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Le salariat, les racines de la révolte

5-2. Le travail comme un jeu, ou rendre le travail humain (fin)

Un livre de Martin Glaberman et Seymour Faber

samedi 8 octobre 2005

Ce texte est paru dans Echanges n° 113 (été 2005), p. 35

Table des matières

Qu’est-ce que la classe ouvrière ?

Une histoire de la lutte

3-1 : La vie au travail

3-2. La vie au travail (fin)

La guerre dans le travail

5-1. Le travail comme un jeu, ou rendre le travail humain (I)

5.2 Le travailcomme un jeu, ou rendre le travail humain (fin)

Le travailleur en guerre contre lui-même

7-1. Les guerres au sein de la classe ouvrière. La guerre des sexes

7-2 : Les guerres au sein de la classe ouvrière. La guerre raciale. La guerre contre la bureaucratie

Conclusion

Notes


Un ouvrier de Ford racontait cette histoire :

« J’ai été embauché à peu près en même temps qu’un de mes bons copains. Je travaillais au cinquième étage de l’usine et mon copain juste en dessous de moi, au quatrième. Un jour, lors de la pause, j’ai décidé de descendre voir mon pote et bavarder un moment. Comme je passai la porte du quatrième, j’entendis une clameur et je vis que cette chaîne où on fabriquait des pare-soleil tournait à un rythme de tortue. Mon copain quitta la chaîne pour me retrouver et nous avons bavardé un peu. Nous devons avoir parlé ainsi quelques minutes, puis il retourna à son travail. Comme je le quittai, j’entendis une nouvelle clameur ; je me retournai et vis que la chaîne était repartie à sa vitesse normale (131). »

Le « doublage » est une pratique que les ouvriers ont mise en place pour humaniser le travail et se donner plus de temps libre. Au lieu de travailler tout le temps, chaque travailleur prend à tour de rôle, en plus du sien, le travail du voisin pendant une période de temps définie, peut-être une demi-heure de travail et une demi-heure de pause. Chacun des deux, au lieu de travailleur huit heures pleines, ne travaille que quatre heures et passe les autres quatre heures à faire ce qu’il veut. C’est une pratique reconnue dans bien des usines ayant des chaînes de montage et cela peut être le sujet de sérieuses frictions avec le management. Ce fut le cas à Lordstown (Ohio), l’usine de General Motors où la grève de 1972 fut provoquée, entre autres choses, par le refus de General Motors d’autoriser les travailleurs à réorganiser le travail de sorte qu’ils puissent maintenir cette pratique (132). Un travailleur de Ford déclarait sur cette question :

« Ici les travailleurs, où c’est possible, échappent à leur qualité d’"ouvriers de Ford" en ne travaillant pas de la manière qui leur est prescrite, car ils réorganisent leurs postes de travail afin d’avoir du temps libre à leur disposition. Ils y parviennent en "doublant"...C’est une pratique "illégale" qui s’établit... à travers une lutte entre les travailleurs et le management. "Doubler" est une pratique courante sur les chaînes de montage dans l’automobile. Dix-huit des vingt-cinq ouvriers affectés à la production dans cette zone pratiquent une forme ou une autre de doublage... (133) »

Reg Theriault pose cette question :

« Comment quelqu’un pourrait-il, heure après heure, jour après jour, année après année, fixer approximativement le même écrou sur le même boulon sans devenir fou ? La plupart des travailleurs ne deviennent pas fous à cause d’un phénomène si commun et si largement répandu qu’on le trouve dans le monde entier, partout où des gens travaillent dans l’industrie.

Prendre son temps à son poste pendant qu’un d’autre accomplit votre tâche, ou travailler puis faire la pause (être dedans et dehors, suivant l’expression utilisée aux Etats-Unis) fait partie du travail. C’est perturbant pour l’équilibre mental de faire sans arrêt le même travail tout au long de la journée. Personne ne souhaite cela. Certainement pas le management. Les managers peuvent le souhaiter, mais ils n’espèrent pas que ça soit sans problèmes et les travailleurs ne les déçoivent pas (134). »

Le doublage libère les travailleurs et leur donne du temps et des occasions de s’engager dans une voie qui leur permette un plus grand contrôle de leur propre vie. Un travailleur de Ford racontait que les ouvriers répétaient fréquemment que le temps passé chez Ford était du « temps foutu en l’air ». Il disait que les ouvriers doublaient et utilisaient le temps ainsi récupéré dans des activités qui en valaient la peine. Une des plus significatives d’entre elles était tout simplement de quitter l’usine. L’entreprise faisait tout ce qu’elle pouvait pour s’assurer que les travailleurs restaient dans l’usine. Elle érigeait des barrières de fils de fer barbelés de plus de trois mètres de haut avec des rebords tournés vers l’intérieur. Elle imposait la carte de pointage au début et à la fin de chaque équipe ; elle mettait des gardiens aux portes de l’usine qui exigeait un passe pour toute sortie. Pourtant, sortir une demi-heure plus tôt que la fin de l’équipe de l’après-midi était un jeu d’enfant car il suffisait de sortir avec les travailleurs de la zone de l’usinage dont les équipes finissaient plus tôt, laissant sa carte de pointage à un copain, habituellement celui avec qui on doublait pour qu’il pointe au moment voulu. Une autre pratique commune était de partir à l’heure du repas et d’avoir un copain pour faire le travail pendant les quatre heures restantes, à qui on rendrait ces quatre heures un autre jour ; même ne pas travailler un jour entier - une pratique dénommée « huit et huit » pouvait arriver occasionnellement. Cela se passait de cette façon : le travailleur qui devait prendre ainsi sa nuit entrait dans l’usine au début de l’équipe et discutait avec le contremaître. Puis il sortait tout simplement de l’usine car le gardien n’avait aucune raison de penser qu’il n’appartenait pas à l’équipe du jour qui sortait à ce moment-là. Il revenait au moment du repas, bavardait de nouveau avec le contremaître et sortait de nouveau pendant cette pause repas. Il avait la nuit pour lui.

Un travailleur racontait que la manière la plus commune et la plus sûre de quitter le travail était de sauter la barrière lors de la dernière pause de la nuit. Il en résulta qu’un ouvrier se fit une sérieuse entorse à la cheville en sautant la barrière et y gagna un congé maladie de six semaines. Les autres ouvriers n’y virent qu’une bonne manière de battre le système. Les travailleurs pouvaient aussi partir lors de la pause déjeuner et ne revenir qu’à la dernière pause, sautant la barrière pour rentrer dans l’usine et prendre la relève de leur copain, lui permettant du même coup de sortir par la même voie. Les ouvriers se vantaient même de leurs exploits dans ce domaine, comme en témoigne l’incident suivant. Le contremaître avait mis une pancarte où on pouvait lire : « Si vous ne pensez pas qu’il y a une vie après la mort, vous devriez être ici à l’heure de sortie. » Sous cette notice, un travailleur avait écrit : « Particulièrement ceux qui pratiquent le saut en hauteur à 10 h 30 (135). »

Il est évident que ces pratiques étaient vues par les travailleurs eux-mêmes comme un rejet du système, comme en témoigne cette déclaration volontaire d’un ouvrier : « Ford a une philosophie - 40 heures de travail pour 40 heures de paie. J’ai ma propre philosophie - je suis payé 40 heures, je suis présent 30 et je travaille 20 (136). » Un autre, qui s’était arrangé pour se faire remplacer les quatre premières heures de son équipe afin de se rendre à un rendez-vous avec sa copine, disait, en retournant à l’usine pour travailler les quatre heures restant :« Mon pote, ce fut vraiment extra de baiser tout en sachant que Ford payait (137). »

Bill Watson parlait de ce système de rotation comme d’une partie de la lutte des travailleurs visant à opposer leur propre contrôle à celui du management. Cela impliquait de pratiquer illégalement « échange et rotations des tâches (138) ». Stanley Aronowitz pouvait écrire : « Malgré l’accélération des cadences, les ouvriers tentent encore d’utiliser les mécanismes traditionnels de relaxation du doublage... Un ouvrier accomplit deux tâches tandis que l’autre est ainsi relayé. » « La seule chance de ne pas devenir cinglé, dit un autre ouvrier, est de doubler. C’est la seule façon de survivre à l’usine (139). »

Ben Hamper décrit cette pratique avec délectation :

« C’était comme en 1978 partout dans l’usine. Quatre heures de travail, huit heures payées. Une fois de plus c’était le pied de savoir que votre travail était entre des mains sûres alors que vous étiez en train de beugler devant l’écran TV du pub Mark’s Lounge après que Lou Whitaker avait marqué dans le match de cricket. De telles choses avaient bien plus de sens que le travail manuel. Par-dessus tout, j’aimais l’idée de damer le pion à tous ces couillons du management avec leurs ongles propres et leurs sales bonus (140). »

Un autre aspect apparaissait lorsque des travailleurs prenaient une partie d’un autre boulot pour cause de maladie : « Quand quelque tragédie frappait un ouvrier - un décès dans sa famille, la maladie ou quelque malheur personnel, les travailleurs montraient une grande sympathie. Pour cela, le travailleur moyen tentait de quel- que manière... d’aider le travailleur affligé (141). »

Watson dit qu’en conséquence de ces systèmes parallèles de travail, plusieurs zones de l’usine étaient devenues « interdites aux non-ouvriers... habituellement c’étaient les toilettes ». Il les décrit comme des « refuges dans l’usine où les hommes ne sont pas sujets aux régulations externes ». La plupart de ces refuges « sont construits sous les plafonds avec un accès au toit ». Des transats, des chaises de jardin, des lits de camp ont été clandestinement installés sur le toit. Chacun à son tour vient prendre l’air ou s’évader dans un siège de voiture détourné. C’était une pratique bien organisée et les ouvriers devaient s’inscrire pour ce « temps de chiottes » géré par les balayeurs qui, eux, pouvaient se déplacer dans toute l’usine. Que ces zones fussent zones interdites « fut démontré quand un contremaître cherchant un ouvrier qui s’était arrangé pour quitter son poste se pointa dans une des toilettes des ouvriers. On rapporte qu’il monta les escaliers qui y menaient et que dans la seconde qui suivit il fut jeté dehors et basculé dans les escaliers, pour se retrouver étendu sur le plancher (142). »

Miklos Haraszti, comme nous l’avons déjà mentionné, décrit son expérience dans une usine hongroise, l’usine de tracteurs Red Star. Il souligne la coercition, la manipulation et le manque de contrôle qu’il subissait à l’usine Red Star (143). Il semble que les ouvriers acceptaient cette situation ; pourtant on ne devait pas prendre la résignation pour une acceptation. Les relations sociales dans les ateliers engendraient la frustration et le ressentiment. Haraszti fait allusion à l’hostilité envers le système qui s’infiltrait dans la vie des travailleurs, donnant naissance à des formes subtiles de résistance. Parce qu’il s’agissait d’une société totalitaire et que les formes ouvertes de résistance auraient entraîné des sanctions, les travailleurs trouvaient d’autres moyens. Le simple fait de quitter son travail dans de telles circonstances était considéré somme un acte de résistance individuel. D’autres actions, telles que grève du zèle ou démission en masse, n’étaient jamais connues ou même concevables dans des pays derrière le Rideau de fer. Il y avait d’autres formes de résistance, moins apparentes mais plus dévastatrices. Comme le soulignait Haraszti : ils n’ont pas besoin d’admettre ce que chacun sait, à savoir qu’ils ne peuvent compter sur aucune information venant de nous, qui travaillons sur les machines (144).

Au contraire,

« Toute leur "science" visait à dépasser notre incessant sabotage instinctif... [Le management] n’avait aucune idée de ce que nous voudrions ou pourrions faire à sa place pour notre propre compte. Notre sabotage n’était rien d’autre que notre refus de partager nos connaissances et notre expérience... Nous réduisions l’efficacité des nouvelles technologies autant que nous le pouvions et nous sabotions leurs développements ultérieurs (145). »

C’était ce refus de s’engager et de délivrer ses connaissances que Marx considérait comme un des plus importants effets de l’aliénation, définissant la contradiction fondamentale de la société capitaliste et bloquant le développement ultérieur des forces productives. Les ouvriers de Red Star avaient une autre issue pour leur créativité. Ils l’appelaient « perruque », et c’était la fabrication pour eux-mêmes depetits objets qu’ils conservaient. La perruque était donc une forme de sabotage dans laquelle les travailleurs volaient du temps de production dans le but de produire pour eux-mêmes. Elle représentait la reprise du contrôle sur leur propre vie (146). Au lieu de suivre les ordres, ils passaient leur temps à imaginer ce qu’ils pourraient fabriquer et comment ils pourraient l’exécuter. Ils fabriquaient un objet pour eux-mêmes et pour une toute autre finalité.« La qualité... est le but lui-même, le bénéfice et le plaisir. » En utilisant la perruque, ils regagnaient pouvoir et liberté et [l’idée que] « l’habileté professionnelle est subordonnée au sens de la beauté (147) ». C’était un symbole de beaucoup de choses, dont la moindre n’était pas la créativité qui se développerait si les travailleurs pouvaient avoir le contrôle et la direction de leur propre vie.

Quoique la terminologie soit différente, cette pratique est largement répandue dans l’industrie en Amérique du Nord. Un ouvrier de l’automobile discutait ainsi sur une des manières dont les travailleurs assoient leur contrôle en faisant du « government work » (littéralement, du « travail pour le gouvernement »).

Quelquefois, les ouvriers trouvent une façon de ne fournir aucun travail pour leur employeur. Les travailleurs dans les métiers qualifiés ou dans les ateliers de mécanique trouvent du temps libre à l’intérieur même de leur activité. Par exemple, certaines tâches officielles des opérateurs sur machine étaient limitées à changer les outils fixés sur les machines lorsqu’ils étaient usés. Si aucun outil ne semblait hors service, les opérateurs n’avaient rien à faire. Ceux-ci y voyaient une manière de battre le système car ils se vantaient du fait qu’ils n’avaient rien fait :

1. vous tous sur la chaîne de montage vous gagnez votre paie, mais nous, nous ne foutons rien ici ;

2. je travaille à la maison. Je viens ici pour me reposer et prendre du bon temps (148).

Tous les travailleurs qualifiés - outilleurs, ajusteurs, électriciens, plombiers et chaudronniers, etc. - qui étaient responsables de la maintenance et de la réparation des machines, tenaient les meilleures positions en face du management. Ces travailleurs étaient l’élite des cols bleus. Payés aux taux les plus élevés des salaires horaires et très qualifiés dans leur spécialité spécifique, ils devaient avoir trois ou quatre années d’apprentissage avant de prendre un emploi. Quand on avait besoin de leurs services, il était important pour l’entreprise que leur travail fût accompli rapidement et efficacement. A un plombier qui était presque quotidiennement en retard à l’embauche, on demandait comment il pouvait continuer ainsi sans être sanctionné. Il répondit « Quand un circuit hydraulique craque, je peux aller sous la chaîne pour le réparer et rester toute la journée à essayer de le faire », et il éclatait de rire pour bien se faire comprendre (149).

Les professionnels les plus qualifiés appelaient cela « travaux du gouvernement ». Un « travail du gouvernement » était un travail que l’on faisait pour soi-même, pour des copains ou pour d’autres ouvriers, sur le temps de l’entreprise, en utilisant les outils et le matériel de l’entreprise. Un ouvrier en donnait un exemple personnel : « J’avais un robinet cassé que j’ai apporté à l’usine pour qu’il soit réparé par le plombier dont nous venons de parler. Je m’entendis dire - et ce n’était pas extraordinaire - par un électricien à qui je m’adressai qu’il "avait pris sa journée", et il me demanda : "Qu’est-ce qu’on peut faire pour toi ?" Je lui montrai le robinet et lui dit ce qui n’allait pas. Il m’emmena voir un soudeur qui souda le robinet, puis me présenta à un mécanicien de la maintenance qui finit le travail à la meule. Je ne connaissais aucun de ces hommes particulièrement et pourtant tous trois furent prêts à m’aider sans que j’ai à leur donner quoi que ce soit. Le travail était bien fait et efficacement, terminé en une demi-heure.

Un ouvrier professionnel disait que si ç’avait été du "travail pour Ford", il aurait pris toute la journée et que n’importe qui l’aurait "perdu", puis il se vantait de ce que "nous n’avons jamais laissé perdre un travail pour le gouvernement". Mon expérience est caractéristique, car d’autres ouvriers disaient : "Ces gars [avaient] réparé pour moi tout un axe de transmission arrière et [n’avaient] même pas accepté que je leur paie un café." Bien des fois, on demandait à un professionnel de faire des pièces par un "travail pour le gouvernement", pièces qui n’étaient disponibles en principe qu’avec l’accord du contremaître sous la forme d’un écrit formel. De tels écrits étaient donnés gratuitement par le contremaître, selon moi parce que le management dépendait d’eux s’il y avait une rupture dans le procès de production... donc, le management ne souhaitait pas se les mettre à dos en raison de leur position de force dans l’organisation de la production. Les professionnels sont, en règle générale, très fiers de leur activité particulière et de leur travail, mais ceci ne s’applique pas toujours au seul "travail pour Ford", car ils apportent aussi une plus grande activité et habileté au "travail pour le gouvernement". Donc leur loyauté et leur propre conception paraissent se centrer sur leur activité et, comme nous l’avons vu, ils expriment un certain détachement face à leur tâche officielle (150). »

Un Teamster décrivait comment les ouvriers établissaient des relations de coopération dans le travail. Il déclarait que le management était toujours satisfait lorsque chaque docker finissait le travail qui lui avait été assigné à la fin de l’équipe : « Comme chaque travailleur faisait la queue à la porte pour sortir, il remettait au contremaître, soit un dossier reportant la quantité de fret laissé sur les camions soit un dossier vide. Les travailleurs tentaient souvent de minuter leur travail de façon à être sûrs que le chargement serait terminé juste au moment de pointer pour la sortie. Comme l’heure avance vers la fin de l’équipe, on peut voir souvent deux ou trois dockers se mettre à un chargement que d’autres ouvriers n’arrivent pas à finir à temps (151). »

C’est très significatif et justifie l’idée que les travailleurs s’entraident dans le travail. Cela montre aussi qu’il y a une grande différence entre l’organisation du travail telle qu’elle existe entre les travailleurs et l’organisation du travail du point de vue des managers (152).

De tels comportements ne sont pas seulement l’apanage des cols bleus. Un employé qui travaillait dans un service public sur la côte Ouest des Etats-Unis racontait qu’il avait été affecté à une section qui s’occupait des litiges entre employés. Un autre employé se mit à soutenir ses collègues impliqués et cela remonta jusqu’à la société.

« J’oubliai tout le jargon juridique mais il y avait une note particulière informant les juristes de l’entreprise que le tribunal siégerait pour traiter de cette affaire tel jour à telle heure. Si la société n’envoyait pas cette note, ses juristes ne se présenteraient pas au tribunal, le cas serait disjoint et l’employé concerné gagnerait automatiquement. Un de mes copains cachait ces notes dans un sac en papier. Il sortait avec lors de la pause et quand il revenait, il ne les avait plus. Elles avaient disparu (153). »

Un travailleur temporaire donnait un autre exemple. Des travailleurs temporaires furent affectés à la mise à jour des dossiers d’une compagnie d’assurance. La plupart des dossiers concernés touchaient des gens qui n’avaient pas pu payer leurs primes et dont l’assurance devait être suspendue. Il paraissait dès lors très simple de mettre les papiers dans un mauvais dossier ou de les codifier avec un mauvais numéro, protégeant ainsi les assurés concernés de la résiliation qui devait leur être notifiée (154).

De tels faits justifiaient-ils que les travailleurs en question fassent l’objet d’une politique managériale plus autoritaire ? Sans aucun doute. Mais cela n’avait pas toujours de telles conséquences lorsque les managers se laissaient aller ou réorganisaient leur propre travail ou leur lieu de travail. Un article du New York Times titrait très pertinemment : « Où sont passés les patrons ? Personne le vendredi, pendant tout l’été » et notait que « justement alors que, ces dernières années, la paie et des avantages financiers des hauts dirigeants et autres cadres bien placés ont gonflé, les économistes reconnaissent que la plupart y ont gagné aussi une plus grande liberté de travailler quand et comme ils veulent. Ils veulent le côté ensoleillé du farniente ; élargissant le "fossé de l’évasion" (155). »

Les fusions et les dégraissages des dernières décennies, la multiplication des temps partiels et des contractuels montrent le refus des grandes entreprises de se soucier de la loyauté envers leurs salariés.

« Les tours pendables comme ceux perpétrés par des groupes d’ouvriers armés de ciseaux parcourant les ateliers d’une des plus grandes usines d’aviation de Detroit et coupant les cravates des ouvriers, des chefs d’ateliers et autres managers montrent un autre visage de la réalité... Les farces pour humilier les chefs et connecter le monde du jeu à la citadelle du travail combattent en fait la légitimité de la discipline sociale. Les grèves qui paralysent la production dans les statistiques officielles illustrent l’importance des travailleurs dans la société et sont l’occasion d’un rejet public du travail. Au niveau de base dans l’usine comme dans la rue, l’activité collective disciplinée des travailleurs exprime le sentiment de leur propre importance et la volonté de contrôler leurs vies, même si cela signifie défier l’autorité pour y parvenir (156). »

Jouer aux petits chevaux dans une usine ou lancer des avions en papier dans un bureau, c’est un niveau de résistance à la discipline et à l’autorité. Cela fait partie d’un processus. Ce n’est pas séparé des grèves et autres formes d’activité collective. Il s’agit de bien plus que d’une résistance ; de l’affirmation d’une humanité.

M. G. et S. F.

(A suivre.)

(Les notes figurent dans un fichier à part.)

Le livre Travailler pour la paie :les racines de la révolte (163 pages, 17 euros) peut être commandé aux éditions Acratie, editionsacratie@minitel.net

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