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Le Mémorial d’Auschwitz, la Pologne et l’Holocauste

vendredi 1er septembre 2006

Cet article d’August Grabski est paru dans Solidarity n° 3/66, 3 février 2005

Le 7 janvier 2005, les présidents d’Israël, de Pologne et de Russie ainsi que les représentants de plus de quarante gouvernements ont honoré les victimes des nazis à Auschwitz. Ce camp d’extermination a été construit près de la ville d’Oswiecim en Pologne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les nazis y ont tué un million de Juifs, 19 000 Roms et 70 000 Polonais et Russes. Les marxistes considèrent l’Holocauste comme un crime commis par une classe dirigeante capitaliste (la bourgeoisie allemande) dans le cadre de son combat pour la domination impérialiste du monde. Ce génocide montre de quelle barbarie les capitalistes sont capables lorsqu’ils luttent pour accaparer des terres, amasser des profits, réduire en esclavage des travailleurs et quand ils combattent la démocratie, le mouvement ouvrier, l’égalité entre les races et les peuples. Mais comment l’héritage de l’Holocauste est-il traité en Pologne aujourd’hui, dans ce pays choisi par les nazis pour être leur principal centre d’extermination des Juifs européens ?

La société polonaise et l’Holocauste L’Holocauste représente une tentative efficace, systématique, menée à l’échelle industrielle, de rassembler et d’assassiner autant de Juifs que possible, en utilisant toutes les ressources et la technologie moderne disponibles pour l’Etat nazi à cette époque. Durant l’Holocauste les nazis ont tué 5,7 des 9,6 millions de Juifs européens.

Une grande partie des Juifs d’Europe ont été tués en Pologne, pays où, avant la Seconde Guerre mondiale, vivait la plus grande communauté juive d’Europe. 3,5 millions de Juifs vivaient en Pologne (environ 10 % de la population polonaise). Les nazis ont choisi la Pologne comme centre d’extermination pour plusieurs raisons : La Pologne accueillait la plus grande communauté juive en Europe ; La société juive polonaise se caractérisait par des traits culturels particuliers. Par exemple, le yiddish était la première langue de 80 % des Juifs ; le polonais, seulement de 10 % d’entre eux. Beaucoup de Juifs vivaient donc isolés du reste de la société ; Les nazis considéraient les Polonais comme des Slaves, c’est-à-dire, dans leur esprit, « une race inférieure » mais ils n’avaient pas l’intention de les liquider tous. Ils projetaient d’en tuer des millions et de transformer les survivants en une masse de travailleurs forcés incultes au service de leurs maîtres allemands ; Pour les nazis, la Pologne se situait à la périphérie de l’Europe « civilisée », aux frontières de l’Union soviétique « barbare », qui abritait également une importante minorité juive. Au début de la guerre les Juifs furent séparés de la société polonaise, chassés de leurs maisons et enfermés dans des ghettos d’où ils ne pouvaient pas sortir. Jusqu’en 1941 ils furent assassinés, de façon indirecte, grâce au travail forcé, à la faim et aux maladies.

Après 1941, les Juifs furent transférés dans des camps d’extermination : Auschwitz ; Treblinka avec un million de victimes ; Belzec avec 430 000 victimes ; Chelmno (Kulmhof) avec 360 000 victimes, Sobibor avec 260 000 victimes, Majdanek avec 230 000 victimes. Majdanek représente une exception parmi les camps de la mort puisque l’écrasante majorité des victimes n’y étaient pas juives.

La majorité des prisonniers étaient assassinés peu après leur arrivée dans les camps, dans des chambres à gaz. Pour éviter que la masse des détenus paniquent, les nazis faisaient croire aux victimes qu’elles allaient prendre une douche ; pour renforcer cette illusion, des pommes de douche furent installées dans les chambres à gaz, même s’il n’en coula jamais la moindre goutte d’eau.

Les camps étaient des lieux d’extermination non seulement pour les Juifs polonais mais également pour des Juifs raflés dans toute l’Europe par les nazis. Beaucoup de Juifs ne sont jamais parvenus jusqu’aux camps mais furent assassinés sur place - particulièrement en Union soviétique. Pendant l’invasion de l’Union soviétique, plus de 3 000 unités spéciales de tueurs (les Einsatzgruppen) suivirent les troupes allemandes et organisèrent des massacres de masse des responsables communistes et de la population juive vivant sur le territoire soviétique. Des communautés entières furent éliminées.

Face à la tragédie des Juifs, les Polonais adoptèrent des attitudes variées. La majorité d’entre eux subirent la terreur nazie - pendant la Seconde Guerre mondiale, les nazis tuèrent trois millions de Polonais. Ils ne pouvaient pas aider les Juifs enfermés dans les ghettos. Il est important de rappeler qu’en Pologne les nazis exécutaient automatiquement toute personne prise en train d’essayer d’aider des Juifs, et la peine s’étendait à sa famille et même à ses voisins - une mesure seulement appliquée en Pologne. Quelques milliers de Polonais ont probablement été tués par les nazis pour avoir aidé les Juifs. Malgré toutes ces difficultés, quelques centaines de milliers de Polonais ont aidé des Juifs, sous différentes formes. Au sein des « Justes parmi les nations », ce sont en effet les Polonais qui ont fourni le plus gros contingent de personnes ayant sauvé des Juifs sous la domination nazie. Seul un petit groupe de Polonais - nationalistes d’extrême droite et criminels - ont soutenu et activement aidé les nazis dans leurs persécutions antijuives. Les maîtres-chanteurs, qui ont extorqué de l’argent des Juifs en les cachant, constituaient un grave problème.

Ce fut un envoyé du gouvernement polonais émigré à Londres, Jan Karski, qui informa, pour la première fois, Roosevelt et Winston Churchill de l’extermination massive des Juifs en Pologne. Cependant, comme nous les savons, les Alliés ne bombardèrent même pas les voies ferrées menant au camp d’Auschwitz.

L’attitude des Polonais face à la tragédie juive dépendait en grande partie de leurs positions politiques. Une fraction des réfugiés juifs qui s’étaient échappés des ghettos rejoignirent la « résistance » et la guérilla communistes. Parmi les communistes polonais il y avait 27 unités de guérillas (1) intégrant un grand nombre de Juifs. En même temps, les nationalistes polonais d’extrême droite, principalement des Forces armées nationales (NSZ), massacrèrent des réfugiés (des individus et des groupes) dans les forêts polonaises, dans plus de 120 cas.

L’arrivée de l’Armée rouge mit fin au massacre des Juifs en Pologne. A l’époque, 88 % des Juifs polonais avaient déjà été éliminés lors de Holocauste. Les Juifs dans la « République populaire de Pologne » Les staliniens prirent le pouvoir en Pologne en 1944-1945. Ils menèrent une politique exactement à l’opposé de celle du gouvernement bourgeois polonais antijuif à la fin des années 30. Ce changement était notamment lié au fait que 40 % des adhérents du Parti communiste avant-guerre étaient d’origine juive. Pour la première fois dans l’histoire polonaise, les Juifs n’étaient plus des citoyens de seconde classe.

Les communistes tuèrent et liquidèrent de nombreux membres des groupes armés d’extrême droite, dont certains avaient participé à des massacres antisémites après la libération de la Pologne et qui continuèrent à traquer les survivants juifs jusqu’en 1947.

Jusqu’en 1949, il y eut onze partis politiques juifs différents en Pologne : non sionistes, sionistes, de gauche, de droite, et des organisations religieuses. Et tous purent exister sans être harcelés par l’appareil d’Etat stalinien. Les deux premiers parlements polonais élus après-guerre comprenaient quelques représentants juifs du Bund, des partis sionistes ouvriers et du parti sioniste modéré de droite, l’Ikhud (unité en hébreu). En1948, le gouvernement polonais achemina par train huit mille volontaires qui furent envoyés en Israel combattre l’invasion des Etats arabes.

Le gouvernement polonais laissa les Juifs émigrer à l’Ouest relativement librement. Les Juifs et les Polonais d’origine juive occupèrent des centaines de postes importants dans l’appareil d’Etat et le Parti communiste.

Heureusement, au début des années 50, le gouvernement stalinien polonais ne fut pas influencé par les procès staliniens « antisionistes » (en réalité antisémites) qui eurent lieu en Union soviétique et dans d’autres pays de l’Est.

L’Etat soutint financièrement le développement de la culture juive. Au début des années 50, la Pologne, avec une communauté juive très petite (moins de 100 000 personnes), était encore un des principaux centres de l’édition de livres en yiddish. L’attitude du régime stalinien envers la minorité juive ne signifait pas qu’elle menait une politique internationaliste envers toutes les minorités nationales en Pologne, par exemple les Allemands, les Ukrainiens et les Biélorusses qui n’avaient pas été déplacés de force en Allemagne et en Union soviétique après la guerre et étaient restés en Pologne. Pour créer leurs organisations culturelles, ces minorités durent attendre l’Octobre polonais (les mouvements antistaliniens de masse en 1956).

Mais au début des années 60 la fraction nationaliste à l’intérieur de la direction du Parti communiste - surnommée les « partisans » - se renforça. (Quelques-uns des chefs de cette fraction avaient participé à la guérilla communiste pendant la guerre.) Cette fraction lança une violente campagne de propagande contre les « sionistes » en 1967-1968.

En juin 1967, lors du congrès des syndicats (contrôlé par les staliniens), et après la défaite des pays arabes soutenus par l’URS durant la guerre contre Israël, le premier secrétaire du Parti communiste Wladyslaw Gomulka, déclara que chaque citoyen polonais devrait avoir une seule patrie - la République populaire de Pologne. Il accusa les Juifs polonais d’avoir une loyauté duelle.

En dépit de ses oripeaux « antisionistes », cette campagne était fortement antisémite. L’appareil central de l’Etat, le Parti communiste, les médias et les institutions culturelles et scientifiques furent purgés. La moitié de la communauté juive (plus de 13 000 personnes) quitta la Pologne. Après cette émigration, la plupart des institutions culturelles juives s’effondrèrent ou furent sévèrement affaiblies. Les dizaines d’écoles primaires et secondaires juives où l’on enseignait le yiddish fermèrent.

Les autorités polonaises modifièrent alors la façon dont on enseignait la Seconde Guerre mondiale dans les écoles polonaises. La tragédie vécue par les Juifs commença à disparaître des manuels. Les livres, les enseignants et les historiens n’évoquèrent plus que le massacre de six millions de citoyens polonais. L’identité juive de la moitié de ces six millions d’individus était rarement mentionnée.

Dans les années 70, et à un moindre degré dans les années 80, les autorités traitèrent des livres sur l’Holocauste comme moins importants que des ouvrages concernant des crimes commis contre les Polonais. Les livres sur les Juifs ne bénéficiaient d’aucune publicité, le nombre d’exemplaires imprimés était volontairement limité. En raison de la censure étatique, les historiens évitaient de parler de la façon dont certains Polonais, pendant la guerre, avaient pillé les biens des Juifs ou avaient exercé un chantage contre ceux qui se cachaient en leur extorquant de l’argent.

Après l’essor de Solidarnosc dans les années 1980-1981, les autorités communistes se mirent à employer des slogans, à faire circuler des rumeurs et à stimuler des sentiments antisémites, contre les dirigeants de ce mouvement. En 1981, un certain nombre de “durs” du Parti communiste lancèrent l’Association patriotique Grunwald. (Grunwald est un village où, en 1410, s’est déroulée une des plus grandes batailles du Moyen Age, souvent appelée la bataille de Tannenberg. Au cours de cette bataille, les troupes polonaises, lituaniennes et ruthéniennes battirent l’Ordre allemand des chevaliers teutoniques.) Néanmoins les slogans antisémites diffusés par Grunwald furent universellement rejetés par les militants de Solidarnosc. Après 1989 Après l’effondrement de l’Etat policier stalinien, des historiens liés aux milieux et partis de droite commencèrent à réécrire l’histoire contemporaine polonaise. La communauté juive craignait que le retour de la démocratie parlementaire et de la liberté d’expression provoque également le retour des slogans et partis antisémites, mais cela ne se produisit qu’à une petite échelle. Pour tout politicien sérieux, tenir des propos ouvertement antisémites signifierait aujourd’hui un suicide politique. En dépit de leurs efforts depuis 1989, les nationalistes d’extrême droite n’ont jamais pu recueillir plus d’un pour cent des voix .

Depuis 1989, la droite polonaise respectable a essayé de réhabiliter les chefs de l’organisation armée qui combattit le régime communiste en 1944-1947. Comme je l’ai déjà dit, certains de ces groupes tuèrent non seulement des fonctionnaires du nouveau régime mais également des Juifs. En 1996, l’Association des anciens combattants juifs de Pologne protesta contre la réhabilitation de Jozef Kuras, l’un des plus célèbres commandants de la guérilla anticommuniste. Il est responsable du massacre d’environ 50 survivants juifs. L’Association des anciens combattants juifs s’interrogea publiquement : « Combien de Juifs un Polonais doit-il tuer pour devenir un héros national ? » Mais ce communiqué ne fut publié que dans quelques journaux de gauche.

Les Voisins de Jan Tomasz Gross

En 2000, un historien polonais d’origine juive, Jan Tomasz Gross, professeur à l’université de New York, publia un livre décrivant le cas exceptionnel du village de Jedwabne, dont les habitants massacrèrent un millier de Juifs en juillet 1941. Les principaux organisateurs de ce meurtre de masse furent jugés et condamnés après la guerre, pourtant cet événement était resté inconnu du grand public. Les révélations de Gross causèrent un énorme choc dans la société polonaise, qui considérait généralement que les Polonais avaient seulement sauvé des Juifs pendant la guerre. L’étendue réelle de l’antisémitisme polonais (avant et pendant la guerre) avait été en grande partie ignorée. Les grands médias lancèrent une discussion sur la responsabilité polonaise dans la Shoah, et l’attitude passive, spectatrice, des Polonais face aux persécutions antijuives des nazis.

Cette discussion était certes nécessaire, elle fut fructueuse et positive. Elle contribua à détruire les stéréotypes nationalistes qui présentaient les Polonais seulement comme des héros ou des victimes, mais jamais comme les persécuteurs d’autres nations. Mais en tant que révolutionnaires nous rejetons toute idée de culpabilité collective d’un groupe ethnique face à un autre. Le responsable de l’antisémitisme polonais moderne, ce n’est pas le peuple polonais en tant que tel, mais des forces sociales concrètes : la droite nationaliste, une partie de la hiérarchie catholique. Nous ne voyons pas de raison d’en rendre responsables le Parti communiste d’avant-guerre ni le Parti socialiste polonais (2) qui combattirent directement le racisme. La gauche radicale et l’antisémitisme Malheureusement le discours « antisioniste », ou du moins une partie de ce discours, semble seulement répéter la propagande et les slogans mensongers conçus par le Kremlin après la guerre des Six Jours de 1967. La majorité des militants altermondialistes polonais ne condamnent pas les attentats suicides en Israël. Certains les soutiennent, même si ces attentats tuent des civils israéliens innocents. Et dans les milieux altermondialistes beaucoup de gens préféreraient soutenir les fondamentalistes islamiques « anti-impérialistes » plutôt que participer à des campagnes internationalistes de solidarité avec des mouvements sociaux émancipateurs.

Selon différentes études et recherches sociologiques dans les années 90, environ 20 % de la société polonaise a des conceptions et des sentiments antisémites. Heureusement aucune organisation radicale antisémite n’est en train de se développer pour le moment. Parmi les institutions officieusement tolérantes vis-à-vis des attitudes modérément antisémites on trouve la station de radio catholique Maryja (du nom de la Vierge Marie) qui a environ quatre millions d’auditeurs, et une aile du parti nationaliste et chrétien, la Ligue des familles polonaises (qui recueillait à une époque de 10 à 15 % des voix, et maintenant seulement 5 %).

Cependant, le souvenir d’Auschwitz est encore suffisamment répandu pour que l’expression d’un antisémitisme ouvert soit pour le moment discréditée dans la vie publique. Seule l’absence totale de tolérance envers les racistes et leur politique peut garantir que les fantômes antisémites ne réapparaissent pas à l’avenir.

August Grabski

1. Sur ces 27 unités de partisans communistes juifs, 10 étaient principalement composées de Juifs, 13 comprenaient plus d’un tiers de Juifs et 4 opéraient en dehors des frontières de la Pologne, mais contenait une forte proportion de Juifs et étaient commandées par des communistes polonais et non russes (August Grabski).

2. PSP : créé en 1892, il fut obligé de fusionner avec le Parti ouvrier polonais (stalinien) en 1948 pour créer le Parti ouvrier unifié de Pologne. (Ni patrie ni frontières).

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