme des négriers démarchant les campagnes chinoises pour contraindre les travailleurs à quitter la terre sous la menace des armes ; on doit voir des jeunes travailleurs n’ayant guère d’autre choix que de quitter la terre. Il n’y a pas de travail pour eux dans l’agriculture. Les investissement dans les campagnes sont très réduits. Bien des jeunes femmes ou hommes quittent la ferme et envoient leurs salaires à la famille qui peut alors soit donner aux plus jeunes frères et sœurs, généralement les frères, les moyens d’une éducation, soit acheter des engrais pour la ferme, soit, quelquefois, tout simplement tenir le coup.

N. D. : c’est seulement une partie de la manière dont fonctionne la globalisation capitaliste en Chine, court-circuitant l’agriculture, chassant la population hors de la terre.

T. P. : on pourrait dire ça. C’est si tu veux une sorte de double pression.

Le gouvernement chinois a suivi les conseils de la Banque mondiale et voit la réponse à la pauvreté dans la campagne dans l’urbanisation. De sorte que, mis à part les travailleurs migrant des campagnes vers les grandes villes de la côte ou des provinces proches, le régime développe aussi une centaine de villes nouvelles, chacune avec une population de plus d’un million d’habitants.

L’urbanisation est vue surtout comme une réponse à la pauvreté, une sorte d’investissement national. Et cela va créer également pas mal de problèmes environnementaux.

Pour revenir à ta question : est-ce que les travailleurs quittent volontairement la terre ? Malgré ce que j’ai dit sur la violence du marché, c’est une question très compliquée. Bien des jeunes quittent les campagnes. Outre la pauvreté, une des principales raisons est l’ennui. La campagne est ennuyeuse.

Tu parles à de jeunes travailleurs, particulièrement dans les zones d’exportation (S.E.Z.), qui sont exploités à un degré incroyable ; tu leur demandes s’ils veulent réellement retourner dans leur village ; non, ils s’attachent encore à leur rêve, ce rêve de pouvoir réunir assez d’argent pour fonder une commerce quelconque dans leur coin de campagne, ou de payer des études pour le plus jeune frère ou de sortir de la pauvreté.

N. D. : ou de pouvoir entrer dans la société de consommation, je pense.

T. P. : bien sûr. C’est très important pour eux.

Privatisation par la bande

N. D : comment traduirais-tu l’expression « libérons notre pensée » ? Et qu’est-ce que cela signifie ?

T. P. : « libérer notre pensée » en principe signifie « s’accoutumer à être au chômage ». C’est le terme employé par les médias de l’Etat chinois et le gouvernement lui-même et visant les travailleurs des entreprises d’Etat en voie de privatisation.

Le gouvernement chinois n’aime pas utiliser ce que j’appellerai le mot « p ». C’est un tabou de l’utiliser en Chine. Parce que le gouvernement chinois s’attache encore à la légitimité de « l’économie socialiste de marché », il ne peut pas utiliser le mot « privatisation » quoique celui-ci s’introduise de plus en plus, d’une manière furtive ,dans le discours des médias.

Cette expression « libérons notre pensée » est fondamentalement un objet de propagande visant les travailleurs. Je le vois reflété dans les stéréotypes propagés par les médias capitalistes de l’étranger disant que les travailleurs des entreprises d’Etat en Chine sont paresseux ; qu’ils ont eu la belle vie pendant trop longtemps.

« Mon garçon, vous êtes maintenant maître de vous-même. Vous êtes hors circuit et devez vous occuper de vous-mêmes après des années “gratuites” de soins médicaux, d’indemnités de chômage et de scolarisation pour vos enfants ; même de coupes de cheveux subventionnées... Ces jours sont finis. C’est le monde réel. C’est la globalisation. »

N. D. : quelle a été la réponse des travailleurs ? Il y a différents groupes, comme il a été dit. Les migrants venant des campagnes dans les industries urbaines ont une compréhension très différente de leur rôle (et de ce qu’il devrait être) que ceux travaillant dans des industries établies depuis longtemps. Si l’on garde ces nuances présentes à l’esprit, quelle sorte de réponse voit-on dans la classe ouvrière ? T. P. : de nouveau simplifions à l’extrême. Prenons d’abord les migrants, puis les travailleurs des entreprises d’Etat. Juste à ce propos, je dirai qu’une des tâches essentielles dans les tentatives de soutien des travailleurs et des initiatives syndicales en Chine - peu importe d’où elles viennent, soit du syndicat officiel (ce qui est plutôt rare, ce syndicat étant fondamentalement une organisation liée au patron), soit de toute autre initiative des travailleurs de base - serait de tenter de bâtir l’unité et la solidarité entre les travailleurs migrants et les travailleurs locaux.

Prenons les travailleurs migrants. Leur réponse n’a pas été conforme au stéréotype de jeunes facilement exploitables qui resteraient passifs et sans espoirs face à la globalisation capitaliste.

Vous pouvez continuer à raconter des histoires d’horreurs ; je pourrai prendre n’importe qui à la périphérie des villes nouvelles et vous trouverez en dix minutes une histoire d’horreur. Mais la contrepartie est qu’il y a eu récemment une histoire de jeunes migrants résistant dans des circonstances terribles, entrant en action, se mettant en grève, prenant contact avec des journalistes sympathiques de médias qui révéleront alors leur histoire.

Ils font tout ce qui est possible dans ces circonstances très difficiles pour que leurs actions soient connues et pour obtenir que le comportement des entrepreneurs capitalistes soit contrôlée au moins pour le respect des paramètres légaux. Les lois chinoises du travail ne sont pas de mauvaises lois... sur le papier :le problème est leur application.

Résistance active

Si l’on regarde maintenant les travailleurs des entreprises d’Etat, on y voit des vagues massives de privatisations qui se déroulent encore actuellement. De sorte qu’il n’y a plus guère de travailleurs des entreprises d’Etat. Réellement, c’est une simplification de dire cela, mais ils sont moins nombreux qu’il y a vingt ans. La moitié des entreprises d’Etat inefficientes ont été autorisées à faire faillite et les travailleurs se sont trouvés dans une position très difficile.

N. D. : « inefficient », dans ce contexte, signifie incapable d’entrer en compétition avec le capital global. Cela n’a rien à voir avec la possibilité d’offrir un emploi pour tous.

T. P. : oui, incapable de soutenir la concurrence du capital global. Cela n’a rien à voir avec la réponse à apporter aux besoins des travailleurs chinois. Nous parlons ici d’efficience dans les termes utilisés par Adam Smith, pas dans ceux de Karl Marx.

N. D. : les réponses des travailleurs que tu as mentionnées, quand tu parles des travailleurs migrants en particulier, concernaient les tentatives de contraindre l’Etat à appliquer les lois qui n’existent que sur le papier. Y a-t-il d’autres initiatives de ce genre ? Et quels sont ces efforts de constituer des syndicats indépendants ? Y a-t-il eu des tentatives de créer n’importe quelle forme d’organisation hors de la fédération des syndicats officiels ?

T. P. : on trouve tout le temps des efforts pour une résistance active, parce que le syndicat officiel d’Etat, All-China Federation of Trade Unions (ACFTU), ne soutient aucune résistance. Tu sais que l’ACFTU est une énorme organisation. Je pense qu’elle compte plus de 100 000 personnes travaillant pour elle. Parmi elles il y a des gens bien, il n’y a aucun doute. Mais l’organisation est constitutionnellement et légalement liée aux autorités, au gouvernement, à la direction du Parti communiste qui est le gouvernement de facto. Toutes les fois qu’il existe un conflit d’intérêt, ce qui est très fréquent, le syndicat d’Etat est du côté des autorités.

Ainsi, dans ce contexte, toute résistance active, que ce soit une grève perlée, que ce soit une manifestation devant les bâtiments officiels, que ce soit les énormes manifestations dans le Nord-Est de la Chine en 2002 contre les conditions de licenciements abusives, impliquent une organisation indépendante. Transformer cette organisation de base en un véritable syndicat est très rare à cause de la répression. Si vous organisez un syndicat en dehors de l’ACFTU, vous serez arrêté et encourrez jusqu’à vingt ans de prison. Alors, ce n’est pas ce que vous faites. Vous allez prendre différentes voies possibles.

N. D. : de telles voies ont-elles été suivies ?

T. P. : chaque jour, tout le temps, les travailleurs chinois ne sont pas passifs. Cette soi-disant passivité est un mythe. N. D. : quelques-uns de tes écrits traitent de la manière dont tu tentes de relier la situation en Chine aux syndicats en Grande-Bretagne et aussi ici aux Etats-Unis. Pour ce travail de solidarité internationale, comment devons nous voir les travailleurs chinois ? Est-ce qu’ils nous « volent » notre travail ? Sont-ils des alliés potentiels ? Y a-t-il une troisième voie hors de cette alternative ? Comment devons-nous les comprendre et que pouvons-nous faire ?

T. P. : nous ne devons pas voir les travailleurs chinois comme ceux qui « volent » des emplois américains ou anglais ou français ou allemands. Regarder cela en termes de « vol » d’emplois est purement négatif, pas du tout dans l’esprit de solidarité internationale.

Les industries chinoises ont connu une énorme restructuration impliquant des millions et des millions d’emplois perdus.

Je dirais que les travailleurs chinois, comme ceux de tous les pays, doivent être vus, aussi bien par le mouvement ouvrier anglais, américain, français que par le mouvement ouvrier africain, comme des alliés potentiels. Nous avons plus, beaucoup plus en commun que nous pouvons avoir avec les dirigeants du Parti communiste chinois, ceux de la Maison Blanche, de Downing Street ou tout autre gouvernement.

Récemment, un activiste ouvrier a été condamné à trois années de « rééducation par le travail » dans le Nord-Est de la Chine. Un gars qui s’appelait Cai Guangye. Il était en fait docteur dans l’Armée populaire de libération. Il émettait de fortes critiques contre la globalisation dans ses formes actuelles.

N. D. : et il était docteur dans l’armée ?

T. P. : oui, et son crime, ou si tu préfères son « erreur », qui fut le motif de sa « rééducation par le travail » (une punition administrative qui signifie en fait aller en prison mais sans procès sans avoir commis un crime ou un délit mais seulement une « erreur » politique) avait été d’avoir aidé les travailleurs licenciés dans la ville de Jilin et d’avoir pris des photos lors des manifestations.

Il en a pris pour trois ans pour être rééduqué pour cette « erreur » de jugement. Quelques-uns d’entre nous à Hong Kong essayons de lancer une campagne internationale de solidarité, pour qu’il ait accès à un minimum de soins médicaux. Il n’est pas en bonne santé et les conditions de vie dans ces camps ne sont pas spécialement bonnes.

Il a besoin de soins médicaux, mais plus que cela,il n’a commis aucun délit ou crime ou « erreur ». Il a simplement apporté son soutien aux travailleurs et mis des articles contre la globalisation sur Internet.

N. D. : pour cette solidarité, y a-t-il un site web ou un journal ?

T. P. : pour le site c’est celui de Globalisation Monitor (globalmon @yahoo.com.hk). Nous y mettons des matériaux sur différents sites syndicaux dans le monde entier dans les semaines à venir.

N. D. : continuez à le faire. Mais que préconisez-vous de faire alors ?

T. P. : je dirais que cette campagne pour les prisonniers apporte une solidarité pour les activistes qui se sont fait arrêter est très importante. De toute évidence, ils sont une minorité de travailleurs en Chine. D’autres choses dont nous avons besoin hors de Chine est de discuter partout sur des questions qui sont communes aux travailleurs chinois et américains.

Nous devons être bien clairs : le syndicat ACFTU n’est pas un syndicat. Quoiqu’on puisse penser de ce qui s’y passe à l’intérieur avec certains militants individuels, globalement, il n’agit pas comme un syndicat. Et nous avons à montrer à la classe ouvrière chinoise ce qu’elle peut faire dans une perspective de classe. Pour moi, il est essentiel non de prendre une attitude morale, non d’entrer dans une perspective nationale, mais de tenter d’agir dans une perspective de classe.

N. D. : alors peut-être est-ce mon propre rôle, ici même aux Etats-Unis, et non à vous, visiteur venu de Chine, de dire à nos propres organisations de résister à toute espèce de chauvinisme, qui est la réponse facile que bien des syndicats apportent, rejoignant souvent les chefs d’entreprise qui eux aussi se plaignent de voir les emplois ou activités de production « volés » par les travailleurs chinois.

T. P. : oui. On peut dire que ce patriotisme est le dernier refuge des escrocs

N. D. : et les acteurs du mouvement ouvrier ont leur part dans cette escroquerie.

T. P. : ce n’est pourtant pas conforme à la tradition d’internationalisme qui devrait être présente, selon moi, dans le mouvement ouvrier et qui n’a nullement à prendre une approche nationaliste ou chauviniste. Je sais bien que cela existe. Les travailleurs chinois eux-mêmes sont assez chauvins. Je dirai que vis à vis d’eux nous devons répondre à cette question et argumenter dans une politique de classe.

Voir aussi Des mutations récentes dans les orientations et le comportement des prolétaires chinois

Notes

[1] Dans Echanges n° 110 figuraient : Après la disparition du "bol de riz en fer" (ci-dessous) ; Des mutations récentes dans les orientations et le comportement des prolétaires chinois ; Note sur « Mouvement ouvrier et déplacements du capital » ; « A l’ouest des rails » : un film sur les restructurations en Chine.

[2] Au coursdes cinq dernières années (1999-2004), 4millions de travailleurs ont été affectés par ces restructurations.

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