Table des matières
Qu’est-ce que la classe ouvrière ?
5-1. Le travail comme un jeu, ou rendre le travail humain (I)
5-2. Le travail comme un jeu, ou rendre le travail humain (fin)
Le travailleur en guerre contre lui-même
7-1. Les guerres au sein de la classe ouvrière. La guerre des sexes
7-2 : Les guerres au sein de la classe ouvrière. La guerre raciale. La guerre contre la bureaucratie
Comme nous l’avons déjà souligné, un des éléments cruciaux de notre sujet, c’est la contradiction. C’est l’élément que les sciences sociales traditionnelles ont le plus de difficultés à comprendre et à analyser. Aussi les conclusions et les trouvailles des recherches académiques tendent-elles à n’être que peu précises et conservatrices. Le statu quo, malgré l’acceptation de quelques critiques, prévaut le plus souvent au bénéfice du doute. Ce conservatisme autorise les étudiants et les chercheurs à ne pas tirer les véritables conclusions de leur travail. Aussi apparaît-il une déformation idéologique dans l’interprétation des faits et des événements qui réduit le plus possible le sens de ces derniers. Ce n’est pas une déformation conservatrice ou droitière : elle affecte aussi les gens de gauche et les gauchistes. Une de ses conséquences est que ces gens tirent de l’observation d’un même événement des conclusions différentes, voire opposées. Une grève peut être sous-estimée par l’idée qu’elle est faite seulement pour quelques centimes de plus de l’heure. Elle peut aussi être vue comme une tentative militante de s’opposer à une corporation puissante. Les événements peuvent être interprétés de mille façons. Les victoires peuvent devenir des défaites et inversement.
Un événement intéressant et significatif de l’histoire du mouvement ouvrier aux Etats-Unis illustre bien ce problème. C’est la lutte contre l’engagement de ne pas faire grève pris par le syndicat UAW (United Automobile Workers : syndicat des ouvriers de l’automobile) durant la seconde guerre mondiale. L’examen de cet événement, que nous avons déjà mentionné brièvement, peut nous permettre de tirer quelques conclusions fondamentales sur la nature de la classe ouvrière et son activité.
Durant les premiers mois de la seconde guerre mondiale, le nombre des grèves diminua. La fin de l’année 1941 et l’année 1942 virent la fin des adhésions en masse aux organisations, des grèves avec occupation, de la violence qui avaient marqué la fin des années 1930 - tous événements qui s’étaient traduits par la montée des grands syndicats d’industrie. Cette tâche n’était pas entièrement terminée. Ford ne connut pas de syndicat jusqu’au début 1941. Ce qu’on appelait Little Steel (les principales firmes de la sidérurgie à l’exception de US Steel) n’a pas eu de syndicats jusqu’à la guerre. Mais l’essentiel avait été accompli et les prescriptions gouvernementales du National Labor Relations Act (loi sur les relations de travail) étaient assez bien appliquées pour qu’on ait moins besoin de grandes grèves.
Peu à peu pourtant, comme la guerre continuait, le nombre d’arrêts de travail (par définition, toutes ces grèves étaient des grèves sauvages, toutes étaient illégales en regard des engagements et des staturs des syndicats) commença à s’amplifier jusqu’à ce que à la fin de la guerre, le nombre de travailleurs en grève dépasse tout ce qu’on avait pu connaître dans la période précédente. Pour l’UAW, cela avait un caractère particulier. Les grèves sauvages dans l’automobile et l’aéronautique étaient plus importantes et plus militantes. Mais le plus important était que quelque chose rende possible une sorte de record ; l’UAW était le seul syndicat dans lequel, à cause de l’existence de deux tendances en compétition, les travailleurs de base pouvaient pratiquer une certaine démocratie pour imposer leur point de vue. Aussi un réel débat s’engagea-t-il, suivi d’un vote, sur l’engagement de ne pas faire grève.
Une petite tendance dénommée « tendance de base », organisée fin 1943-début 1944, engagea une campagne sur un certain nombre de revendications. La principale était l’annulation de l’engagement de non-grève. Lors d’un intéressant congrès du syndicat à l’automne 1944, les différentes tendances présentèrent leurs résolutions. La tendance majoritaire, qui contrôlait la direction, était celle de Thomas Addes, qu’avait rejoint le Parti communiste et qui était le soutien le plus efficace de l’engagement de non-grève. Cette tendance soutint une longue résolution avec une liste de « considérants » sur notre « grand allié Russe » et qui se concluait par : « Donc nous réaffirmons l’engagement de non-grève. »
La tendance minoritaire était celle de Walter Reuther. Elle soumit une résolution formulée de façon décevante. Elle était aussi pour l’engagement de non-grève, sauf dans le cas où les usines étaient revenues à leur production du temps de paix. Chacun comprenait que c’était une ficelle visant à gagner le soutien des travailleurs militants sans rien leur donner en échange. Quelques usines avaient abandonné la production de guerre, mais pas beaucoup, et la plupart des usines avaient une combinaison de production de guerre et de production de paix, de sorte que l’engagement de non-grève s’appliquait toujours.
Puis il y eut la tendance « La base » ; dans le contexte du congrès, elle fut appelée l’« ultra-minorité ». Elle militait pour la fin inconditionnelle de l’engagement de non-grève. La démocratie parlementaire est une chose intéressante ; elle peut être parfois très étrange. Le premier vote portait sur la motion de l’ultra-minorité, et la motion supprimant l’engagement de non-grève fut repoussée à deux contre un. Les militants s’imaginaient qu’ils devaient soutenir la résolution de Reuther comme le moindre des deux maux restant en lice. Mais quelques délégués proposèrent que le congrès rejette les deux résolutions restantes. Et le lendemain matin ils distribuèrent un tract en ce sens. On ne peut pas dire si ce fut l’effet du tract, mais la résolution de Reuther fut repoussée d’une manière si éclatante qu’il n’y eut même pas un appel pour recompter les votes. Puis, tout aussi étrangement, la résolution de la majorité, qui réaffirmait l’engagement de non-grève, fut elle aussi rejetée,à presque deux contre un. Ainsi, les délégués ne voulaient pas voter pour la minorité (il y eut sans doute des alliances entre tendances et d’autres questions), mais ils ne voulaient pas de l’engagement de non-grève. Le résultat fut que l’UAW restait sans engagement de non-grève, et tous les bureaucrates qui plastronnaient sur l’estrade avec les dignitaires gouvernementaux invités ne purent faire l’acte d’obédience promis. Et tous ceux qui déambulaient autour se demandaient : « Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? »
Dans l’UAW (et c’est encore vrai aujourd’hui), le remède contre la démocratie, c’est plus de démocratie. Si vous avez mal voté, vous voterez encore et encore, jusqu’à ce que, éventuellement, les votants restent chez eux et qu’il en reste assez pour voter correctement. Les dirigeants déclarèrent que cette question était vraiment trop importante pour être décidée dans un congrès, et qu’elle devait faire l’objet d’un référendum des adhérents. Et ils passèrent, sans aucun « attendu que », une simple résolution réaffirmant l’engagement de non-grève. Ceci sous condition d’un référendum organisé auprès des adhérents et placé sous le contrôle de représentants des trois tendances formés en comité, de sorte qu’il n’y ait aucune fraude. Ou pas plus de fraudes que d’habitude.
(En marge, on doit considérer le rôle très intéressant joué par le Parti communiste. En tant qu’adhérent à la tendance de Thomas Addes, il acceptait la motion - simple réaffirmation de l’engagement de non-grève sous condition de référendum. Dès que la motion fut votée, le PC s’opposait au dit référendum. Tout ce qu’il voulait c’était l’engagement de non-grève. Cette manipulation de la motion fut sans doute une des nombreuses raisons qui conduisirent à leur disparition de l’UAW. Elle laissa beaucoup d’amertume.)
Le référendum était d’une certaine manière une sorte de classique sondage sociologique. Chacun reçut un bulletin de vote sous forme de carte postale. Il y eut le minimum d’erreurs et de fraudes. Les membres de la commission de contrôle l’estimèrent aussi juste que possible pour une organisation de plus d’un million de membres. Il fallut plusieurs mois. Quand le résultat du vote fut finalement connu, il apparut que les membres de l’UAW avaient voté à deux contre un pour réaffirmer l’engagement de non-grève.
La conclusion qu’en tirerait n’importe quel bon sociologue, c’est que les travailleurs de l’automobile, dans leur ensemble, pensaient que le patriotisme était plus important que les intérêts de classe, qu’ils soutenaient la guerre plutôt que la lutte de classe et les grèves. Il y avait pourtant un petit problème, et c’est pour cela que ce point d’histoire est fascinant. Le problème, c’est qu’en même temps qu’avait lieu le vote par lequel les travailleurs, approuvaient, à deux contre un, l’engagement de non-grève, la majorité des ouvriers de l’automobile étaient en grève.
En d’autres mots, les travailleurs disaient qu’on était en guerre et que réellement nous ne devions pas faire grève mais, bon dieu, ce contremaître m’avait bien emmerdé et demain, nous débrayons. Il y a un autre élément à relier aux limites de la démocratie parlementaire. Une majorité des ouvriers de l’automobile ne participèrent pas à ce référendum. Ainsi le résultat était de deux contre un de ceux qui avaient voté - et ceux qui se mirent en grève étaient bien plus nombreux que ceux qui votèrent. Ce qui amène à mettre en question quelques dogmes des mondes universitaire et politique. L’idée que ceux qui ne participent pas aux scrutins sont apathiques, moins conscients de leurs intérêts, moins militants que ceux qui participent, ne résiste tout simplement pas à un examen sérieux. Cela montre aussi combien sont limités, superficiels et temporaires les résultats des enquêtes des chercheurs.
Que faire avec tout cela ? Bien des travailleurs disent une chose et en font une autre. Nous avons été frappés par le fait que cette situation est cruciale pour la compréhension de l’activité de la classe ouvrière. On peut retourner la question de la façon qui nous convient. On peut dire que les travailleurs sont idiots, qu’ils ne comprennent pas que ce qu’ils font est contradictoire. D’un autre côté, sur la base de la croyance que la classe ouvrière porte la possibilité du changement social, le problème devient de comprendre comment ces contradictions peuvent apparaître.Et, au-delà, de comprendre que la contradiction elle-même est un élément essentiel, non seulement de la société capitaliste dans son ensemble, mais de la classe ouvrière qui incarne en elle-même toutes les contradictions de la société capitaliste.
Pour en avoir une idée précise, c’est très simple. On ne vote pas à l’atelier. On reçoit cette carte postale, assis devant la table de la cuisine, écoutant les infos à la radio avec le nombre de pertes en Europe et dans le Pacifique, et on pense alors, bien sûr on doit avoir une clause de non-grève, on doit soutenir nos soldats. Et puis, le lendemain on va au boulot, la machine se casse et le contremaître vous ordonne :« Ne reste pas planté comme ça, prends un balai et balaie l’atelier. » Et vous lui dites d’aller se faire voir parce que ce n’est pas votre boulot, et le contremaître vous réplique qu’il va vous mettre à pied et ce qui se passe ensuite, c’est que tout le département débraie.
Il n’y a aucune contradiction dans l’esprit du travailleur. Les travailleurs ne provoquent pas la grève, c’est le patron qui provoque la grève. Si vous voulez qu’il n’y ait plus de grèves, alors le patron doit se comporter normalement. Ce n’est pas une rationalisation auto-justificatrice, c’est la réalité. Les travailleurs en général n’aiment pas faire grève - ils ne peuvent se permettre de perdre du temps de travail. Pourtant ils se trouvent contraints, pour rester des êtres humains, à constamment lutter au niveau de l’atelier, du bureau, de la galerie minière ou de tout autre lieu d’exploitation. Ce qui illustre aussi le fait que la conscience de classe n’est pas individuelle mais collective.
Les conflits et les luttes sont la réalité et ils prennent toutes les formes possibles. Certaines luttes peuvent remporter l’adhésion de tous, d’autres pas. Mais si on tente de comprendre la situation, la réalité qui s’impose est que le travail pue et que tous le combattent. Les formes traditionnelles de luttes, comme la grève, sont acceptables. Mais d’autres formes de lutte sont généralement considérées comme inacceptables. L’absentéisme, le sabotage, boire pour oublier la semaine écoulée et celle qui suit, se droguer, changer de boulot. Il en existe toute une panoplie, mais tout cela constitue des attaques contre le travail dans la société capitaliste, contre le contrôle capitaliste du travail.
Le fait est qu’au cours de la seconde guerre mondiale, sans doute la plus populaire de celles auxquelles les Etats-Unis prirent part, sinon dans les têtes du moins en théorie, entre le soutien à la guerre ou leurs intérêts de classe, les travailleurs choisirent la lutte de classe.
Cet exemple est important à cause de cet accident historique que fut ce référendum par correspondance, mais l’équivalent arrive assez souvent. Pendant la guerre du Vietnam, par exemple,on garde souvent l’image d’une opposition formée par ses radicaux des classes moyennes, la Nouvelle Gauche, contre des jusqu’au-boutistes la soutenant et se battant avec les étudiants pacifistes. Pourtant, le blocage de la production de guerre provint plus souvent des travailleurs menant des grèves ordinaires au cours de leur vie de travailleur que du mouvement d’opposition àla guerre tout entier. Il y eut des grèves chez Olin-Matheson, qui fabriquait des munitions, chez Mac Donnell-Douglas, qui construisait des avions de combat, dans les chemins de fer Missouri-Pacific, qui transportaient le matériel de guerre. Certaines de ces grèves durèrent jusqu’à deux semaines. Le manque d’avions et de matériel de guerre devint si aigu que l’administration Johnson fut près de réquisitionner les usines pour faire cesser les grèves.
Ce n’était pas parce que les travailleurs étaient contre la guerre. Une bonne partie d’entre eux l’étaient mais bien d’autres ne l’étaient pas (205 [1]). Ce que réclamaient les ouvriers, c’était de vivre comme des êtres humains dans le système de production. Il y a deux choses importantes à comprendre sur la lutte de la classe ouvrière. D’abord, cette lutte est une nécessité, inhérente à la situation et permanente, que les moyens en soient socialement approuvés ou pas. Ensuite, la bourgeoisie est constamment consciente de cette lutte, comme du risque inséparable d’un soulèvement social majeur - elle cherche à long terme à s’en protéger, à le faire échouer, à le prévenir. En fait, les vues les plus radicales sur la classe ouvrière américaine peuvent être trouvées non dans la presse gauchiste mais dans le Wall Street Journal et dans Fortune. Ces journaux sont très sérieux sur le sujet, parce que leurs lecteurs s’y trouvent sans cesse confrontés. Ils font de leur mieux, quand c’est nécessaire et qu’ils ne peuvent contrôler les travailleurs, pour soumettre ces derniers au système de production. Il y a quelques années on appelait ça enrichissement du travail : laisser les travailleurs croire qu’ils avaient quelque chose à dire sur ce qu’ils faisaient. Cela ne marcha pas très bien, alors maintenant on parle de la « qualité de la vie au travail », de participation ouvrière, de concepts d’équipe et de coopération travail-management. La coopération travailleurs-management est mise en œuvre par différents accords avec les syndicats destinés à réduire les antagonismes. Ils doivent s’unir pour maintenir la discipline à la base.
Un des problèmes est que les analyses générales, menées par la plupart des historiens, des sociologues ou des radicaux, tendent à dire que cela est très intéressant, que les travailleurs sont militants ; mais qu’est-ce que çà veut dire ? Les travailleurs soutiennent le capitalisme, les ouvriers sont sexistes, les travailleurs blancs sont racistes, les travailleurs sont divisés par leur qualification, les vieux sont contre les jeunes et ainsi de suite... C’est la vie. Aussi longtemps que durera le capitalisme, ce sera inévitable dans le monde. Cela n’aide en rien de croire que les gens seront convaincus par quelque définition abstraite de la solidarité, ou par quelque définition abstraite du socialisme, et qu’alors les travailleurs transformeront la société.
Ça ne marche pas du tout comme ça. Marx disait que l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante. Si cela pouvait être changé avant une révolution sociale, ou sans elle, alors une révolution ne serait pas nécessaire. Il suffirait de convaincre chacun que l’idéologie dominante est mauvaise et qu’il faut en accepter une autre. C’est l’idée qu’on trouve au cœur de tout parti d’avant-garde. Le parti incarne la bonne idéologie et s’il y a suffisamment de gens pour le suivre, il peut faire ce qu’il veut. Il peut faire la révolution ou, plus vraisemblablement, il peut faire ce qui aboutit à une contre-révolution et introduire un capitalisme d’Etat totalitaire comme en Europe de l’Est avant 1990.
Mais les travailleurs essaient de transformer la société ; parfois ils réussissent, le plus souvent ils échouent. Comment cela se produit-il ? Comment les luttes de base conduisent-elles à de profonds changements sociaux ? Comment des grèves sauvages, qui n’ont manifestement aucun chef au-delà du niveau de la section syndicale locale, peuvent-elles se transformer en actions avec un potentiel révolutionnaire, malgré des divisions, malgré les contradictions ? Il est nécessaire, question non d’arguments mais de méthode, d’examiner les avancées de la classe ouvrière au niveau international dans les années qui ont suivi la seconde guerre mondiale.
Un exemple est celui de la Hongrie en 1956, pays dominé alors depuis dix ans par une dictature totalitaire. Tous les moyens d’éducation et d’information étaient contrôlés par l’Etat et le Parti communiste. Il n’existait pas d’organisations indépendantes de la classe ouvrière, mais uniquement des syndicats officiels et les organisations approuvées par le parti.
En octobre 1956, une manifestation de masse fut organisée par les étudiants et les intellectuels pour soutenir les événements de Pologne, les Polonais résistant aux tentatives des Soviétiques d’accroître leur domination sur la société polonaise. Le gouvernement n’était pas très sûr de la réponse à donner à cette manifestation, l’autorisant et l’interdisant tour à tour. Mais le défilé eut lieu sans entraves et, finalement, les manifestants avancèrent tout un ensemble de revendications, comprenant le retrait des Russes, des droits pour les travailleurs, des syndicats indépendants, etc., et demandèrent qu’elles soient diffusées par la radio du gouvernement. Faute de réponse, les manifestants décidèrent de marcher sur la station de radio, située dans un autre quartier de Budapest. Il était déjà tard et ceux qui sortaient du travail rejoignirent les manifestants. Quand ils atteignirent la place située devant l’immeuble de la radio, la police secrète qui le gardait ouvrit le feu : la Révolution hongroise avait commencé.
Il y eut des combats de rue. Il y eut des signes montrant que l’armée hongroise ne soutiendrait pas le gouvernement. Les soldats se débandèrent ou rejoignirent les manifestants, ou encore donnèrent leurs armes aux manifestants. Dans les 24 heures qui suivirent, les travailleurs de Budapest prirent le contrôle des usines et des bureaux, des moyens de production et créèrent des conseils ouvriers pour les faire tourner. En 48 heures, les conseils ouvriers gagnèrent toute la Hongrie. En fait, les conseils ouvriers évincèrent le Parti communiste, qui avait été réorganisé sous un autre nom avec un gouvernement dirigé par une figure du parti, Imre Nagy. Pendant une brève période, il y eut une tentative de créer une autre société, ni capitaliste, ni communiste. Mais après deux semaines, la révolution fut écrasée, non par un pouvoir hongrois, mais par une invasion de chars russes.
Un autre exemple eut lieu au printemps 1968 à Paris. Il y eut d’importantes manifestations étudiantes et des affrontements entre les étudiants et la police pendant deux semaines. Sans lien apparent avec ces manifestations, une grève avec occupation eut lieu à Nantes, dans une petite usine d’aviation, et les travailleurs séquestrèrent les dirigeants. Et alors, ce qui était arrivé en Hongrie survint aussi en France. En 48 heures, 10 millions de travailleurs occupèrent toutes les usines. La révolte n’alla pas aussi loin que la révolution hongroise, bien qu’elle ne fût pas vaincue et fût à un doigt de faire tomber le gouvernement de Gaulle. En arrière-plan, la différence tint peut-être à ce qu’il n’y eut pas de fracture visible dans la structure militaire, ce qui, en Hongrie, avait permis aux travailleurs d’aller plus loin qu’ils avaient pu l’envisager.
La révolution hongroise, la révolte française, Solidarité en Pologne en 1980, la révolte tchécoslovaque de 1968 sont absolument incompréhensibles dans la vision habituelle des radicaux, des politiques ou des sociologues, de gauche comme de droite. On peut dresser toute une liste de présupposés : une révolution ne peut avoir lieu sans un parti et sa presse, une révolution ne peut avoir lieu sans que soit envisagée la discussion publique d’un programme, la révolution n’est pas possible sans une crise (il n’y avait pas de crise dans les pays où se déroulèrent ces événements). En d’autres termes, tous les critères qui paraissent essentiels pour envisager un changement social fondamental étaient absents.
Comment ces révoltes ont-elles pu éclater ? Comment des travailleurs qui pouvaient à peine se parler d’une machine à l’autre pendant dix ans en Hongrie ont-ils pu s’emparer de tout le système productif en 48 heures ? Comment les travailleurs français ont-ils pu faire la même chose ? (Ici, de nouveau, le rôle du Parti communiste fut intéressant. Le PC tenta désespérément d’attirer les travailleurs hors des usines et dans la situation de grève traditionnelle, marchant de-ci de-là avec les symboles traditionnels. Proche de De Gaulle, le PC fut probablement la force la plus contre-révolutionnaire en France.)
Il est impossible de comprendre ces événements en les isolant totalement du reste de l’expérience ouvrière. S’il n’y avait pas une lutte constante à la base, avec toutes ses contradictions, si tout avait été pacifique et tranquille et si ces luttes signifiaient quelque chose, la révolution hongroise n’aurait pu avoir lieu, la révolte française n’aurait pu éclater et on ne pourrait pas voir un jour quelque chose d’équivalent aux Etats-Unis. Marx disait, il y a bien des années, qu’on ne pouvait interpréter les grèves en se demandant si elle avaient gagné ou non en termes économiques, mais en recherchant leur sens politique. Il y a des résistances à la vie dans cette société. Quelques batailles sont gagnées, d’autres sont perdues, mais toutes portent un enseignement. Dans la société capitaliste, les batailles perdues sont les plus nombreuses. Occasionnellement, les travailleurs remportent de grandes victoires ;plus souvent, ils souffrent de grandes défaites. Plus souvent encore, il s’agit de modestes victoires et de modestes défaites. Mais si ces luttes nn’avaient pas eu lieu, depuis une, deux ou trois générations, ce potentiel révolutionnaire n’existerait pas.
Si, avec tous les avantages d’une vision après coup, un sociologue avait étudié les banlieues ouvrières de Budapest en septembre 1956, il n’aurait jamais démontré qu’un mois plus tard il y aurait une révolution ouvrière en Hongrie. Comment l’aurait-il pu ? Les travailleurs eux-mêmes ne savaient pas du tout ce que pourrait être l’avenir. Si une étude semblable avait été faite dans les faubourgs de Paris en avril 1968, le résultat aurait été le même. Les travailleurs auraient parlé de leurs problèmes de boulot, mais, selon toute vraisemblance, ils auraient plus ou moins approuvé la société dans laquelle ils vivaient.
Le référendum sur l’engagement de non-grève de l’UAW et les événements de Hongrie, de France et d’autres lieux soulèvent d’importantes questions sur la conscience de classe des travailleurs. Il y a dans L’Idéologie allemande de Marx une affirmation intéressante. Marx écrit qu’une révolution est nécessaire, pas seulement parce que la société bourgeoise ne peut être renversée d’une autre manière, mais parce que sans une telle révolution, les êtres humains ne peuvent pas être transformés pour créer le type futur d’une société. Vous ne pouvez pas faire des révolutionnaires et puis faire la révolution. Vous faites une révolution et, dans cette simple phrase, vous détruisez toute la merde des siècles. Et faute d’une révolution, toute cette merde restera. Si, pour que la révolution prenne place, vous devez d’abord vous débarrasser du racisme, du sexisme et de toutes les autres formes de bigoterie et de divisions qui sont endémiques dans la société capitaliste, alors, la possibilité de révolution n’existe pas (206 [2]).
Ce que ceci implique n’est pas une prédiction de la révolution, mais une question de méthode. La compréhension ordinaire de l’activité de la classe ouvrière est basée sur l’idée que la conscience mène à l’action ou provoque l’action. Il serait plus exact de dire que l’action conduit à la conscience ou, plus précisément encore, que l’activité et la conscience interagissent de façon rarement prévisible. Par exemple, quand les travailleurs du département d’une usine débrayent pour un quelconque grief, leur objectif reste habituellement très limité. Mais si ce débrayage entraîne l’arrêt total de l’usine, tous les travailleurs impliqués sont susceptibles de faire monter les enchères. Ils ont appris à travers leur propre activité que leur grief (et vraisemblablement bien d’autres) sont partagés par leurs camarades dans toute l’usine. Ils ont aussi appris que non seulement leurs griefs sont partagés mais que leur propre pouvoir est aussi partagé et cela donne corps au fait qu’il sera partagé.
On peut aller plus loin. Supposons que la grève d’une usine enclenche des grèves, soit dans d’autres usines de la même industrie soit ailleurs dans la même ville. Tout d’un coup, ce qui au départ n’était qu’un simple débrayage est devenu une grève générale et a pris une dimension totalement différente, politique, demandant d’autres décisions des travailleurs ou des comités de grève, sur des questions comme le maintien ou l’arrêt de telle ou telle production afin d’assurer l’ordre public, la réaction à avoir face aux tentatives du gouvernement de briser la grève, etc. Dans ces circonstances, il est tout à fait naturel que les travailleurs, rendus ainsi plus ou moins conscients de leur propre pouvoir, sentent émerger en eux des griefs plus importants, longtemps profondément cachés, et des désirs longtemps refoulés, et qu’ils les expriment d’une manière qui aurait été impensable avant le début de la lutte. Sans cette dialectique et ces développements profondément contradictoires de la conscience de classe des travailleurs au cours des luttes et des conflits, des événements tels que la révolution hongroise de 1956, la révolte française de Mai 68, le printemps tchécoslovaque ou la naissance de Solidarité en Pologne seraient totalement incompréhensibles.
La conclusion, naturellement, est qu’aussi longtemps que le lieu de travail sera le lieu d’une lutte continuelle et de conflits, des explosions sociales massives sont toujours possibles. Elles ne sont pas inévitables, pas limitées à tel ou tel pays, mais peuvent survenir n’importe où dans le monde industrialisé.
S.F. et M.G.
(Les notes figurent dans un fichier à part.)
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