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CHINE

Notes et réflexions sur la Chine d’aujourd’hui (1998)

vendredi 24 novembre 2006

Ce texte est paru dans Echanges n° 88 (automne 1998), p. 25.

Les observations et réflexions qui suivent résultent de comparaisons faites lors de trois séjours en Chine en 1990, 1995 et 1998, ces deux derniers en compagnie de quelqu’un parlant le chinois (le mandarin, ce qui ne facilite pas toujours les communications au niveau local). Mis à part une visite en 1990 et 1995 dans les grandes villes côtières de l’Est et du Sud-Est (souvent aux mêmes endroits et dans les mêmes familles chinoises), les autres périples ont fait traverser des zones peu touristiques, en 1995 depuis le sud-est (Fujian et Hainan) jusqu’à l’extrême ouest (Xinjiang) par le Sichuan et le Gansu et en 1998 depuis le sud (Macao) jusqu’à l’est (Shandong) et à Beijing par le Hunan, le Hubei, le Henan et l’Anhui.

Tout cela pour dire que nous avons rarement visité les mêmes régions, et que les comparaisons que nous avons pu faire ont porté plus sur des impressions relatives à des faits similaires d’un voyage à l’autre, ou sur des généralités qui, en fait, peuvent tout autant se référer à des particularismes régionaux. Toutes les remarques qui suivent doivent donc être relativisées en raison de la dimension de la Chine (à peu près le continent européen y compris la Russie d’Europe), de la grande diversité des provinces (certaines plus grandes et plus peuplées que la France) tant par leur superficie, leur densité de population, leur relief (souvent des enchevêtrements montagneux), leur climat (d’un extrême continental à tropical) et, partant, la grande diversité des cultures et des modes de vie.

Cette relativité est encore accentuée par les inégalités extrêmes de développement entre les zones côtières et l’intérieur, la proximité des axes de communication ferroviaires ou routiers : le fait que la Chine soit un pays très montagneux, sans véritables axes naturels de pénétration, et ne possède pas, hors des voies principales, de réseaux ferrés ou routiers semblables aux réseaux européens, ne peut, pour des étrangers contraints de se reposer sur les transports publics et sur les problèmes de logement, que limiter la connaissance profonde du pays, particulièrement de la vie dans les campagnes souvent difficilement accessibles, même à un Chinois (les dites campagnes regroupant encore plus de 50% de la population).

Les signes quotidiens d’une société à deux vitesses

Une évidence nous est apparue à travers certains faits, ponctuels sans doute, mais que l’on peut sans risque extrapoler à l’échelle de la Chine (sous réserve de ce que nous venons de dire à propos des campagnes) : par rapport à 1995, on peut constater l’évolution limitée mais certaine d’une « modernisation » selon les critères capitalistes traditionnels. Ainsi dans les campagnes ou dans les villes où les bizarres engins motorisés ou les triporteurs (pédicabs) sont remplacés par des engins à moteurs, sortes de petits tracteurs qui peuvent être attelés à divers accessoires,y compris pour le transport des personnes. Mais cela n’a pas supprimé, loin s’en faut, les engins précédents, ni le triporteur ou même l’homme animal de trait. La présence très inégale de ces nouveaux engins laisse penser à une division entre paysans pauvres et paysans aisés, à la fois dans une même province et dans des provinces distinctes (la motorisation sous toutes ses formes étant plus évidente dans le sud et à proximité des régions côtières).

Dans certaines villes, la prolifération des transports individuels (motos, voitures) semble se substituer quelque peu aux transports collectifs (sur les courtes distances) et aux traditionnels vélos ; mais là aussi cela semble traduire une division en classes distinctes entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas les moyens de se motoriser (ou de se le faire payer). Certaines, comme Qingdao dans le Shandong, ressembleraient presque à des villes européennes de ce point de vue, de même que Beijing ou Canton. En revanche, cette motorisation individuelle n’a nullement supprimé les transports de marchandises qui, sur les courtes distances, restent tributaires du triporteur ou de la palanche, de l’énergie humaine ; pour les longues distances, le train semble toujours partager avec le camion (le même modèle qu’autrefois ou des nouveaux de fabrication chinoise et pratiquement pas de modèles étrangers) un trafic dont on peut se faire une idée par l’encombrement des axes de communication.

Corrélativement on peut voir une multiplication des stations-services « à l’européenne » qui étaient relativement rares en 1995 (le développement de l’usage du pétrole peut expliquer pourquoi la Chine s’intéresse particulièrement par exemple au pétrole du Kazakhstan). Autre signe de cette « modernisation » lente et limitée : la multiplication des cabines publiques de téléphone à carte à Beijing par exemple (mais il est difficile de se procurer des cartes, peut-être en raison de la concurrence, car nombre de petites boutiques mettaient à disposition du public leur téléphone, moyennant finance bien sûr).

Jusqu’à récemment il n’y avait pratiquement que de la monnaie papier, même pour les petites coupures : l’introduction de pièces, actuellement pour les petites unités mais seulement dans les grandes villes, laisse penser que prochainement on pourrait voir un développement de machines automatiques (téléphone, distributeurs, transports publics, etc.). Les gares principales sont équipées pour la vente des billets d’ordinateurs qui ont remplacé un système complexe de multiples billets en papier : cela a supprimé les longues attentes dans des queues où la resquille était la loi, mais pas le marché noir des couchettes qui subsiste à la même échelle qu’avant. Le système de deux classes, tant pour les sièges que pour les couchettes, est toujours en vigueur, mais le problème du surpeuplement des trains de voyageurs a été quelque peu amélioré par un nouveau système de trains plus rapides à air conditionné et bien entretenus, toujours à deux classes mais dont le tarif est double de celui des trains traditionnels ; ceux-ci, plus lents, sont maintenus, toujours avec deux classes, mais leur entretien quasiment nul côtoie la dégradation : rien ne peut mieux exprimer la division entre classes, l’irruption d’une classe moyenne sur la scène chinoise. Il semblerait aussi que la fréquentation des trains « traditionnels » soit moins importante, témoignant d’une baisse du niveau de vie dans les campagnes notamment dans les régions pauvres ou reculées.

Nous avons également noté dans le sud et dans certaines villes l’usage plus fréquent (visible dans les transports) de bouteilles de gaz (le réseau de distribution de gaz est quasi inexistant), bien que l’industrie de la briquette ronde trouée adaptée à de petits poêles soit encore universellement répandue, visible par les petites entreprises de fabrication un peu partout et les transports par triporteurs (l’usage du bois de chauffage est quasi inexistant dans le centre de la Chine et les villes - il y peu de forêts - celui de l’électricité encore moindre) ; le charbon semble aussi universellement utilisé comme moyen de chauffage collectif dans les grands immeubles (chauffage central ou douches), tout comme dans les petites chaudières individuelles ou collectives pour l’approvisionnement collectif en eau bouillie, distribuée un peu partout dans des thermos.

L’habillement des femmes semble avoir pris plus de liberté et de fantaisie que dans le passé, ce qu’on peut relier autant à une élévation du niveau de vie qu’à l’orientation vers la consommation intérieure d’une énorme production de l’industrie de la confection, qui antérieurement était essentiellement conçue pour l’exportation. Mais cela n’est pas valable pour les hommes, qui restent vêtus très simplement, d’une manière quelque peu standard.

***

Cette « modernisation » se fait sous le signe d’une irruption de l’argent - du capitalisme - dans des secteurs qui au début du maoïsme étaient une certaine réponse du style « service public » aux besoins immédiats de l’ensemble de la population. Même si ces réponses pouvaient apparaître comme des palliatifs ou même comme un moyen indirect de contrôle politique, elles n’en résolvaient pas moins, avec les moyens du bord, les dangers et les injustices les plus criantes inhérentes au chaos dans lequel avait vécu la Chine dans les décennies antérieures. Si l’on met à part la classe dirigeante (parti, armée, managers, d’ailleurs une classe interchangeable en pleine mutation prenant de plus en plus la place de capitalistes plus traditionnels), il apparaît que la Chine s’oriente vers une société à deux vitesses, d’un côté une classe aisée (paysans aisés, petits commerçants et industriels, etc.) qui cherche à accroître ses revenus, une classe moyenne formée et en formation et de l’autre une classe pauvre (et s’appauvrissant) de paysans pauvres, de travailleurs permanents du secteur d’Etat ou privé (de plus en plus en situation de précarité), de « migrants », de chômeurs, etc. De plus en plus, visiblement, les « progrès » et la « modernisation » que nous avons notés dans les trois dernières années vont pratiquement tous dans le sens de cette société à deux vitesses, d’une différenciation par l’argent et d’un développement capitaliste qui fait régresser la condition des plus pauvres par l’abandon de ce minimum de service public qui avait pu exister sous le maoïsme.

Les exemples d’une telle tendance abondent :

-  nous avons cité l’exemple des chemins de fer où un tarif double permet l’accès à des trains plus rapides et plus confortables, simplement du fait du bon fonctionnement du même « confort » qu’antérieurement et d’un surpeuplement moindre, puisqu’opère une sélection par l’argent (bien que soit toujours maintenue partout la division en deux classes) et où le tarif simple ne donne droit qu’à un transport dont le « confort » est même en régression par rapport à ce qui existait antérieurement ;

- nous avons mentionné la multiplication de la vente de l’eau pure soit sous forme d’eau minérale soit de grands récipients en verre. En revanche, l’eau du robinet est toujours aussi polluée et non recommandée à tous ceux qui veulent rester en bonne santé ; ceci dans aucun lieu public, y compris les grandes cités ou les hôtels luxueux. Depuis cinquante ans de maoïsme, aucune usine d’épuration n’a vu le jour, pas plus qu’un réseau de distribution d’eau potable. Aucun « progrès » n’a été réalisé depuis l’instauration de la distribution générale en tous lieux d’eau bouillie et bouillante dans des thermos, une nécessité qui est restée la seule réponse jusqu’ici à ce problème vital ;

- on pourrait faire des constatations semblables en ce qui concerne le chauffage (charbon auquel se substitue le gaz, non sous forme d’un réseau de distribution mais sous forme de bouteilles individuelles). L’électricité doit être exclue du chauffage en raison de la pénurie (toujours des coupures, parfois de plusieurs heures dans certaines villes, mais moins fréquentes qu’il y a quelques années), sauf dans la multiplication des climatiseurs individuels ;

- nous n’avons pas parlé des transports urbains qui sont soit individuels (vélo - qui reste dominant -, ou engins motorisés - en progression localement -, moto ou scooter, voiture), soit collectifs. Parmi ceux-ci le métro : il existe seulement quelques lignes seulement à Beijing et à Shanghaï depuis deux années, et les billets sont relativement chers. Pour le reste, ce sont les bus courte ou longue distance. C’est dans ce dernier domaine que s’est introduite une compétition capitaliste acharnée . à côté des bus publics (dont souvent l’état matériel est hors de description) on trouve toute une hiérarchie de transports urbains basée sur le fric : taxis, taxis collectifs, minibus qui écrèment la clientèle des bus en suivant la même ligne, quelques secondes parfois devant le bus régulier, et engagés entre eux dans une concurrence acharnée entre eux qui a pu aller jusqu’à l’affrontement physique. Voulue, à coup sûr, comme un développement de l’entreprise individuelle, cette politique de concurrence a pour résultat l’amenuisement de la clientèle des bus publics ; d’où l’état lamentable des bus et l’élimination dans certains endroits des receveurs, ou le remplacement des femmes âgées par des jeunes ;

- on ne peut qu’être frappé, dans la plupart des grandes villes, par l’ampleur des programmes de destruction des vieux logements traditionnels (des quartiers entiers dans certaines villes) et par les constructions qui s’y substituent - style cités à tours de banlieues françaises. On n’est pas parvenu à savoir ce que sont devenus les habitants et tous les « petits commerces » de ces quartiers populaires. Un processus qui semble pourtant se ralentir actuellement. Il semble que ces nouveaux immeubles soient plus à la disposition de ces nouvelles classes moyennes qui, certainement, y voient un moyen d’échapper au contrôle flicard et politique du logement dans l’unité de travail tout autant qu’à l’exiguïté et l’inconfort des logements style russe des années 50, bien que certains des nouveaux logements semblent aussi inclus dans les « avantages » de l’unité de travail. Là aussi, l’orientation vers la différenciation par l’argent allant de pair avec une privatisation est évidente ;

- toutes les villes chinoises ont vu surgir des immeubles - tours souvent de grand luxe, abritant des hôtels ou une corporation ou administration quelconques, dont le luxe criard et l’inutilité évidents ne peuvent que témoigner de dépenses orientées dans l’intérêt de la classe dominante, qui contrastent avec la détresse des équipements publics. Nous avons été frappés par la rapidité de la transformation de certains quartiers de Beijing ou de Shanghaï : après trois ans il est parfois difficile de les reconnaître, tant leurs modifications ont été importantes, qu’il s’agisse de constructions nouvelles ou du déplacement des populations, notamment de la multitude des « petits commerces » qui y opéraient autrefois ;

- dans le même développement capitaliste on peut noter, ce qui revient comme un leitmotiv tant chez les détracteurs du régime que chez les hautes autorités, l’extension de l’occupation ou du gel de terres arables autour des villes ou des axes de communication. Ce qui peut devenir un problème crucial, étant donné la croissance de la population et la rareté des terres arables ; mais ce fait ne semble pas confirmé par ce que l’on peut observer en itinérant, dans le centre de la Chine par exemple. La question de l’agriculture est en même temps plus complexe car, dans le centre de la Chine, des cultures industrielles (maïs, coton, soja) semblent se substituer aux cultures traditionnelles alimentaires basées sur le riz et autres céréales. D’un autre côté, on peut constater l’abandon relativement fréquent des usines de campagne (briqueteries ou autres) qui peut être causé ou par la crise ou par une concentration. Il ne semble pas, dans les régions de cultures traditionnelles, qu’une « modernisation » quelconque ait progressé (sauf pour les engins d’exploitation dont nous avons parlé), tant dans la mécanisation des cultures ou des récoltes que dans les équipements des villages. Bien qu’il soit souvent fait mention d’une baisse des revenus paysans, notamment dans les régions reculées, il est difficile d’évaluer à la fois la réalité de ce fait et la différenciation entre paysans riches et pauvres qui certainement l’accompagne ;

- tout un ensemble de problèmes quotidiens, depuis le logement, l’éducation, la santé, était lié à l’unité de travail au sens où, dans cette unité, le travailleur et sa famille pouvaient tout trouver, et à des conditions spécialement avantageuses. Comme partout, les restructurations actuelles (privatisation ou rationalisation) s’accompagnent de licenciements (ce qui signifie en principe la perte de tous les avantages liés au travail dans une entreprise spécifique) ou de réduction desdits avantages. Il apparaît, d’après différentes sources, que, soit spontanément, soit à la suite de manifestations de protestations de travailleurs licenciés, les entreprises d’Etat restructurées ont laissé ceux-ci continuer à bénéficier de certains avantages, bien que mis à pied ou licenciés sans salaires (notamment logement et éducation). La santé, en revanche, semble poser de sérieux problèmes notamment dans les campagnes. Les plus reculées sont les plus touchées (après la dislocation des communes populaires et l’individualisation de l’exploitation des terres) par l’abandon total de certaines installations publiques, sommaires mais fort utiles, et par l’exode des médecins vers des emplois plus lucratifs. D’après certains échos, il serait impossible à la plupart des familles des campagnes d’avoir accès aux soins les plus élémentaires, y compris aux vaccinations, etc. Là, la division en classe semble rejoindre ce que l’on connaît dans d’autres contrées dites « en développement », une régression importante par rapport à la situation d’il y a vingt ans, qui n’apportait pourtant qu’un minimum .

- le problème du chômage, des restructurations et de leurs conséquences, semble constituer une préoccupation dont on trouve l’expression dans de simples conversations de rencontre. Ceux qui n’en craignent pas les effets développent des considérations sur la « nécessité » d’opérer ces réformes économiques, les autres (migrants notamment) expriment une certaine inquiétude pour l’avenir.

Restructurations : plutôt une rationalisation de l’exploitation qu’un transfert au privé

Il est difficile d’apprécier l’ampleur des transformations touchant les structures économiques, en partie impulsée par le parti, maintenant dominé par les managers (y compris peut-être ceux de l’armée), en partie poussée par la montée d’une classe moyenne qui cherche à consolider sa richesse et sa promotion sociale à travers souvent une activité de type capitaliste, même si elle est de petite dimension. Il semble que le parti encourage ainsi les chômeurs à se lancer dans les « petits boulots indépendants » dans une compétition acharnée, dont on a parlé à propos des transports urbains et dont on voit les effets aussi dans certains centres touristiques, bien que dans certaines villes comme Beijing on semble assister à l’élimination des petits commerces (pourchassés par les flics) de rue au profit des commerces établis dans les nouvelles boutiques.

Il faut être très prudent sur les conditions des restructurations ou des privatisations ; cela fait des années que sont encouragés les investissements étrangers (souvent de la diaspora chinoise, y compris de Taïwan) souvent sous la forme de « joint venture » (société à capitaux mixtes, mi-étrangers mi-chinois) ; mais l’Etat conserve, d’une manière ou d’une autre, la haute main sur les entreprises de base (secteur minier et de l’énergie, sidérurgie, etc.) et sur le secteur bancaire. Les restructurations signifient donc plus une rationalisation de l’exploitation de ces industries qu’un transfert au privé. En revanche, les entreprises collectives locales dépendant des régions ou des communes, qui œuvraient souvent dans la sous-traitance d’entreprise d’Etat ou étrangères établies dans les zones économiques spéciales, semblent plus touchées par les fluctuations économiques, par la crise ou une concentration, entraînant un appauvrissement dans les campagnes pour lesquelles ces industries locales signifiaient un appoint pour le revenu de la terre. Les récentes déclarations officielles sur la nécessité de séparer l’activité propre de l’armée de ses activités économiques semble plus exprimer un conflit au sein de l’appareil dirigeant qu’une restructuration des industries fort importantes dépendant de l’armée ou de ses chefs ; mais ce point de vue semble difficile à confirmer actuellement ; ce n’est qu’avec le temps que l’on pourra juger de l’évolution du système sur ce point...

Comme pour beaucoup de faits touchant l’ensemble des activités économiques, politiques ou sociales, il est difficile de situer leur véritable dimension en raison des manipulations, pratique systématique, hautement contrôlée avec beaucoup d’expertise, par le système. Il est ainsi difficile de donner une idée de la dimension de ces transformations économiques et des conséquences sociales qui en résultent.

Les médias parlent abondamment des « migrants », ces émigrés de l’intérieur, soit paysans des régions pauvres, soit travailleurs licenciés ; on ne les voit pas spécialement en Chine, sauf aux abords des gares ou lors des contrôles de police dans les trains (il est difficile de passer d’une province chinoise dans une autre, cela dépend évidemment du rang social ou de l’emploi que l’on va occuper ailleurs). Leur existence pose bien sûr d’importants problèmes de contrôle pour le pouvoir, bien que, comme partout ailleurs, cette armée de réserve autorise une pression sur les salaires et conditions de travail. Dans la mesure où les licenciés échappent au contrôle de l’unité de travail (tant dans le travail que dans les « avantages » dont nous avons parlé qui fixaient la vie des travailleurs dans un même lieu annexe de l’entreprise), ou dans la mesure où ils peuvent échapper au contrôle des migrations, le problème n’est plus seulement celui de leur nombre, mais aussi celui de la perte d’autorité du pouvoir central ou local.

On peut se demander si le maintien des avantages aux travailleurs licenciés ne procède pas à la fois du souci de maintenir la paix sociale, en amortissant les conséquences les plus sérieuses de la perte d’emploi, mais aussi de la volonté de conserver un contrôle étroit sur les travailleurs, qui licenciés ou non, restent parqués à proximité de l’entreprise. On peut penser aussi que les migrations sont limitées par le coût des transports, notamment pour les paysans pauvres des régions reculées (souvent plus de 1 000 km pour gagner les grandes villes). Il semble pourtant y avoir un mouvement général d’exode rural vers les villes de la même province, de même que des déplacements importants vers les régions côtières de l’Est et du Sud-Est.

Malgré tout ce que l’on peut dire ou écrire sur le développement de zones de pauvreté en Chine, on est bien loin de ce que l’on peut voir dans des pays comme l’Inde, le Brésil, etc. : il y a relativement peu de mendiants dans les rues des grandes cités et nulle part on ne voit les plus pauvres en haillons mourir dans les rues. Il est possible que dans les régions les plus pauvres, la famine puisse s’installer suite à de mauvaises récoltes (par exemple, les récentes inondations dans la vallée du Yangzi semblent poser des problèmes sociaux dont il est difficile d’évaluer l’ampleur à cause d’une sérieuse rétention de l’information) ; de plus le coût des transports fait que les plus pauvres ne pouvant se déplacer cachent leur misère dans les régions les plus reculées. Mais, l’abondance de nourriture bon marché fait que les plus pauvres arrivent quand même à se nourrir (un Chinois de Qingdao nous a affirmé qu’avec 100 yuans par mois (80 F à l’époque) on pouvait se nourrir et cela nous a paru vraisemblable. Bien sûr, cela ne préjuge pas de la situation dans les campagnes reculées, où l’on ne peut faire qu’une récolte par an (dans le centre on peut faire trois récoltes par an), et où une mauvaise année ou des problèmes de santé, par exemple, peuvent signifier la misère et la faim.

L’impression globale est qu’il n’y a pas de transformations profondes aujourd’hui en Chine, simplement la continuation de tendances qui étaient déjà perceptibles ces dernières années, et dont on peut se rendre compte par des touches diverses dont la multiplication peut faire penser à une mutation qui se poursuit indépendamment des bouleversements économiques ou politiques momentanés. L’ensemble révèle dans cette évolution deux dysfonctionnements : l’un est dans le fossé entre d’une part les zones évoluées de l’Est et du Sud-Est où s’exhibent les signes d’une économie moderne, peut-être plaquée sur une réalité moins moderne, et d’autre part les zones non évoluées de l’intérieur, encore plus marquées à mesure que l’on va vers l’Ouest où l’on peut retrouver des situations proches de ce que l’on pouvait connaître en France par exemple il y a plus d’un siècle.

Relations sociales : quel contrôle, quelle résistance ?

On pourrait faire la même constatation dans les relations sociales et la lutte de classe. Vu le contrôle et la manipulation de l’information, on ne possède que des éléments disparates qu’on hésite à extrapoler, bien qu’on puisse les considérer comme des signes distincts d’une même situation globale. Les faits qui parviennent à franchir les barrières de la censure sont des manifestations touchant les licenciements dans les entreprises d’Etat, des questions de salaires et de conditions de travail dans les zones économiques spéciales où les contrôles sont particulièrement stricts.

Des camarades de Hong Kong qui cherchent à impulser la création en Chine de syndicats indépendants nous ont dit recevoir assez souvent des messages par email ou des coups de téléphone, le tout anonymes, leur signalant des faits soit individuels soit collectifs de résistance ou de lutte. En revanche, il est pratiquement impossible de savoir comment dans le quotidien de l’exploitation s’expriment les résistances individuelles ou collectives.

Les autorités - le parti - sont particulièrement attentives à ce qui pourrait révéler les germes d’une organisation indépendante à caractère syndical ou politique ; leur habileté diabolique dans la répression de ces tendances consiste non seulement par exemple à renvoyer dans leur province les individus qui refusent de se soumettre à la discipline et aux conditions de travail, mais aussi à laisser se développer certains courants de protestation pour faire se découvrir ceux qu’ils considèrent comme les « meneurs », afin de les arrêter, les juger pour, au choix , perturbation ou atteinte à la sûreté de l’Etat, et les envoyer pour plus ou moins longtemps dans les prisons ou les camps (1).

Pourtant, on peut trouver tout un ensemble de faits qui témoignent d’une mutation, s’exprimant dans une modification dans les attitudes vis-à-vis de l’autorité. En 1990, après Tien An Men, la cassure envers le parti s’exprimait déjà dans la distinction entre eux et nous : on ne trouvait que rarement une identification avec le pouvoir qui avait pu exister au début du maoïsme (qui a pu effectivement poursuivre l’accumulation primitive de la Chine sur la base d’un certain enthousiasme basé sur des améliorations importantes des conditions de vie et des promesses d’un futur progressiste). On peut dire que le mythe du parti tel qu’il était autrefois a totalement disparu et qu’il est de plus en plus évident dans les faits et dans les têtes qu’il représente une structure de classe avec, beaucoup plus qu’à l’Ouest capitaliste, une identité totale entre les structures économiques et celles du parti et de l’Etat.

Dans la course à l’argent, qui est évidente pour tout observateur de la Chine (s’exacerbant même dans une féroce compétition de ceux qui s’y lancent avec peu de moyens), il y a une foule de laissés-pour-compte dont le lot est d’une part la dégradation des services publics en face de dépenses somptuaires pour l’usage d’une minorité des nantis de la classe dominante, la précarité vis-à-vis de la stabilisation des nantis, une individualisation du « progrès » dans la possibilité pour cette minorité d’accéder aux biens qui témoignent de l’ascension sociale, fût-elle minime (autre volet du développement capitaliste) en face du rejet des exclus dans cette zone limite entre prolétariat et sous-prolétariat.

Nous pensons que tout cela n’est pas sans conséquences dans l’évolution des attitudes et des mentalités, et que cela devient perceptible dans différents domaines de la vie sociale. Aujourd’hui, nous avons pu noter que les communications dans les lieux publics entre Chinois et étrangers étaient plus faciles qu’auparavant et que les conversations pouvaient aborder des problèmes qui auraient été tabous autrefois notamment en raison de la crainte de la répression : par exemple les restructurations, les licenciements.

De même de nombreux exemples montrent une transformation de l’attitude envers les autorités, notamment de contrôle policier ou pas. Cette transformation ne paraît pas due seulement à la montée d’une classe moyenne supportant mal la tutelle du parti et de ses agents, mais aussi à la disparition des garanties que l’Etat pouvait apporter à chacun en contrepartie de la domination totale du système. Dans la mesure où ces garanties disparaissent et où, en même temps, l’évolution économique brise quelque peu les cadres économico-sociaux de ce contrôle, l’esprit critique caché jusqu’alors se développe au grand jour.

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Un phénomène récent qui se réfère à l’insécurité économique grandissante et aussi à la répression directe des formes éphémères d’organisations de base de résistance est la multiplication d’associations de solidarité et d’assistance mutuelle, d’entraide, pour faire face à tous les risques sociaux inhérents à la disparition des garanties collectives, au chômage et à la surexploitation ; on ne peut s’empêcher de penser ici aux tout débuts des associations ouvrières au milieu du XIXe siècle en Europe, sous forme de mutuelles ou de coopératives qui virent le jour spontanément, alors qu’une dure répression frappait toute « coalition ouvrière ». Reste à savoir comment le régime considérera l’extension de telles formes d’action ouvrière qui peuvent préfigurer des formes de résistance.

Naturellement, les instances du pouvoir - principalement le parti et l’ensemble des managers - sont conscientes de ce qui leur échappe. Par exemple, face au discrédit de l’armée, minée dans l’opinion par son rôle répressif, sa puissance économique et la corruption, nous avons assisté au cours de l’été à une propagande lourde profitant de l’intervention des militaires dans les inondations catastrophiques du Yangzi et de Mandchourie pour tenter de redresser leur prestige (en même temps a été divulgué par le pouvoir politique le projet de dissocier l’armée de son énorme pouvoir économique).

Mais le problème essentiel reste le maintien du contrôle sur la population, notamment sur les paysans et les travailleurs, dans une situation économique en pleine mutation à l’échelle de la Chine. De plus, on peut penser qu’il existe une distorsion entre le pouvoir et les avantages que pourraient revendiquer les classes moyennes montantes, la contestation ouvrière devant les conditions de travail encore plus strictes, l’amenuisement des avantages liés au travail et le chômage, les revendications paysannes elles-mêmes distordues entre paysans riches et pauvres.

On a peu d’éléments pouvant permettre de voir comment le système évolue ou peut évoluer d’un tout-répressif (encore bien présent comme on a pu le voir ou comme on peut le savoir, mais s’édulcorant tant par l’évolution sociale que par une dilution géographique) vers des formes adaptées de « démocratie » préservant les positions de la classe dominante. La seule tentative réelle connue est un système électif dans la gestion des communes rurales, dans lesquelles les candidats recommandés par le parti ont souvent été éliminés, parfois au profit de membres des anciennes familles de propriétaires évincées par le maoïsme ; il est difficile de dire s’il s’agit de l’amorce d’un mouvement de « démocratisation volontaire » ou simplement d’un test (2).

H. S.

Eté 1998

(1) On trouve en Chine trois sortes de prisons ou camps : « Laogai », centre de redressement par le travail pénitentiaire ; « Laojiao » : centre de rééducation par le travail ; « Jiuye » : affectation professionnelle obligatoire (voir Harry Wu : Laogai, Le Goulag chinois, éd. Dagorno, 1996).

(2) Ultérieurement, nous essaierons d’aborder la question des problèmes agricoles en Chine et en Russie, dans une note comparative sur les conséquences d’une crise pour la Chine et la Russie.

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