Un article du magazine patronal Enjeux [1], intitulé « Les “sauvageons” de l’entreprise » donne un aperçu des problèmes actuels de gestion des grandes entreprises modernes - et plus précisément et plus généralement ceux concernant la gestion de la force de travail - le capital variable.
Ces problèmes auraient pu être analysés de longue date, car ils sont la conséquence d’un ensemble de situations sociales qui, si elle étaient, pour certaines, inéluctables, n’en étaient pas moins aisément prévisibles. Il eût été par suite relativement facile au système capitaliste de commander aux politiques les mesures à prendre à moyen ou long terme pour y parer, du moins si l’on suppose au capital une rationalité. Car, une fois de plus et contrairement à ce que certains pensent d’une telle rationalité, en dépit d’une cohorte d’analystes, d’économistes, de sociologues et autres planificateurs et prévisionnistes de tous acabits, pour ne pas parler des politiques ou des dirigeants d’entreprise bardés de tels experts censés éclairer leurs décisions, le système doit avouer ses carences et son impéritie. Car c’est le résultat, non pas forcément d’une méconnaissance (bien que les prévisions économiques se révèlent fausses neuf fois sur dix), mais de contradictions inhérentes au système capitaliste lui-même, dont les décisions de gestion, toutes orientées vers le profit, non seulement n’œuvrent que pour le court terme, mais en outre ne se soucient guère des conséquences à long terme, au-delà des résultats immédiats.
Ces résultats d’ailleurs ne se trouvent pas toujours atteints, car ils dépendent autant de facteurs hors de portée d’une intervention quelconque (les principes de base mêmes vitaux du système) que des effets boomerang des décisions à court terme prises antérieurement. Les exemples abondent dans tous les domaines, mais les faits que nous allons développer constituent un véritable cas d’école de ce point de vue. Et, de plus, ils frappent au cœur même du procès de production : l’exploitation du travail. Ce sont ces seuls faits qui nous intéressent, et non les nombreuses gloses qu’ils ne manqueront pas de soulever. Ce sont aussi les inquiétudes des dirigeants, pas en tant que telles (on s’en réjouit plutôt), mais les mesures qu’ils ne manquent pas de prendre déjà, ou ne manqueront pas de prendre, pour rétablir leur autorité et assurer ainsi le fonctionnement « normal » du procès de production. Ce sont finalement, avant tout, les réactions de classe individuelles ou collectives que ces mesures de « redressement » (au sens propre comme au sens figuré) provoqueront inévitablement.
On nous rebat les oreilles, depuis pas mal de temps, des conséquences dans la décennie qui vient du départ en retraite - la sortie de la sphère des activités, productives ou non, du système - des enfants du baby-boom de la décennie post seconde guerre mondiale 1945-1955.On en a parlé abondamment, dans un débat largement biaisé par la pression du capital cherchant à mettre la main sur une énorme masse de fric, à propos du financement des systèmes de retraite. On en parle en plus, maintenant, à propos d’une question autrement plus importante pour le fonctionnement du système de production. Assez curieusement d’ailleurs, spécialement pour ce qui touche au fonctionnement de l’Etat et de ses superstructures : les fonctionnaires, l’enseignement, la santé, etc., les « spécialistes » doivent avouer les carences dans la formation des éléments de remplacement de cette force de travail, carences dues autant aux « économies de gestion », diminution des prélèvements sociaux et autres restrictions dues à la pression du capital, qu’aux imprévisions touchant les deux décennies écoulées (un simple regard sur la pyramide des âges aurait permis au plus cancre des politiques ou économistes de comprendre). Bien sûr tout cela se paie aujourd’hui par des dysfonctionnements importants dans tous les secteurs cités et des bricolages d’urgence, en attendant qu’une génération puisse assurer la relève après de longues années de formation.
Par contre, on parle beaucoup moins des problèmes similaires qui émergent dans tous les autres secteurs de l’économie, notamment au cœur même des forces vitales du système, dans le secteur productif de l’industrie - pas seulement pour les professionnels et techniciens, mais aussi pour le travailleur de base, l’OS, celui qui assure l’essentiel dans la production de la plus-value, notamment dans les grands ensembles industriels, là où le travail à la chaîne reste l’élément central de l’appareil productif. Là, l’équation de départ est simple et résumée par les patrons qui assurent un « recrutement massif pour rajeunir leurs troupes » et puisent pour ce faire, à cause de l’épuisement progressif de la main-d’œuvre issue du baby-boom 1945-1955, dans le « réservoir des 16/25 ans où le taux de chômage atteint souvent 40 %. [2] »
L’opinion courante dans les milieux dirigeants de tous ordres était qu’un fort taux de chômage garantissait une docilité rassurante - donc une bonne productivité - quant à l’intégration de nouveaux travailleurs, garantie d’autant plus solide que même de bas salaires auraient permis de sortir de l’insécurité et de la précarité [3]. Il n’y a pas que les dirigeants d’entre- prise qui doivent, à la lumière de ce qui se passe dans les usines avec ceux que l’article sus-mentionné appelle, à l’instar de Chevènement, ex-ministre de l’Intérieur, les « sauvageons ».
Un autre représentant des patrons formule encore plus concrètement ce qui est qualifié comme « un casse-tête managérial des années à venir » : « La baisse relative du chômage [4] et le large renouvellement des générations (doublés par les plans sociaux et les vagues de licenciement garnis de préretraites) ont vidé les entreprises et contraint de recourir à un réservoir de main-d’œuvre dans lequel ils n’avaient pas prélevé jusqu’à présent... Les entreprises ne cherchent plus d’abord de bons travailleurs mais avant tout des salariés honnêtes et gérables. » Pour constater immédiatement que « 80% des salariés de moins de trente ans s’estiment libres de se comporter comme ils l’entendent sans respecter les règlements de l’entreprise ».
Pourquoi ne parle-t-on guère jusqu’à maintenant de ces problèmes essentiels ? D’après plusieurs témoignages, ces problèmes sont tels que beaucoup des DRH (directeurs des relations humaines, qu’on appelait auparavant chefs du personnel) préfèrent n’en pas parler, honteux en quelque sorte de leur impuissance autant que de l’impuissance des méthodes de gestion des « ressources humaines » dont ils sont caparaçonnés.
D’autres sont bien contraints d’essayer d’y répondre, c’est leur quotidien... et leur rôle de dirigeants. Le responsable de la « gestion du personnel » à l’usine Renault de Flins (banlieue ouest de Paris) doit « gérer » 6 000 travailleurs de 24 nationalités différentes. Et doit avouer : « ...Nous touchons une population de plus en plus en marge de la société ... Il faut reprendre l’éducation à la base, leur apprendre la discipline, le respect... Les chefs d’unité doivent être très diplomates et tolérants. Sinon, vous en venez vite aux mains... Il s’agit de réussir là où la famille et l’Education nationale ont échoué... » [5].
Bien sûr ces attitudes n’ont de sens que par rapport à la production elle-même. Le respect de l’autorité hiérarchique et des ordres donnés n’est nullement une question de politesse ou de bonnes manières : ce qui est en cause, et que les dirigeants essaient de juger à travers ce conformisme social, c’est la capacité d’exécuter ponctuellement les impératifs de production transmis à travers ces ordres. Or c’est précisément là que se situe la frontière de classe que transgressent sans vergogne les « sauvageons ». Les constatations sont particulièrement édifiantes si l’on en juge les déclarations de ceux qui hiérarchiquement doivent faire appliquer ces ordres : « Depuis deux ou trois ans je vois des jeunes qui viennent à l’usine quand ils veulent. Ils se comportent comme s’ils faisaient un stage et ne comprennent pas où est le problème puisqu’en cas d’absence, ils ne sont pas payés... ». Ce que confirment nombre d’employeurs qui se plaignent « d’absences inopinées, du non-respect des horaires ou du refus pur et simple de tâches jugées trop pénibles ou ingrates ”. Le système d’exploitation carotte-bâton ne fonctionne plus : « L’ascenseur social lui-même paraît ne plus fonctionner. Les salariés ne cherchent plus la promotion mais davantage d’argent tout de suite... », constate une avocate spécialisée en droit social.
Il ne s’agit là que de comportements individuels, mais il est évident que s’ils sont le fait d’une proportion relativement importante de travailleurs d’une même unité de production, la situation globale en est modifiée ou, pour reprendre une vieille formule : « La quantité se change en qualité. » C’est ce que constate, plutôt désespérément, un contrôleur du travail : « Les phénomènes de groupe sont très négatifs. Les jeunes reproduisent ce qu’ils font dans les cages d’escalier et perturbent tout. » On croit comprendre ce qui se cache derrière une telle affirmation et qui n’est pas clairement développé. Le propre de ce que l’on appelle « les phénomènes des banlieues » est, au-delà des jugements moraux ou juridiques sur les comportements, d’une part une grande solidarité (de clan, bien sûr, dans la cité, mais qui peut se ressouder en une solidarité de classe dans l’usine), d’autre part une grande combativité contre l’autorité, servie par une grande pratique dans l’affrontement quotidien des ruses, guet-apens et autres coups tordus. Transposés face à la réglementation stricte de l’usine et à la hiérarchie des chefs petits et grands, ces comportements asociaux peuvent avoir des effets particulièrement ravageurs sur le procès de production.
D’une part, ces comportements asociaux ne s’expriment pas seulement dans les relations avec l’autorité ou la liberté prise avec les données élémentaires de l’exploitation touchant le temps de travail. C’est l’ensemble de la réglementation de l’usine qui est battue en brèche. Malgré les interdictions, les postes de radio se sont multipliés sur les chaînes et braillent les musiques à la mode. « Interdire la radio, c’est risquer un conflit ; ils [cadres et direction, NDLR] ne savent trop comment faire. » L’usage des téléphones portables, également interdit, est, par force, toléré [6]. Les vols sur le lieu de travail se sont multipliés par deux en deux ans ; à un tel point que le centre des pièces de rechange de Flins refuse désormais d’embaucher des jeunes. Dans d’autres branches d’industrie se développe ce qui est appelé la « délinquance astucieuse » sur le lieu de travail, notamment dans l’hôtellerie et la restauration (trafic de tickets-restaurants, récépissés truqués de cartes bancaires, etc.).
D’autre part, les chefs se trouvent aux prises directement avec la violence chaque fois qu’ils essaient de faire respecter le minimum de travail nécessaire à la production. Cela concerne particulièrement les intérimaires qui n’hésitent pas, malgré leur statut précaire à intimider les chefs. Intimidation verbale accompagnée de menaces de représailles physiques. Cela se produirait particulièrement dans les équipes de nuit qui regroupent entre 10 % et 20 % d’intérimaires qui ont pris le surnom de NTC (Nique ton chef) [7]. En fait, toute la hiérarchie « a peur des jeunes » constate le secrétaire général CGT de Flins, génération des cinquante ans. Même le grand patron n’y échappe pas ; la CGT a dû recruter (face aux mêmes pénuries que l’entreprise et aussi à la désyndicalisation) parmi cette « nouvelle génération de travailleurs » et un maghrébin se retrouve élu CGT au comité d’établissement de Flins : il n’hésite pas, si la discussion s’échauffe, à traiter le directeur de fils de pute ou de bâtard. D’après la même avocate déjà citée, les licenciements pour violence se chiffrent par dizaines chaque année. Renault cite un exemple où le même type d’action collective a disloqué toute une promotion de stagiaires en formation, en incriminant un « meneur » qui se vantait de vendre du haschich dans l’usine pour provoquer l’échec.
Les entreprises ne peuvent pas bien sûr rester passives devant une telle situation. Mais outre que parmi les dirigeants, comme nous l’avons mentionné, le sujet reste tabou (le « syndrome de la maladie honteuse » comme la dénomme un expert en management), d’autres sont contraints de chercher des solutions : la continuité de la production et la compétitivité en dépendent. Ce qui va bien au-delà des consignes données aux chefs d’« être très diplomates et tolérants » si l’on veut éviter de se faire casser la gueule. Renault a tenté de prendre le taureau par les cornes. Les jeunes « en insertion » déjà affublés de « tuteurs sociaux » ont été affublés de « tuteurs professionnels » qui sillonnent l’usine pour désamorcer les conflits. Mais bien des conflits ne sont pas internes à l’usine : ils touchent des problèmes de vie hors de l’usine qui perturbent bien sûr la régularité nécessaire du travail, sans qu’ils puissent être souvent incriminés à un comportement individuel, et qui ne peuvent être résolus par la gamme des services sociaux courants. Ces problèmes sont ceux du mode de vie dans les banlieues qui font ainsi irruption dans des structures de production supposant un certain type de vie standardisé aux problèmes connus, quantifiables, réglables [8]. Quelques-uns des problèmes relevés à Flins permettent de se faire une idée de ce qu’ils sont : expulsion du domicile parental, garde à vue ou incarcération pour des délits mineurs, surendettement, usage de drogues, vie totalement désorganisée par manque de lieu d’hébergement, dislocations familiales, etc. Ce qui fait que les « tuteurs » en question fonctionnent plus comme des assistantes sociales, ce qui n’était pas bien sûr leur destination d’origine, et ne peuvent dès lors que parvenir à une « régulation » bien minimale ; ils doivent d’ailleurs avouer une double impuissance, d’abord celle à répondre à des problèmes non seulement inhabituels mais aussi très divers et imprévisibles, ensuite celle à en résoudre les conséquences sur le déroulement du procès de production.
La première question que l’on peut se poser avant de tenter d’analyser ce phénomène est celle de sa dimension. Une première méfiance peut venir du fait que, dans des buts divers - soit faire pression sur l’Etat, les collectivités et les politiques pour obtenir des subsides, soit calmer les actionnaires -, les dirigeants d’entreprise crient au loup, maximisant des faits réels mais n’ayant pas une telle importance, extrapolant à l’échelle nationale des faits cantonnés en réalité dans certains secteurs de l’économie. Apparemment, le problème est bien global et n’en est, effectivement, qu’à ses débuts : il est dû d’une part à des données démographiques incontestables et à une politique à court terme des dirigeants économiques et politiques [9] dont la conséquence générale conduit, pour les emplois du bas de l’échelle, à puiser dans ce réservoir disponible des 16-25 ans où le taux de chômage est très élevé et parqué dans les ghettos de laissés-pour-compte de la banlieue des villes, là où une marginalité a développé une sociabilité en rupture avec celle du reste de la société.
Constater cela répond aussi à la question de sa généralisation dans la France de 2002 : les exemples cités dans l’article proviennent pour une bonne part de l’usine Renault de Flins, mais ils touchent également les services, notamment ceux qui, comme la restauration, l’hôtellerie, etc., sont « gros consommateurs » de cette main-d’œuvre précaire. Une autre partie importante des témoignages émane des cabinets de gestion ou autres entreprises d’intérim qui peuvent, sans aucun doute, surdimensionner des situations qu’ils constatent dans la demande de leurs clients pour pouvoir leur vendre leurs salades. De plus, comme le souligne l’une des personnes interrogées, bien des chefs du personnel (les DRH) ou de patrons de petites boîtes n’en parlent guère, sauf à leurs proches, considérant cet échec dans l’intégration des jeunes comme « leur » échec (avec les conséquences pour leur situation personnelle et/ou celle de leur entreprise).
D’autres témoignages directs montrent que les « problèmes » de Renault sont aussi ceux des autres firmes de l’automobile, notamment PSA. On peut donc penser que lorsque le journal patronal présente ces faits comme « Un casse-tête managérial des années à venir » ce n’est nullement, limité, ni particulier, mais général et durable.
Une autre question surgit alors : est-ce un phénomène purement hexagonal, que le capitalisme doit résoudre spécifiquement en France, ce qui poserait effectivement de sérieux problèmes dans la compétition européenne et internationale ? On ne possède guère d’éléments de réponse. Pourtant, une des bases de la crise de recrutement considérée, celle du remplacement des générations et du fossé entre les plus de 50 ans et les 16/25 ans, existe, d’un point de vue purement démographique, à peu près partout en Europe, à quelques variantes près. Pour l’autre volet de la situation décrite, à savoir la marginalisation d’une bonne partie de ces 16/25 ans et leur attitude asociale par rapport au système et à ses valeurs, on avoue mal connaître [10]. Le seul exemple précis que nous puissions citer est celui de la Grande-Bretagne où les émeutes raciales de l’été 2001 ont révélé une tension sociale dans les zones autrefois prospères de l’Angleterre industrielle. Bien que les manifestations sociales de ce marasme économique et social ne soient pas du même ordre, on peut les rapprocher de ce que les patrons peuvent constater en France dans l’exploitation du travail.
Ces manifestations sont de deux ordres. Tout d’abord, globalement, on constate que malgré toutes sortes de pressions sur le capital variable depuis vingt ans (le début des années Thatcher), la productivité industrielle est toujours restée très en retard (parfois près de 30% inférieure) par rapport aux homologues européens ; la conséquence en est que la plupart des grandes firmes automobiles, par exemple, se désengagent du Royaume-Uni. On peut déduire de cette situation que les jeunes générations de prolos britanniques n’ont pas sur le lieu de travail des comportements différents de ceux de leurs aînés. L’autre ordre de ces manifestations sociales du marasme économique tient dans la définition du chômage. Un « Centre pour les performances économiques » constattait récemment que la division rituelle entre ceux qui ont un travail et les chômeurs (95 % contre 5 % de la population active, d’après les chiffres officiels) est totalement fausse et ne reflète aucunement la situation réelle. Il existe une catégorie de « potentiellement actifs » qui ne sont pas classés comme chômeurs (donc non indemnisés) mais néanmoins n’occupent pas (officiellement) un emploi. Cette nouvelle catégorie a été baptisée « économiquement inactifs » et sa proportion dans la masse totale de population « en âge de travailler » est restée depuis des années invariablement fixe au taux de 21 %, soit un sur cinq pour l’ensemble du Royaume-Uni [11]. On ne possède guère d’autres matériaux que ces statistiques mais le remplacement des vieux, le même problème qu’en France, contraindra, pour un fonctionnement minimal de l’économie, à puiser (fût-ce pour un marché noir de la main-d’œuvre) dans ce réservoir de main-d’œuvre « incertaine » qui, de toute évidence, ne respecte par plus que les « sauvageons » d’ici les règles de base du travail dans le système capitaliste.
Pour en revenir au problème de base qui se pose en France (mais qui se pose et se posera certainement hors de France), son intérêt pour nous est dans sa signification en termes de lutte de classe. Dans le début des années 1970 nous sont venus des Etats-Unis non seulement des informations sur les difficultés du capital américain, notamment dans l’automobile, pour intégrer les jeunes générations (la génération hippy des luttes anti-guerre du Vietnam) à l’époque des premières délocalisations hors des grands centres industriels trop obsolètes et trop syndicalisés. Les résistances, dont les manifestations allaient du sabotage à la fixation du rythme de la chaîne et à des infractions généralisées aux règlements intérieurs de l’usine, furent alors présentées comme des comportements collectifs organisés. Des théories furent édifiées, comme des courants de base cherchant à définir une contre-planification dans l’entreprise capitaliste [12], une sorte de mouvement de base vers le communisme. Qu’il y ait eu alors un mouvement réellement de base organisé, ou bien une construction de quelques politiques ou syndicalistes « révolutionnaires » impliqués dans ces luttes, il est difficile de le dire, tant le débat devint confus, éloigné des réalités qui lui avaient donné corps, et fortement obéré par des considérations autogestionnaires. Le débat rebondit, passionné, dans les cercles de l’après-68 en Europe [13]. Il serait trop long de l’évoquer ici mais il est évident, quelles qu’aient été l’honnêteté et la conviction profonde de ceux qui l’animèrent, que les thèmes développés furent largement déviés et récupérés pour le temps qu’il fallait par tous les organes de domination idéologique du système capitaliste.
Peut-être certains des commentateurs des faits que nous avons relatés pour la France seront-ils tentés de reprendre une telle théorisation. Mais à notre avis, ils se tromperont lourdement. Pour autant que nous le sachions, ces formes de lutte qu’on ne peut que classer comme lutte de classe, ne procèdent nullement d’une idéologie quelconque, d’une volonté collective (sauf ponctuellement, de circonstance, ce qui appelle d’ailleurs d’autres analyses sur le développement des formes organisationnelles de la lutte de classe). Ces luttes sont l’expression directe du conflit entre un mode de vie façonné par les conséquences du fonctionnement du système lui-même et le mode de vie qu’implique le fonctionnement « normal » de ce même système.
Le « rejet » d’une partie de la population (quelle que soit d’ailleurs son origine ethnique ou sociale) dans une marginalité implique beaucoup plus que ce que peut indiquer ce terme de marginalité. D’une certaine façon, c’est une autre société, avec ses propres règles, règles différentes même si elle se développe d’une manière parasitaire sur la normalité de l’« autre » société. Les « sauvageons », contraints et forcés, ne viennent pas dans le travail capitaliste pour y trouver une perspective autre que se faire du fric, exactement comme s’ils dealaient une drogue quelconque, volaient une mob ou « empruntaient » une voiture, y introduisant les mêmes comportements, les mêmes rapports de force, les mêmes problèmes sociaux sécrétés par leur misère sociale, ne voyant dans la structure d’exploitation dans laquelle on essaie de les « insérer » que l’équivalent de celle qu’on tente de leur imposer dans les cités.
En d’autres termes, ils ne luttent pas au sens où on pourrait le voir d’une lutte (organisée ou pas) pour améliorer leur situation de salarié dans le système (ce qui implique le respect relatif des règles du système, même si on les transgresse parfois). Ils « luttent » pour vivre là comme ils vivent ailleurs, déniant, niant, du même coup, toute valeur au système d’exploitation lui-même. Pour les exploiteurs, le résultat est le même : quelles que soient les formes et les raisons de la lutte, le but reste d’assurer le fonctionnement du procès de production de telle manière que la rentabilité soit maintenue sinon accrue. Mais, si le résultat de ces obstacles au fonctionnement « normal » de l’appareil productif peuvent paraître similaires, les réponses que doit apporter le management ne sont pas du tout semblables, parce qu’il s’agit de « luttes » de caractères totalement différents. Alors que les formes de la lutte de classe impliquaient la plupart du temps une certaine finalité provisoire - exprimée dans une revendication - puis dans un compromis permettant de parvenir à ce but d’abord dans l’intérêt du capital, les formes (pour autant qu’on puisse dire, tant elles sont informelles et inorganisées) de la lutte dont les dirigeants d’entreprises font état ne relèvent plus du tout du type de relation qu’elle impliquait autrefois. C’est ce qui rend ces comportements d’autant plus difficiles à appréhender et à « rectifier » pour les intégrer dans le procès de production, si tant est que cela soit possible.
De notre point de vue - tenter de voir ce qu’est la lutte de classe aujourd’hui, et en quoi le capital moderne peut être porteur de ruptures donnant ouverture à des perspectives d’un changement radical de société -, force est de constater que, pour limitées qu’elles soient, ces formes « d’inorganisation » sont en quelque sorte la négation du procès de travail dans le système capitaliste. Il s’agit d’un rejet qui ne donne pas plus prise aux séductions ou sanctions de l’intégration qu’aux constructions idéologiques du style autogestion. Nous n’en tirons aucune autre conclusion que la signification (en aucune manière l’expression spontanée ou pas, construite ou pas) d’une rupture. Autrefois, elle pouvait être individuelle, elle l’est encore mais, par sa récurrence et par le fait que le capital doive, bon gré mal gré, puiser dans cette réserve de main-d’œuvre qu’il négligeait jusqu’alors - et pour cause - , regroupant ainsi dans une sorte de collectif des recrues ayant des comportement similaires face aux structures d’encadrement du travail, l’ensemble crée une situation entièrement nouvelle. Personne ne peut dire comment une telle situation évoluera. Mais il est certain qu’elle n’a rien de commun avec ce qui pouvait être décrit dans les années 1970 aux Etats-Unis ou en Europe [14].
Bien qu’elle soit révélatrice d’une tendance dans une fraction non négligeable de la population jeune, promise d’une manière ou d’une autre à constituer une fraction du prolétariat dans l’appareil de production, on peut se demander s’il ne s’agira pas d’un phénomène éphémère. Ephémère tout d’abord parce que le vieillissement et les nécessités de leur survie contraindra ces prolétaires à s’intégrer dans les comportements plus traditionnels des autres travailleurs et dans la lutte de classe telle qu’elle est comme partie du procès de production. Ephémère, peut-être aussi parce que le chômage peut à nouveau se développer et ramener vers l’usine des éléments qui avaient pu s’en écarter parce que d’autres emplois plus attractifs étaient disponibles, ce qui fera retourner les marginaux dans leur ghetto. Ephémère, enfin parce que, même si cela ne se produit pas, les dirigeants vont mettre tout en œuvre, à court et à long terme, pour réduire autant que possible ou éliminer ce qui, s’il se développait, serait une menace sérieuse dans la compétition capitaliste.
On pourrait se référer, dans cette perspective, à ce qui s’est déroulé aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni dans les années 1970, où l’arme des délocalisations à l’étranger associée à la croissance du chômage a réduit assez rapidement les résistances dont nous venons de parler à ce qu’elles pouvaient être antérieurement. Les grandes théories sur le « contre-planning » et le sabotage organisé comme moyen de lutte ont été renvoyées dans les cartons ou dans les colonnes des thuriféraires de l’autogestion, tout comme les tentatives vite abandonnées de « réorganisation des tâches » - voie d’exploration des entreprises pour intégrer dans la gestion capitaliste des phénomènes qui pouvaient s’amplifier mais qui disparurent sous d’autres coups de boutoir.
Même si l’on voit dans ce qui se passe actuellement dans le procès de travail en France des phénomènes très spécifiques de lutte et de rupture, on ne peut dire comment ils évolueront. Les mesures prises à court terme (même si on ne voit pas exactement lesquelles) pourraient, si elles sont trop répressives, déclencher d’autres formes de résistance, voire de luttes plus ouvertes. Les mesures prises à long terme relèvent de la quadrature du cercle : elles procèdent du rétablissement dans les cités de banlieues d’un « ordre social » qui touche tous les domaines de la vie sociale, depuis la sécurité policière, l’efficacité de l’école comme organe d’intégration et surtout, à la base, la disparition de la ségrégation et de la misère sociales. Ce qu’un dirigeant résumait tout simplement par : « C’est une population à laquelle il faut apprendre à dire bonjour, au revoir, à enlever la casquette, à arriver à l’heure... » Sans commentaires. La société capitaliste peut-elle renier les fondations sur lesquelles elle s’est édifiée et survit, et gommer ainsi les conséquences mêmes de sa propre activité ? Ce qui est sûr, à la lumière des faits pourtant limités que nous venons d’exposer, c’est qu’elle a développé une vulnérabilité dont les fondements, pour balbutiants, limités et tout provisoires qu’ils soient, frappent au cœur même du procès de production. Même les mesures à long terme qui pourraient être prises aujourd’hui demanderaient presque une génération pour donner un résultat, à supposer qu’il soit possible (or il ne l’est évidemment pas) de détacher une « politique d’intégration » indépendamment de la résolution du problème global d’une désagrégation sociale.
Les questions qui sont posées ici pourraient être replacées dans le contexte global de l’évolution du système capitaliste sur un plan mondial. Une réflexion sur l’implosion du système capitaliste d’Etat dictatorial de l’URSS, nullement causé par une poussée révolutionnaire quelconque mais par une carence d’accumulation du capital en raison des attitudes générales irréductibles devant le travail, pourrait faire la liaison avec des considérations du même ordre quant au système de domination du capitalisme mondial. Une première étape de cette réflexion consisterait à s’affranchir de la conception de la lutte frontale avec les organes répressifs du capital, batailles inévitablement perdues vu l’arsenal dont disposent ces forces répressives. Sauf précisément à considérer que, pour pas mal de raisons, tout comme en URSS, ces forces seraient totalement impuissantes et gangrenées par cette incapacité à résoudre les problèmes sociaux posés par les attitudes des travailleurs devant le travail ne donnant pas prise aux méthodes de domination. Il faudrait ainsi analyser des phénomènes apparemment divers, mais conduisant au même résultat quant à l’accumulation du capital, et survenant avec des formes différentes dans différents pays du monde.
Ce même type de réflexion devrait se consacrer aux courants divers de « résistance organisée » qui tentent de récupérer de tels phénomènes pour tenter de les infléchir vers ce qui est finalement, malgré la phraséologie d’opposition, un prolongement réformiste du système capitaliste : ces courants peuvent prendre des formes plus ou moins légales d’appels à la « citoyenneté » et au « civisme » ou des formes plus ou moins illégales jusqu’à un certain degré de violence, ce que Théorie communiste appelle le « démocratisme radical » [15], toutes choses qui peuvent être analysées comme les plus récentes défenses d’un système d’exploitation qui, attaqué dans ses fondements mêmes, essaie de se pérenniser.
H. S.
décembre 2001