Cet article est la suite du texte « Problématique de la lutte de classe en France et dans l’Union européenne » publié dans notre dernier numéro (Echanges n° 112, printemps 2005, p 33).
L’adaptation de la marchandise « force de travail » aux besoins immédiats du capital
Le marché automobile mondial, et surtout européen, est saturé. C’est une des activités essentielles du monde capitaliste moderne, étroitement liée au marché mondial du pétrole. Ses fluctuations ont depuis longtemps des incidences non seulement sur les économies nationales et sur les conflits sociaux, mais aussi sur la compétition acharnée qui concerne la protection et la conquête de marchés. Leur résultat est double : d’une part une concentration des entreprises et la disparition des plus faibles (la fermeture de Rover en Grande-Bretagne, les difficultés de Fiat en Italie en sont les derniers exemples), d’autre part des restructurations internes.
Ces restructurations peuvent prendre la forme brutale de licenciements (la liste de ceux-ci est longue, depuis la fermeture définitive d’usines jusqu’à des « dégraissages » plus ou moins importants comme celui des usines Opel-General Motors en Allemagne récemment). Mais elles peuvent prendre aussi la forme de transfert de parties importantes de secteurs productifs ou de gestion à des sous-traitants (souvent des filiales) avec parfois le transfert de travailleurs placés ainsi hors du champ des conventions sociales de l’entreprise mère.
Toutes ces opérations se sont depuis des années accompagnées d’une transformation radicale des méthodes d’organisation du travail liées à ce qui est appelé « flux tendu » dont l’appellation en anglais « just in time production » (production juste à temps) donne une meilleure idée du but recherché : l’élimination des stocks, autrement dit de l’immobilisation non productive de capital. Ce qui était nouveau dans ces nouvelles méthodes d’organisation du procès de production, c’est qu’elles furent appliquées non seulement à l’usine mère (souvent réduite à une chaîne de montage), mais de plus en plus aux sous-traitants, qui se virent imposer non seulement la production régulière « à temps » de pièces détachées, mais également le montage, la recherche et la logistique. Ce qui obligeait les sous-traitants à rester proches de l’usine mère.
Tout comme la conception de la division du travail et du travail à la chaîne avait sécrété le concept social du fordisme - une vision globale de la vie du travailleur (d’une consommation minimale) liée à l’organisation du travail dans l’usine (pour une production de masse destinée à cette consommation minimale généralisée) -, les diverses restructurations de l’industrie automobile dont nous venons de parler ont considérablement modifié la condition des travailleurs dans et hors de l’usine.
Outre l’insécurité de l’emploi créée à la fois par les licenciements et le transfert à la sous-traitance et, dans ce dernier cas, la perte d’un statut comportant un ensemble de garanties, toutes les nouvelles méthodes de production ont tendu à soumettre les travailleurs aux mêmes contraintes que les éléments matériels concourant à la production du produit fini ; cependant les objectifs de consommation minimale deviennent objectivement en contradiction totale avec une extraction de plus en plus intensive de plus-value.
Au « zéro stock » de pièces détachées devait correspondre le « zéro stock » de la force de travail. Comme dans beaucoup d’autres industries, les coûts de production pouvaient être réduits, non seulement par la pression classique sur les salaires, mais aussi par une adéquation aussi parfaite que possible du temps de travail aux fluctuations du marché (ce qui épargnait la constitution de stocks du produit fini et une immobilisation de capital) et de la demande. C’est ainsi que l’on vit se développer au cours des années différents « modèles » depuis l’intérim, le contrat à durée déterminée, mais aussi et surtout la pratique de ce qui fut appelé le « chômage technique » : de toutes façons, le constructeur avait besoin d’un noyau de travailleurs qualifiés dont la permanence devait être assurée et la mise au chômage technique résolvait ce problème : le rapport de forces fit que ces journées de mise à pied temporaire programmées finirent par être indemnisées, le plus souvent à un taux réduit. En France, Renault et PSA mirent en place de tels systèmes et, récemment, ces deux constructeurs prévoyaient, vu l’état du marché, des jours de chômage technique dès mars 2005, pour réduire les stocks.
[1]
On a vu naître au début de 2005 une myriade de petits conflits (3). La plupart de ces luttes passent totalement inaperçues car elles ne trouvent place que dans les médias régionaux - et encore. Ce que nous en disons ci-après n’est en quelque sorte qu’un coup de projecteur limité sur certaines régions ou professions et on peut penser que l’on trouve une situation identique un peu partout. Une des caractéristiques de ces luttes est que, contrairement à ce que l’on tente souvent de nous faire croire, c’est « le privé » qui bouge ainsi. Avant de parler de deux de ces conflits parmi les plus significatifs, celui d’H&M en décembre 2004 et celui de PSA-Citroën en mars de cette année, nous évoquons cette multitude de « petites luttes » portant sur des revendications de salaire et qui constituent en quelque sorte la toile de fond de la situation sociale en France.
Le 14 décembre 2004, quelque 170 travailleurs des transports urbains de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique, la cité des célèbres chantiers navals) mettent fin à vingt-neuf jours de grève pour la revalorisation des salaires et l’harmonisation de deux statuts s’appliquant, l’un à 127 travailleurs (convention collective des transports urbains), l’autre à 44 (convention collective des transports routiers). Sur fond de rivalités syndicales et politiques locales, l’accord mettant fin au conflit comportait une augmentation de salaires (3 % pour les 127 et 7,3 % pour les 44) et divers autres aménagements catégoriels, le paiement de neuf jours de grève et l’étalement des retenues pour le reste, ainsi qu’une promesse d’harmonisation des statuts. Les méthodes de lutte ont oscillé entre une certaine radicalité (piquets de grèves bloquant jour et nuit les dépôts) et les atermoiements syndicaux avec la routine des manifestations diverses autant qu’inoffensives et autres actions sporadiques.
Les autres luttes, presque prises au hasard, fin 2004-début 2005, dans quelques régions ou professions, dont nous ne pouvons donner qu’une liste limitée, ont toutes en commun de porter sur les salaires :
du 23 mars au 11 avril les travailleurs de STMicroélectronics à Tours mènent des actions pour faire aligner leurs salaires sur ceux des autres sites de la société ;
du 4 au 17 avril, 18 des 20 ambulanciers d’Accord à Pontoise bloquent les dépôts pour les salaires ;
12 avril : à Tarnos dans les Landes, près de Dax, suite à une grève en décembre 2004, la direction du supermarché Intermarché concède 2 % d’augmentation et une prime d’ancienneté de 1 % tous les deux ans. Comme cet accord n’est pas appliqué suite à l’intervention de la direction nationale d’Intermarché qui craint la contagion, 90 % des travailleurs de ce magasin se remettent en grève, sans céder aux menaces de fermeture définitive du site ;
20 avril : dans l’entreprise Connex à Equevilly (Yvelines, banlieue sud-ouest de Paris) grève pour les salaires. Dans une autre entreprise du même genre, Nicollin (ramassage des ordures) à Buc (Yvelines), 250 travailleurs sont en grève pour les salaires ;
22 avril : fin de dix-huit jours de grève de l’ensemble des techniciens de Radio France sur salaires et statut ;
28 avril : grève des chauffeurs des autocars Curien dans l’Eure ;
28 avril : 129 éboueurs du syndicat de Bois de l’Aumône regroupant 129 communes du Puy-de-Dôme terminent trois semaines de grève ;
7 mai : les magasins Virgin en grève nationale d’une journée à l’appel des syndicats ;
12 mai, 12 magasins (sur 114) de la chaîne de vêtements Fabio Lucci sont en grève pour les salaires ;
mai : dans les supermarchés Champion (filiale de Carrefour) (32 000 travailleurs), débrayages hebdomadaires pour les salaires chaque samedi.
Deux conflits présentent des spécificités : ils sont de toute évidence d’initiative syndicale ; mais cette initiative utilise la conjoncture du mécontentement diffus qui touche souvent des catégories de travailleurs particulièrement exploités (notamment dans la grande distribution), et de la révélation de gains scandaleux des hauts dirigeants et des bénéfices des sociétés elles-mêmes - ainsi que, finalement, la manipulation politique sur fond de référendum. C’est le cas de grève dans les magasins ou centres de logistique du groupe Carrefour : la grève pour les salaires lancée par les syndicats connaît des épisodes très divers, pratiquement inexistante dans certaines régions, très longue et dure dans d’autres (avec piquets de grève, blocage ert dépôts et même actes de sabotage). Finalement, même avec ces dynamiques locales, la grève semble avoir été plus un moyen de pression dans les discussions syndicats-patronat au niveau national qu’un mouvement d’ensemble bien coordonné dans toute la France.
Par certains côtés, la grève dans les raffineries Total et à Air Liquide - également d’inspiration syndicale mais surfant aussi sur l’irritation confuse provoquée par la décision gouvernementale de supprimer le caractère férié du lundi de Pentecôte - peut s’apparenter à la grève chez Citroën à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) : essentiellement, ces conflits (plusieurs jours de grève totale bloquant les raffineries chez Total avec menace, réelle ou surfaite ?, de pénurie de carburant) visent au paiement d’une journée de travail « gratuite », ce qui évidemment n’est nullement négligeable (presque 4 % du salaire mensuel). Dans ce cas, comme pour la grève de Citroën, c’est une attaque indirecte sur le salaire qui motive la grève.
La grève chez H&M
Des conflits récents ont couplé une revendication de salaire et une attaque contre la surexploitation. Le plus intéressant a concerné, en décembre 2004, l’entreprise de distribution de vêtements H&M. Ce trust suédois du textile exploite 3 000 travailleurs en France dans ses 63 magasins, dont l’approvisionnement dépend d’un entrepôt unique situé au Bourget, dans la banlieue nord de Paris, où triment 300 travailleurs avec un salaire brut moyen de 1 180 euros qui, pour beaucoup se réduit entre 600 et 750 euros. Face à des revendications de salaires, la direction refuse toute discussion.
La grève répond à cette provocation le 13 décembre ; le moment est bien choisi puisque le centre approvisionne les magasins dont les affaires prospèrent en fin d’année. Ce n’est efficace qu’avec un piquet de grève qui bloque tout trafic, aussi bien d’entrée des fournisseurs que de sortie vers les clients. L’installation d’un centre bis pour tenter de briser la grève avec des jaunes n’est pas spécialement efficace puisque H&M dépose une plainte et obtient un jugement du tribunal de Bobigny ordonnant la levée des piquets, ce que les flics font le 28 décembre (cela coïncide avec l’urgence d’approvisionnement pour les soldes).
La direction fait en même temps des propositions : une rallonge de 6,2 % depuis 2002 mais assortie d’une condition d’ancienneté qui exclut 80 % des travailleurs de ce centre, qui connaît un important turn-over. La grève se poursuit et les grévistes tentent d’étendre la lutte aux magasins H&M, notamment ceux de Paris. Sans grands résultats, la direction faisant intervenir aussi les flics.
De nouvelles propositions patronales (7 % d’augmentation pour les travailleurs entrés avant le 1er janvier 2002 et 4 % pour les autres, et 1,8 % pour tous en 2005) entraîne un vote pour la reprise du travail le 7 janvier.
La grève chez Citroën
L’usine Peugeot-Citroën d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), créée en 1973, est maintenant la seule usine automobile de la banlieue proche de Paris, mais elle n’a pas la valeur symbolique que pouvait avoir l’usine Renault de Billancourt, aux portes mêmes de la capitale et aujourd’hui disparue de même que les autres usines Citroën de Paris (la grande usine du quai de Javel a fermé en 1974).
L’usine emploie 5 000 travailleurs, dont 3 800 à la production des modèles C2 et C3, auxquels s’ajoutent, en ce début d’année 2005, 500 intérimaires. Le salaire moyen mensuel des ouvriers se situe entre 1 100 et 1 200 euros, guère plus que le salaire minimum. Alors qu’il était prévu que l’usine, où travaillent trois équipes sur 24 heures, devrait produire 6 000 voitures par semaine, soit 1 200 par jour sur cinq jours, ce taux a été porté récemment à 1 500 voitures en quatre jours, avec mise au chômage technique le vendredi - ce qui conduit à un accroissement de la charge de travail de chaque poste. L’intérêt est évident pour l’entreprise car, comme nous l’expliquerons, la journée « économisée » n’est payée qu’à 60 %, ce qui réduit le coût unitaire des voitures.
En 2004, la situation du marché automobile mondial et européen ne s’est nullement amélioré ; les ventes des deux firmes françaises ont reculé, de 1,1 % pour Renault et de 3,3 % pour PSA-Peugeot-Citroën. On estime qu’en 2003 déjà, les usines automobiles européennes ne tournaient en moyenne qu’à 77 % de leur capacité de production (Renault et PSA étant les firmes qui s’en tiraient le mieux avec respectivement des taux d’activité de 83 % et 89 %). Il n’est pas question d’analyser ici les stratégies des groupes automobiles, véritables multinationales qui peuvent jouer sur des données complexes qui ne sont jamais totalement révélées (par exemple le rôle de l’usine actuellement construite par Peugeot en Slovaquie ou le transfert de la production du modèle C3 à l’usine de Madrid). Toujours est-il que, début mars, la direction de l’usine d’Aulnay annonce qu’en 2005,vingt journées de travail seront décomptées au titre de chômage technique : huit jours en mars, quatre en avril, quatre en mai. D’autres sont projetées pour 2006. L’indemnisation « normale » est de 60 % du salaire jusqu’à 150 heures et 65 % au-delà. Pour un travailleur gagnant en moyenne 1 200 euros mensuels, la perte de gain en mars se montera à 175 euros pour le travail de jour et 250 euros pour le travail de nuit, soit une réduction de salaire mensuel de 15 % à 20 %.
L’usine d’Aulnay, comme la plupart des grandes usines d’automobiles, a participé au processus amorcé au cours des années pour que la logistique des sous-traitants divers soit sans à-coups asservie à la chaîne de montage. On trouve de tout aux alentours de cette usine mère, une partie des sous-traitants n’étant que des filiales de PSA : Trigo (contrôle des pièces), Valeo (câblage électrique), Energie (réservoirs), Harvin (pots d’échappement), Gifco (logistique), Magneto (emboutissage),ENCI (nettoyage), Thaïs (gestion des déchets), Avenance (restauration), etc.
Ces sous-traitants sont soumis aux mêmes servitudes de production que l’usine mère et de plus, comme ils n’ont pas à observer les accords collectifs Citroën et sont l’objet de fortes pressions économiques de leur client (attribuant les contrats de production au plus offrant) ; et ils répercutent sur leurs travailleurs ces mêmes pressions - ce qui se traduit par une surexploitation pour des salaires moindres. De nombreux conflits ont marqué la période récente chez ces sous-traitants. On peut citer :
une grève chez ENCI qui a duré cinq jours à partir du 24 mai 2004, avec des manifestations aux portes de l’usine et qui obtint le treizième mois et le paiement des jours de grève (ces travailleurs travaillent de nuit pour 1 200 euros mensuels) :
une grève chez Trigo le 7 juin et, à cette même date, des mouvements chez Valeo et Avenance ;
une grève chez Thaïs, où, le 22 février, 30 ouvriers obtiennent une prime de qualité portée de 20 à 70 euros mensuels, le paiement à 100 % des jours de chômage technique et celui des jours de grève.
D’autre part, dans l’usine même d’Aulnay, il y a eu des tensions au sujet d’un projet de départs consécutifs à une déclaration de la direction fin janvier. Selon cette déclaration, et malgré l’augmentation des ventes mondiales du groupe PSA, l’usine d’Aulnay compterait 268 professionnels en surnombre (alors qu’entre 400 à 500 intérimaires y travaillent). Tout récemment, le 28 février, 27 ouvriers d’origine marocaine ou malienne avaient obtenu des prud’hommes le droit de partir de partir en préretraite que leur déniait la direction de Peugeot (mais PSA vient de faire appel de cette décision).
Nul doute que ces conflits et leurs résultats ont exercé une influence sur ce qui va suivre. Dès l’annonce du projet des journées chômées, dans une réunion d’information, le mercredi 2 mars au matin, une poignée de 17 ouvriers (une autre source parlera de six jeunes seulement) commencent la grève. Les différentes sources d’information sur ce démarrage de la grève divergent, les unes le situant l’après-midi du 2 mars, les autres le 3 mars ; elles divergent aussi quant à l’atelier où ces 17 débraient, celui de la sellerie (sièges de voiture) pour les uns, celui des sections du montage 1 (UEP H11 et 12 ) pour les autres. Ce qui est certain, c’est que la revendication principale est le paiement intégral des jours de chômage techniques imposés par la direction ; c’est aussi que les 17 réussissent à entraîner environ 250 ouvriers sur 350 de leur département mais échouent à étendre la grève aux autres secteurs de l’usine.
Les changements d’équipe ne mettent pas fin au mouvement, de sorte que le 3 mars les trois équipes de ce secteur sont effectivement en grève. Le directeur de l’usine ayant proposé de rencontrer une délégation, ce sont tous les grévistes qui se rendent devant le bâtiment de la direction et lui demandent de venir leur faire lui-même ses propositions.
Le vendredi 4 mars étant une journée chômée, la grève est reportée au lundi 7. Il est difficile de dire le nombre réel des grévistes ce lundi-là car là aussi les chiffres divergent, entre 400 et 700 et même jusqu’à 1 000, la plupart concentrés dans les mêmes départements : c’est manifestement une grève bouchon, mais il est difficile d’en évaluer l’incidence sur le rythme de sortie des voitures. Là aussi les chiffres des grévistes et ceux de la direction sont contradictoires. Dans la nuit du jeudi au vendredi, l’équipe de nuit n’aurait sorti que 50 voitures au lieu de 310 prévues. ; la direction déclare de son côté que ce jeudi 1 127 voitures furent produites au lieu de 1 530. Le 9, un tract signé « les ouvriers en grève » annonce même que depuis le 3 mars « la quasi-totalité de la production de l’usine ne sort plus ». Même après la grève de la production d’ensemble, il sera difficile d’évaluer les conséquences de cette grève bouchon, car si la chute de production n’a pas été très importante, elle sera rattrapable.
Le lundi 7, la grève reprend dans les mêmes secteurs de l’usine avec l’équipe du matin : entre 400 et 700 ouvriers en grève parcourent différents secteurs de l’usine en tentant de les faire rejoindre le mouvement. En vain, même s’ils rencontrent beaucoup de sympathie pour leur action.
La semaine précédente, dès que la grève a été connue, les syndicats se sont manifestés ; nous reviendrons plus loin sur l’attitude de la CGT. S’ils ne peuvent prendre ouvertement position contre cette grève sauvage, ils ne manifestent aucun empressement à la soutenir et à lancer des appels à son extension. Comme le mouvement menace de bloquer la production, le direction engage des négociations dès ce lundi avec les syndicats et des délégués des grévistes. A la revendication initiale s’est ajouté le paiement des jours de grève. La négociation échoue. Le mardi 8, une autre réunion concocte un accord qui prévoit bien le paiement des jours de chômage technique à 100 %, mais aussi que les ouvriers devront « rembourser » douze jours sous la forme de samedis de travail obligatoires ; de plus pas de paiement des jours de grève. L’accord est accepté par quatre syndicats : SIA-GSEA (ex-CSL, le syndicat maison plus ou moins fasciste) et CGC, qui ne sont pas concernés, et CFTC et FO ; en revanche, Sud, CGT et CGDT refusent de s’y associer. Mais, plus important, la grève continue après le rejet de cet accord par l’assemblée des grévistes.
De longue date était prévue une « journée d’action » nationale des syndicats pour le jeudi 10 mars, avec notamment une manifestation « unitaire » à Paris : une forte délégation des grévistes d’Aulnay y participe avec une banderole. Les 50 caristes de la filiale Gefco, chargée de la logistique, se sont mis en grève dès le 3 mars pour des revendications identiques à celles des grévistes de Citroën (ils auront aussi satisfaction après avoir étendu leur grève à d’autres sites de sous-traitance).
A la reprise du lundi 14, lors de l’embauche de l’équipe de jour à 6 heures, les grévistes sont accueillis par 300 cadres et agents de maîtrise qui, tous vêtus du même anorak Citroën, forment un cordon pour les empêcher d’accéder à leur atelier où a lieu une tentative de réorganisation du travail avec des intérimaires recrutés pendant le week-end. Ces sbires les suivent partout dans l’usine, ce qui crée à la fois tension et crainte des non-grévistes. Dès le matin, une nouvelle réunion entre direction, CGT, CFDT, Sud et délégués des grévistes se heurte au même mur patronal. Mais une nouvelle réunion dans l’après-midi propose de payer les jours de chômage technique à 100 % (30 jours en 2005, 20 en 2006 et une extension possible en 2007) et le paiement des jours de grève, de même que l’indemnité de transport mais avec des compensations.
Ces compensations consisteront dans l’utilisation des jours de RTT : deux neutralisés comme jours de formation, trois journées de travail supplémentaires en avril (initialement prévues comme jours de chômage technique). On peut penser que la volte-face de la direction vient du fait que, malgré les pressions du matin, la grève des 250 restait ferme et comportait, malgré les mesures prises pour en atténuer la portée, des risques de blocage de la production ou d’extension du mouvement. L’assemblée des grévistes vote la reprise, qui est totale pour l’équipe de nuit de ce lundi 14. Le sentiment général est que la grève a été payante.
Cette grève, bien que pouvant apparaître mineure et n’ayant pas soulevé beaucoup de médiatisation, appelle pourtant plusieurs remarques pour la replacer dans le présent contexte social et politique :
la campagne pour le référendum portant sur le projet de constitution européenne s’est vue de plus en plus orientée vers un affrontement politique recouvrant l’affrontement social ; les formations politiques faisant campagne pour le « non », notamment la gauche du parti socialiste, les partis trotskystes et ce qui reste du parti communiste en passant par le magma néo-réformiste de l’altermondialisme, ont manipulé le « mécontentement social » tout en temporisant dans les grèves diverses qui marquent l’irruption récente de ce mécontentement sur la scène sociale. Il est certain qu’une certaine généralisation de ce type de conflit ferait éclater cette déviation politique ;
sur le point spécifique de la grève Citroën, l’attitude du groupe « gauchiste ouvriériste » trotskyste Lutte ouvrière mérite d’être soulignée. La chute du PC et de la CGT, la perte d’influence de l’ensemble des syndicats ont fait que les appareils, manquant de militants, ont dû dans la pé-
riode récente admettre dans les différents échelons bureaucratiques des membres de groupes, notamment trotskystes, qu’ils excluaient systématiquement dans le passé. C’est ainsi que les militants de Lutte ouvrière ont pu s’installer jusqu’à un certain niveau dans l’appareil CGT. Volontairement ou non, tactiquement ou non, ils doivent respecter les orientations de la centrale et se comporter en défenseurs de l’appareil et de sa politique. A l’opposé, leur base attirée par la surenchère syndicale et/ou manipulée par un machiavélisme tactique agit pour une défense de classe de ses intérêts immédiats. C’est ainsi que dans cette grève Citroën, il est difficile de situer la réalité des faits entre la temporisation de l’appareil CGT (contrôlé par des militants de Lutte ouvrière) et l’action de base (dont témoignent des tracts signés anonymement « les ouvriers en grève » et paraît-il inspirés par Lutte ouvrière qui n’oserait pas mettre son nom sur la grève).
H. S. (A suivre.)
(1) Il est difficile de chiffrer exactement l’incidence de la fourchette hausse des salaires/hausse des prix, tant les indices et les articles qui s’y réfèrent sont l’objet de manipulations. Un article du Monde (4 janvier 2005), sous le titre « La hausse du pouvoir d’achat des Français sera limitée en 2005 », donne un tableau sous-titré : « Depuis quinze ans, le niveau de vie des ménages a toujours progressé », alors que ce tableau montre non une progression mais une évolution en dents de scie avec des planchers proches de zéro en 1993, 1996 et 2003. Il est évident que de tels chiffres se réfèrent à des moyennes et que les incidences de certaines hausses de prix (par exemple celle des loyers) sont bien plus graves pour les faibles revenus que pour les autres. Pour les fonctionnaires, la progression moyenne annuelle des salaires est passée de 4,10 % en 1994 à 3 % en 2004, alors que l’inflation est passée de 1,40 % en1994 à 1,90 % en 2003 (Le Monde du 21 janvier 2005).
(2) Les Désordres du travail : enquête sur le nouveau productivisme, éd. du Seuil, « la République des idées », 98 p. (avril 2004).
(3) Une page entière du Monde (19 janvier 2005) sur les « troubles musculo-squelettiques » montre que le traitement médiatique recoupe l’intérêt porté par le capital aux conséquences sur la productivité elle-même de cette « pathologie de la productivité ». Et la réapparition dans ces préoccupations managériales de résistances comme l’absentéisme (en Grande-Bretagne par exemple, des dispositifs tenant à la fois de la carotte et du bâton sont actuellement mis en place pour enrayer cette résurgence du congé maladie).
(4) Ainsi que nous l’avons souligné dans le premier article (Echanges n°112, p 33) la montée de cette protestation sociale était connue des pouvoirs patronaux, politiques et syndicaux et les inquiétait. Des palliatifs furent imaginés pour contrer ce qu’on n’appelait pas, bien sûr, lutte de classe, mais « sinistrose », et l’empêcher de se polariser sur des lutes plus importantes et globales (Le Monde 19 janvier 2005). On peut voir également dans le vote « non » au référendum sur la constitution européenne à la fois l’expression de cette « sinistrose » mais aussi une certaine canalisation d’un mouvement latent vers une institutionnalisation politique l’intégrant dans le système.