Les nouvelles règles de validité des accords collectifs fixant les conditions d’exploitation du travail baptisées « loi Fillon 2004 » n’ont guère soulevé de protestations de la part des syndicats tant ouvriers que patronaux. Pourtant, on peut s’interroger non seulement sur le sens de ces nouvelles règles mais sur les causes plus profondes qui ont conduit à modifier une situation juridiquement réglée depuis plus d’un demi-siècle.
Un des éléments essentiels de l’exploitation de la force de travail est dans la mise en œuvre du capital variable avec des procédés, les uns résidant dans les technologies sur lesquelles œuvrent les travailleurs, les autres, déterminés en partie par ces technologies, dans un ensemble de régulations que le travailleur doit respecter sous peine de sanctions et qui doivent assurer dans des conditions optimales la production de la plus-value.
L’ensemble de ces régulations est un élément des techniques de production et définit les formes d’encadrement du travail, ce qui se traduit par ces règles juridiques qui définissent ce que l’on appelle le contrat de travail - un contrat inégal dans lequel les droits et devoirs du travailleur salarié sont très déséquilibrés au profit du capital, ce déséquilibre pouvant se modifier pour un temps plus ou moins long avec les fluctuations du rapport de force capital-travail.
Il est bien évident qu’une entreprise n’est jamais statique, dans un environnement capitaliste caractérisé par la concurrence et la mise en œuvre de ces nouvelles techniques de production ; elle est toujours, petite ou grande, insérée dans une dynamique objective. Les conditions d’exploitation des techniques et de la force de travail lui sont imposées par les nécessités de sa survie, c’est-à-dire de la rentabilité du capital investi. On oublie trop souvent que, pour l’entreprise capitaliste, c’est une question de vie ou de mort.
Il s’ensuit que les règles qui ont été fixées à un moment historique dans le procès de production ne peuvent être immuables et que cette dynamique impose au capital, à l’entreprise, d’adapter constamment la régulation de l’exploitation du travail, de révolutionner ce que lui même avait imposé et/ou accepté dans des conditions antérieures. Il s’agit de tout un ensemble complexe où interviennent de nombreuses données de base, la lutte de classe, c’est-à-dire les résistances à l’exploitation jouant un rôle central tant dans les décisions de transformation du procès de production que dans les conditions de mise en œuvre des nouvelles techniques de production.
Peut-on retracer ce qui, dans les transformations dans la mise en œuvre du capital en France, a conduit à modifier les règles d’élaboration de conditions de travail mieux adaptées à la situation présente ?
Retracer l’évolution du capitalisme, des techniques de production et de l’ensemble des régulations sociales, est une tâche conséquente qui dépasse largement le cadre de cet article et même d’une brochure. Aussi, après un bref historique, nous contenterons-nous d’examiner en quoi la nouvelle loi répond vraiment à une situation nouvelle.
L’ensemble du cadre des relations de travail (y compris tout un arsenal de réformes sociales) dans l’immédiat après-guerre avait pour but de tenter d’associer la classe ouvrière à la reconstruction de l’appareil productif au profit du capital national. Cette reconstruction se fit sous la forme d’un capitalisme d’Etat, dans lequel la nationalisation des secteurs clés de l’économie ne répondait pas seulement à l’ensemble des réformes sociales, qui n’étaient nullement une conquête ouvrière comme on le prétend souvent, mais une concession temporaire et intéressée dans une réponse biaisée aux espoirs nés des souffrances de la guerre, destinée à éluder un mouvement plus ample dans le style de ce qui avait suivi la première guerre mondiale ; une place importante était donnée aux syndicats dans la gestion de cette économie capitaliste d’Etat et des organismes sociaux gérant l’ensemble des réformes sociales, entretenant l’illusion qu’un appareil syndical était l’expression « démocratique » de la volonté des travailleurs et non un appareil d’encadrement et de contrôle du rapport de forces travail-capital.
Faute de pouvoir décréter juridiquement qu’un syndicat unique serait, comme dans beaucoup de pays capitalistes d’Etat, la courroie idéale de transmission des décisions économiques et sociales vers le prolétariat, il fut créé la notion de « représentativité », qui entérinait une situation de fait dans la domination quasi totale de la CGT dans les relations de travail. Il s’agissait alors pratiquement d’un syndicat unique. Les règles strictes de cette représentativité garantissait qu’aucun autre syndicat ne viendrait troubler cette construction favorable au capital. Corrélativement, la régulation des conditions de travail par des accords collectifs patronat-syndicat donnait à un seul syndicat représentatif (la CGT) le pouvoir d’apposer une signature qui s’imposait alors à l’ensemble des travailleurs visés dans la collectivité définie dans cet accord. Toute une hiérarchie d’accords collectifs, nationaux interprofessionnels, d’industrie, d’entreprise enserraient le travailleur auquel on ne demandait en aucune façon s’il les acceptait ou pas (à cette époque, la « démocratie » ouvrière n’existait pratiquement pas avec les grèves « presse-bouton », il faudra attendre plus de vingt ans pour que des votes sanctionnent des accords et la reprise éventuelle du travail).
Pendant plus de cinquante ans cette règle juridique sur la représentativité et les accords collectifs validés avec la signature d’un seul syndicat représentatif perdurèrent. Mais, quelques années après sa mise en œuvre, la situation économique, sociale et politique qui avait sous-tendu cette construction juridique s’était totalement modifiée, ce qui a entraîné des effets pervers.
La compétition capitaliste mondiale a contraint à tout un ensemble de restructurations concernant l’organisation du capital : une concentration en trusts nationaux voire multinationaux par la disparition et l’élimination des maillons faibles, la nécessité pour ceux-ci de se répandre sur des marchés à leur dimension ce qui entraînait la constitution de vastes entités économiques (Alena et Mercosur dans les Amériques, Union européenne, etc.) et au niveau mondial (OMC). Parallèlement, dans une période plus récente, le capital à la recherche de profits reconquérait pratiquement l’ensemble du secteur étatique (dont l’existence n’était plus nécessaire) et pénétrait des secteurs dont il s’était désintéressé jusqu’ici (notamment dans ce que l’on appelle les « services »).
Il fallait, pour que ces modifications dans la mainmise du capital soient totalement profitables, que les règles fixées dans une orientation capitaliste d’Etat soient totalement modifiées, afin de s’adapter aux relations de travail induites par ces nouvelles structures économiques, sociales et politiques du capital. Les résistances, ouvrières pour la préservation des « acquis », syndicales pour la préservation du pouvoir social des appareils syndicaux, résistances souvent conjuguées (mais pas toujours) dans une sorte de coalition d’intérêts, faisaient que, à part des modifications de détail, il était difficile politiquement de transformer un système devenu obsolète. L’accroissement du chômage et la tolérance politique et syndicale de situations de fait à la marge de la légalité, allaient permettre d’édulcorer et de tourner les résistances ouvrières. C’est ce qui se déroule dans la période présente.
Relativement aux problèmes juridiques soulevés par la signature des accords collectifs fixant les conditions de travail, le problème est apparu très tôt avec une multiplication des syndicats, ce qui n’avait pas du tout été prévu et qui va sérieusement compliquer les situations et fausser le système. Pour une bonne part, l’apparition de nouveaux syndicats venait du fait que, avec l’évolution du capital et des structures capitalistes, les syndicats « reconnus », intégrés dans le système, ne pouvaient qu’accepter les modifications des conditions d’exploitation des travailleurs. Mais les « nouveaux » syndicats, quelles qu’aient pu être leurs intentions de départ, gagnaient à leur tour, pour des raisons plus politiques ou stratégiques à court terme du patronat, le même pouvoir légal et, de par leur fonction même d’intermédiaires dans la fixation des conditions d’exploitation montraient finalement la même incapacité de résoudre les problèmes qui se posaient pour les travailleurs.
Le résultat était double :
d’un côté, leurs effectifs déclinaient pour descendre au-dessous de 10 % de l’ensemble des travailleurs (avec une répartition très inégale suivant les secteurs public et privé et la professsion), tarissant leur source militante et donnant encore plus de poids à leur pouvoir légal, dévoyant leurs actions vers la protection de ce pouvoir, ce qui les poussait encore plus dans la voie d’une bureaucratisation conformiste et d’une politique gestionnaire ;
d’un autre côté, une multiplication légale dans l’entreprise du nombre de délégués et de représentants syndicaux, posant des problèmes de coût dans une période de pression économique intense
Tout cela a entraîné une grande complexité dans les discussions paritaires et l’utilisation perverse par le patronat des procédures d’accords collectifs antérieurs.
L’ensemble de ces conséquences dans la persistance de règles juridiques inadaptées donc obsolètes pour le capital peuvent expliquer, au moins en partie, à la fois les délocalisations, le développement de la sous-traitance et de l’externalisation. Schématiquement, on peut dire que toutes ces modifications des structures de l’entreprise capitaliste, de même que le développement d’un arsenal de statuts précaires dérogeant aux régulations au droit du travail comme aux conventions collectives étaient et sont dictées par le souci d’échapper à l’ensemble des régulations existant depuis un demi-siècle et à la quasi-impossibilité de balayer d’un coup le bloc central de ces régulations, sauf par des mesurettes de détail.
Une utilisation perverse mais parfaitement légale par le patronat des procédures de conclusions d’accords collectifs jouait sur la présence soit sous forme de délégués, soit sous forme de représentants, d’une multiplicité de syndicats (il pouvait y en avoir plus de 5 ou 6, tous détenteurs du même pouvoir légal, quel que soit le nombre de leurs adhérents ou votes dans les élections d’entreprise). Il suffisait de la signature d’un seul syndicat, même quasi inexistant dans l’entreprise ou dans la branche, à un accord collectif avec le patron ou un syndicat patronal pour que l’accord soit valable et s’applique automatiquement à l’ensemble de la collectivité des travailleurs visés dans cet accord. Les autres syndicats n’avaient souvent d’autre ressource, après avoir vilipendé verbalement le signataire de l’accord auquel ils ne pouvaient s’opposer, que d’y adhérer ultérieurement, tout simplement pour rester dans la course de la « représentation ouvrière ». Cette disposition fut largement utilisée au cours des années. Mais bien qu’elle ait soulevé souvent des protestations (et même provoqué des grèves), ce n’est pas un souci de justice sociale qui a conduit ces dernières années à des études sérieuses pour que toute cette procédure soit modifiée pour la rendre plus adéquate aux intérêts actuels du capital.
Parmi les projets qui furent étudiés récemment, l’un des plus radicaux dans ce domaine consistait à reprendre le système américain ou britannique donnant, avec des procédures diverses, à un seul syndicat la reconnaissance légale pour la fonction d’intermédiaire dans les fixation des règles s’imposant aux relations de travail dans l’unité de travail considérée. L’application d’un tel système aurait permis de faire d’une pierre deux coups : il réduisait drastiquement le nombre de délégués et représentants syndicaux simplifiant et facilitant ainsi l’élaboration et l’application de ces règles, il permettait d’éliminer les « petits » syndicats dont l’activité se réduisait au rôle d’agitateurs sans pouvoir légal.
Pourquoi une telle formule n’a-t-elle pas été retenue bien qu’elle ait semblé ne pas rencontrer d’opposition de la part des deux « grands », CGT et CFDT ? Difficile de savoir car cela a été réglé dans le silence des cabinets ministériels avec l’accord des syndicats ; on peut penser que les mêmes résistances des appareils syndicaux dont nous avons parlé et peut-être même d’une fraction du patronat soucieux de conserver avec les « petits » syndicats une soupape de sûreté prévenant toute expression d’autonomie non contrôlée, ont pu influer la demi-mesure que constitue la loi Fillon.
L’essentiel des nouvelles règles (qui précisons-le ne concernent que le secteur privé ou public soumis à la réglementation générale du droit du travail) dans la conclusion d’accords collectifs à tous les niveaux, interprofessionnels et de branche (c’est-à-dire d’un secteur industriel), nationaux ou régionaux et d’entreprise ne modifie pas fondamentalement les règles antérieures. L’accord en question pourra toujours être signé par un seul syndicat (toujours représentatif au niveau concerné), même minoritaire mais, et c’est là l’innovation, ne pourra être valable que si trois organisations syndicales sur les cinq reconnues représentatives (pour les accords interprofessionnels ou de branche professionnelle) ou un ou plusieurs syndicats ayant recueilli la majorité des suffrages exprimés au premier tour des élections du Comité d’entreprise ou à défaut de délégués du personnel (pour les accords d’entreprise) ne s’y opposent pas. Cela paraît déjà compliqué pour qui n’est pas habitué aux jongleries des représentations syndicales et des accords divers qui s’emboîtent comme des poupées gigognes.
Signalons deux points qui, parmi bien d’autres, valent la peine d’être relevés :
en aucune façon il n’est prévu de consultation des principaux intéressés, à savoir les travailleurs concernés. Seules les organisations disposent du pouvoir légal de conclure ou de s’opposer. C’est bien dans la ligne du renforcement du pouvoir des syndicats « majoritaires », ce qui donnait son sens à une réforme, écartée, plus radicale. Une fusion éventuelle, comme celle qui se dessine entre la CGT et la CFDT, pourrait conduire à une exclusion de fait des « petits » syndicats.
il est question d’utiliser le « premier tour des élections » pour cerner une majorité. Il faut connaître un des mystères des élections d’entreprise : au premier tour seuls peuvent être candidats ceux présentés officiellement par les organisations syndicales représentatives ; si ceux-ci recueillent moins de la moitié des inscrits, un deuxième tour est obligatoire avec cette fois des candidats libres. La règle fixée par les accords élimine toute percée d’un syndicat non reconnu ou de travailleurs de base soutenus par la majorité des travailleurs de l’entreprise dans la fixation ultérieure de la réglementation du travail par des accords d’entreprise.
De telles dispositions peuvent paraître mineures, mais on doit considérer la situation globale des relations de travail dans la période présente : au cours des dernières années, l’ensemble des conventions collectives nationales ou régionales, professionnelles ou interprofessionnelles qui chapeautaient les conventions d’entreprises (et qui sous-tendaient des actions collectives régionales ou nationales) ont pratiquement toutes été balayées ou réduites à un cadre très flou de sorte que les accords d’entreprise ont pris une beaucoup plus grande importance que dans le passé. L’unité de lutte que pouvait apporter la fixation de règles de travail hors du cadre étroit de l’entreprise a disparu dans une double dispersion, celle engendrée par des discussions boîte par boîte et celle résultant de différenciation par entreprise et parfois par lieu de production.
Une telle tendance a été particulièrement accentuée par les lois Aubry qui ont fait que les discussions pour l’application des 35 heures devaient être négociées en tenant dompte des caractéristiques particulières à la production de chaque établissement. Cela fut particulièrement bénéfique pour les directions d’entreprise qui échappaient ainsi à tout mouvement d’ensemble, à toute réglementation globale et pouvaient adapter au plus près temps de travail, utilisation de la force de travail et exigences de la production. Chacun sait qu’ils y gagnèrent la meilleure productivité horaire par travailleur au monde.
On peut voir que les dispositions ultimes de la loi Fillon concernant les discussions entre patronat et syndicats restituent un pouvoir aux « grandes » centrales représentatives, tentant de prévenir la montée d’oppositions de base. D’une certaine façon, elles tentent de régulariser les pratiques qui se sont tissées lors des discussions souvent ardues lors de l’application des lois Aubry et qui avaient tendu à donner plus de pouvoir aux travailleurs dans l’organisation excessivement détaillée de l’articulation temps de travail/salaires.
Il est bien possible que ces dispositions ne soient que l’amorce d’une évolution vers une rationalisation plus poussée des représentations dans l’entreprise et à un encadrement plus strict de la force de travail. Bien sûr, de telles réformes tiennent compte du présent rapport de forces dans les entreprises dont elles tentent d’anticiper les évolutions, si tant est qu’elles le puissent réellement.
Malgré le climat de « sinistrose » entretenu par le discours dominant et malgré la question des salaires, ce contrôle dans l’entreprise seront-ils suffisants pour prévenir une remontée brutale de mouvements ccontraignant à revenir à des accords collectifs globaux ? Cela rendrait totalement inefficace la réforme imprécise et inachevée de la loi Fillon.
H. S.