LA RATIFICATION DU TRAITE CONSTITUTIONNEL EUROPEEN, UNE AFFAIRE QUI NE CONCERNE AUCUNEMENT LE PROLETARIAT
UN FAUX DEBAT : LE MEPRIS CONTRE LA PEUR Le débat lancé tout particulièrement en France sur la ratification du traité constitutionnel de l’Union européenne (UE) concentre une attention croissante des organes d’information officiels et des formations politiques qui adhèrent aux Etats respectifs. Dans l’Hexagone, à l’aide de l’échéance référendaire imminente pour son adoption, la polémique s’est faite plus bruyante jusqu’à faire taire toutes les autres voix s’élevant de la société civile sur d’autres sujets.
Plus particulièrement, les formations politiques de la gauche du capital, les sociaux-démocrates et les staliniens, sont parvenues à réduire au silence les revendications et les manifestations d’opposition à l’aggravation des lois Aubry sur la réduction/flexibilisation du temps de travail, les quelques luttes amorcées sur les salaires, comme à Citroën Aulnay ou à Radio France avec sa grève pour des augmentations uniformes, et les agitations lycéennes contre la nouvelle loi Fillon. Tous les thèmes portés par ces mobilisations ont été assujettis au thème principal du refus du traité constitutionnel de l’Union européenne, dépeinte comme étant peu ou prou à l’origine de tous les maux sociaux passés, présents et futurs. La question qu’il faut donc se poser est de savoir si ce refus grandissant du traité recèle une volonté diffuse, qui ne s’exprimerait pour l’heure que sur le terrain électoral, de s’opposer aux patrons et au durcissement en cours de leurs politiques anti-ouvrières. Il faudra, en suite, déterminer si et dans quelle mesure ce traité fait partie intégrante de ces attaques des classes dominantes. Notre réponse, dans les deux cas, est négative. Voilà pourquoi.
L’ILLUSION ELECTORALISTE RAMENEE A SA PLUS SIMPLE EXPRESSION, L’AMBITION REVOLUTIONNAIRE EN MOINS
A l’instar des staliniens du Parti communiste français (PCF), les trotskistes de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) ont mobilisé leurs relais syndicaux et associatifs afin de dévier, puis sacrifier toute expression récente de dissension sociale sur l’autel du « tour électoral »Cette ligne politique néfaste consiste à soumettre les luttes de classe aux rythmes de respiration de l’Etat, ponctué par les tournées électorales successives. Généralement, ces derniers temps, ces Messieurs se sont cantonnés à invoquer un « troisième tour social » après leurs défaites aux élections. Moyen pour préserver une certaine visibilité politique et improbable revanche après les corrections électorales, le « troisième tour social » (après les deux tours de scrutin) sert surtout à ne pas désespérer leurs colleurs d’affiches.
Dans un passé plus lointain, cette idéologie de la corrélation entre élections et luttes agissait directement en étouffoir de l’autonomie ouvrière, permettant de relier des combats de classe amples et radicaux à la démocratie bourgeoise via la valorisation de l’illusion électoraliste. La gauche aux affaires « pour faire aboutir les revendications » devient alors l’objectif que ces agents de la bourgeoisie au sein du prolétariat tentent de faire adopter par les mouvements ouvriers. La variante du jour de cette idée hautement néfaste, celle du « vote sanction » contre le traité constitutionnel de l’UE qui exprimerait la colère sociale par voie référendaire, apparaît comme le parent pauvre des précédentes. L’absence de luttes significatives et déployées entre ouvriers et patrons rend dérisoire et ridicule cette dernière expression mineure de l’illusion électoraliste. Malheureusement, nombre de militants ouvriers, en déshérence à cause d’une paix sociale difficile à briser, ont adhéré à cette énième campagne de la gauche et extrême-gauche du capital.
La perspective d’une victoire du Non lors du référendum les a convaincus, une nouvelle fois, que « hors des élections, point de salut »La première considération sous-jacente veut que si les deux principaux partis de l’échiquier politique français, le Parti socialiste (PS) et l’Union pour un mouvement populaire (UMP), étaient désavoués par les électeurs cela produirait une crise politique d’ampleur capable de desserrer l’étau de l’alternance maîtrisée aux commandes de l’exécutif étatique.. Des énergies nouvelles se dégageraient alors des équilibres établis, ouvrant la voie à une recomposition à gauche de la gauche entre les groupes, partis et associations appartenant à cette aire. C’est la perspective de la constitution d’un nouveau parti réformiste « des travailleurs » qui est en jeu, relevant la place qui fut jadis des partis social-démocrate et stalinien. Trois trajets majeurs sont proposés aux militants ouvriers par les différentes forces engagées sur ce terrain :
1) Le regroupement à la façon du Partito della rifondazione comunista (Italie) entre trotskistes, staliniens, syndicalistes et associatifs proposée par la LCR et certains secteurs du PCF lui-même avec le but principal de contrôler et conditionner la politique du PS une fois revenu aux affaires. C’est une tentative de rééditer de l’Union de la gauche de Georges Marchais et de François Mitterrand.
2) La multiplication des adhésions au Parti des Travailleurs (PT) déjà existant de nouvelles fractions et d’un nombre croissant d’élus issus du PS et du PCF. Cette formation trotskiste s’inscrit dans la perspective de l’expansion de la présence électorale dans les instances électives locales (Communes avant tout), censées mieux représenter les citoyens que celles régionales ou nationales.
3) Le renforcement pur et simple, au moyen d’une présence systématique aux élections, de l’organisation trotskiste Lutte ouvrière (LO) afin d’atteindre une masse critique suffisante à déclarer la naissance d’un nouveau parti capable d’attirer environ 10 % des voix. Ce nouveau parti serait enfin en mesure d’entreprendre un rapport d’égal à égal avec le PCF, toujours jugé comme « la principale organisation ouvrière » en France. C’est une improbable réédition de la tactique du front unique.
Le point d’orgue de ces trois projets apparemment si différents est celui de l’adhésion partagée à l’illusion électoraliste. Le temps du parti ouvrier, dans les trois cas, est scandé par les tournées électorales. Plus, sa validation et la pertinence de son existence dépendraient principalement du nombre de suffrages remportés. Selon ce schéma, les élus de la « vraie gauche » dépenseraient ce capital électoral pour « imposer » l’adoption de lois favorables au travailleurs (ex. : une loi « interdisant les licenciements dans les entreprises qui font des bénéfices »). Cette vision des rapports entre la classe ouvrière et la démocratie bourgeoise n’a rien en commun avec la tradition communiste que ces organisations prétendent d’incarner. En revanche, elle se rattache sans l’avouer au courant du réformisme classique.
« Les efforts de toutes les classes qui ont une vie politique puissante, indépendante, et ne peuvent espérer arriver plus rapidement à leur but en influant personnellement le souverain, tendent, dans un État moderne, d’abord à augmenter le pouvoir du Parlement, puis à augmenter leur pouvoir dans le Parlement. Le pouvoir du Parlement dépend de la force et du courage des classes qui sont derrière lui, et de la force et du courage des classes auxquelles il doit imposer ses volontés », déclinait Karl Kautsky, père spirituel du réformisme dans son Programme socialiste de 1892.
« Quand le prolétariat, en tant que classe consciente, prend part aux luttes parlementaires, dans les élections et dans l’assemblée elle-même, le parlementarisme commence à changer de nature. Il cesse dès lors d’être un simple moyen de domination de la bourgeoisie », poursuivait-il. « Ainsi donc, non seulement la classe ouvrière n’a aucune raison de rester étrangère au parlementarisme, elle a, au contraire, tous les motifs de fortifier le Parlement au détriment de l’autorité publique, de fortifier sa représentation dans le Parlement », concluait Karl Kautsky en parfaite adéquation avec ses présupposés. Un raisonnement qui ne choquerait pas dans la bouche de ses descendants honteux trotskistes et staliniens. « Les grands problèmes de la vie des peuples ne sont tranchés que par la force », affirmait Lénine dans son « Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique » « Les classes réactionnaires elles-mêmes sont habituellement les premières à recourir à la violence, à la guerre civile, à ’mettre la baïonnette à l’ordre du jour’ …. Et du moment qu’une telle situation s’est créée, que la baïonnette figure réellement en tête de l’ordre du jour politique, que l’insurrection s’est révélée nécessaire et urgente, les illusions constitutionnelles et les exercices scolaires sur le parlementarisme ne servent plus qu’à couvrir la trahison de la bourgeoisie envers la révolution, la façon dont la bourgeoisie ’se détourne’ de la révolution. La classe véritablement révolutionnaire doit alors formuler justement le mot d’ordre de dictature », écrivait-il en août 1905.
Pour résumer, insurrection contre illusions constitutionnelles et parlementarisme, dictature du prolétariat contre démocratie bourgeoise. Mais une telle situation pré révolutionnaire n’est pas à l’ordre du jour. « Le parlementarisme, loin de la faire disparaître, dévoile l’essence des républiques bourgeoises les plus démocratiques, comme organes d’oppression de classe », lance le dirigeant bolchevik en avril 1908 (Marxisme et révisionnisme). « Aidant à éclairer et organiser des masses de la population infiniment plus grandes que celles qui, autrefois, participaient activement aux événements politiques, le parlementarisme prépare ainsi, non la suppression des crises et des révolutions politiques, mais une aggravation maximum de la guerre civile pendant ces révolutions », précise Lénine.
Ce dernier résume ainsi en une phrase la conception historique du marxisme de la démocratie bourgeoise. Elle permet de généraliser la lutte politique à l’ensemble des classes de la société capitaliste et, de ce fait, elle rend plus proche, à l’échelle historique, la révolution qui l’enterrera. Dans ce sens, comme l’avait précédemment établi Friedrich Engels, la république démocratique est la forme d’organisation de la dictature du capital la plus propice à la lutte de classe. Mais pas de malentendus. Ce jugement ne représente pas un soutien indirect à la république démocratique. Loin de toute illusion parlementaire, Engels avait affirmé, dans l’Introduction à l’édition allemande de 1891 de la « Guerre civile en France », « l’État n’est rien d’autre qu’un appareil pour opprimer une classe par un autre, et cela, tout autant dans la république démocratique que dans la monarchie » Cette idée est fondée sur le constat suivant : « la société avait créé, par simple division du travail à l’origine, ses organes propres pour veiller à ses intérêts communs.. Mais, avec le temps, ces organismes, dont le sommet était le pouvoir de l’État, s’étaient transformés, en servant leurs propres intérêts particuliers, de serviteurs de la société, en maîtres de celle-ci. On peut en voir des exemples, non seulement dans la monarchie héréditaire, mais également dans la république démocratique » Constat que nous faisons notre et qui dicte encore aujourd’hui notre comportement vis-à-vis de la démocratie capitaliste.
« Dans cette société, les institutions formellement démocratiques ne sont, quant à leur contenu, que des instruments des intérêts de la classe dominante. On en a des preuves concrètes : dès que la démocratie a tendance à nier son caractère de classe et à se transformer en instrument de véritables intérêts du peuple, les formes démocratiques elles -mêmes sont sacrifiées par la bourgeoisie et par sa représentation d’État. Aussi l’idée de la conquête d’une majorité parlementaire apparaît-elle comme un faux calcul : en se préoccupant uniquement, à la manière du libéralisme bourgeois, de l’aspect formel de la démocratie, on néglige entièrement l’autre aspect, son contenu réel », développait Rosa Luxemburg dans son « Réforme sociale ou révolution ? ».
Les antilibéraux se trouvent en compagnie involontaire de leurs pires adversaires libéraux, adoptant le même point de départ de leurs politiques respectives : l’illusion parlementaire, l’occultation du contenu réel de la démocratie parlementaire. Cédons encore la parole à l’ancienne dirigeante des mouvements ouvriers allemand et polonais pour décrire la théorie révisionniste. Pour celle-ci, « la lutte syndicale et la lutte parlementaire doivent être menées uniquement en vue d’objectifs immédiats pour l’amélioration de la situation matérielle des ouvriers et en vue de la réduction progressive de l’exploitation capitaliste et de l’extension du contrôle social » Une application récente de la théorie révisionniste ? La fameuse loi interdisant les licenciements….
A Anton Pannekoek de critiquer cette conception : « Nos revendications immédiates seraient fort bien réalisables ; mais elles se heurtent à une résistance obstinée de la classe dominante. Tout, plutôt que de laisser réduire un tant soit peu sa puissance et ses profits ! Que l’oppression, la misère, l’injustice, dont le peuple souffre en sus de l’exploitation proprement dite, persistent à jamais ! Nous savons bien que, tant que subsistera le capitalisme, on n’y pourra apporter que peu de modifications » (« Espérances en l’avenir », 1912). Pour ces modifications minimes de l’exploitation et de la domination capitaliste, on sacrifie la perspective révolutionnaire. « La critique marxiste des postulats de la démocratie bourgeoise se fonde sur la définition des caractères de la société actuelle divisée en classes ; elle démontre l’inconsistance théorique et le piège pratique d’un système qui voudrait concilier l’égalité politique avec la division de la société en classes sociales déterminées par la nature du mode de production », synthétise Amadeo Bordiga dans son « Principe démocratique » de 1922. « Une erreur de doctrine est toujours à la base d’une erreur de tactique politique », martèle-t-il.
La tactique politique des électoralistes de gauche et d’extrême-gauche se fonde sur une analyse erronée de la nature de classe de la démocratie bourgeoise, davantage interprétée comme un terrain de bataille que comme la forme d’organisation spécifique de la société capitaliste mûre et pleinement déployée. Une forme parfaitement compatible et conforme au mouvement concurrentiel du capital total et à la segmentation nationale du marché mondial. Démocratie et nation ont été fondues à jamais par la prise du pouvoir politique de la bourgeoisie. Dans ce cadre, le prolétariat ne joue que les comparses dociles de telle ou telle fraction des classes dominantes modernes.
L’expérience menée par ses partis sociaux-démocrates et staliniens d’antan de la démocratie parlementaire n’a apporté au prolétariat que compromissions et trahisons. Elle s’est historiquement soldée par la perte de son indépendance politique, l’affaiblissement de sa perspective révolutionnaire et par le passage de ses organisations dans le camp ennemi. C’est pourquoi nous refusons l’échange qui consisterait à obtenir des avancées partielles, systématiquement remises en cause en fonction des exigences changeantes de valorisation du capital, contre la participation, même conflictuelle, à la vie politique de l’organisation de la société bourgeoise.
UN TRAITE ULTRALIBERAL ?
Outre que pour des considérations de tactique politique propre à la France, le refus dit de gauche de ratifier le traité constitutionnel tient du fait que « les politiques de l’Union, telles qu’elles sont précisément définies dans la partie III du texte, ne laissent aucune place à des alternatives au libéralisme, quand bien même elles seraient souhaitées par la majorité des citoyens des Etats d’Europe » (Les 21 exigences d’Attac pour le traité constitutionnel en cours de négociation dans le cadre de la conférence intergouvernementale). « L’ultralibéralisme, nous le subissons depuis plus de vingt ans. La Constitution ne propose pas de tourner le dos à ces choix : au contraire, elle les confirme et leur donne la valeur d’un principe constitutionnel », confirme de son côté le PCF dans son « A partir de ce que nous disent les partisans du Oui, arguments pour débattre » de novembre 2004. L’accusation de libéralisme est donc la toile de fond de la critique des gauches et extrême-gauches parlementaires.
Pourtant, dans le Préambule au traité, il est abondamment question de solidarité, liberté et égalité : « Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et le principe de l’État de droit. Elle place la personne au cœur de son action en instituant la citoyenneté de l’Union et en créant un espace de liberté, de sécurité et de justice » Exactement les mêmes principes inspirateurs de la Constitution française. « Rien à voir avec le libéralisme ? C’est une plaisanterie ! Le but de l’Union est le ’marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée’ (I-3.2) », rétorque le PCF. Le parti stalinien français semble soudainement oublier que cet état de fait existe dans son Hexagone adoré et ne représente guère une nouveauté dans le cadre de l’Union européenne.
Ses alliés de toujours du PS lorsqu’il s’agit d’occuper les fauteuils ministériels, lui rappellent une vérité élémentaire : « Le principe d’un ’marché unique où la concurrence est libre et non faussée’ est de tous les traités européens depuis l’origine » (« Le vrai / Le faux sur le Traité constitutionnel »). La réalité du paysage concurrentiel dans l’UE est moins limpide que le traité le laisse entendre. Les différents Etats qui la constituent ont toujours défendu leurs propres classes dominantes nationales quand leurs intérêts étaient éclaboussés par les décisions de Bruxelles. En témoigne l’inexistence presque complète de groupes transnationaux au sein de l’Union ou encore la préservation des activités économiques jugées stratégiques par les Etats nationaux. Les marchés nationaux des actions, du crédit, de l’énergie, du transport ferroviaire, de l’armement, de l’aéronautique et de l’agroalimentaire (et la liste est loin d’être complète) n’ont jamais échappé aux bourgeoisies des Etats européens les plus forts.
A l’image de la France, ceux-ci ont au contraire utilisé l’arène commerciale communautaire libérée de barrières douanières pour consolider leur domination économique sur les marchés des Etats européens les plus faibles. Un exemple ? La Belgique, privée de tout groupe industriel majeur appartenant à des bourgeois autochtones. L’introduction de l’euro n’a fait que renforcer cette tendance à la prédominance économique et financière de l’Allemagne et de la France sur le marché communautaire. La monnaie unique a en effet ôté une arme importante aux pays européens qui jouaient systématiquement la carte de la « dévaluation compétitive » de leurs devises pour gagner des parts de marché à l’étranger. Les véritables victimes de l’euro ont donc été les classes dominantes italienne, grecque, espagnole et portugaise.
L’institution d’une Banque centrale européenne (BCE) en charge de la monnaie unique a fait de la politique monétaire de la Bundesbank et de la Banque de France, la nouvelle règle communautaire. Dans la société actuelle, le processus de centralisation du capital et d’unification des marchés est le produit exclusif de la concurrence entre capitaux individuels et des rapports de force entre les Etats. « A mesure que l’accumulation et la production capitalistes s’épanouissent, la concurrence et le crédit, les agents les plus puissants de la centralisation, prennent leur essor », écrivait Karl Marx dans le 1er livre du Capital. « De notre temps, la force d’attraction entre les capitaux individuels et la tendance à la centralisation l’emportent donc plus qu’à aucune période antérieure », poursuivait-il. L’Union européenne comme marché unique est issue de la prédominance de l’axe franco-allemand, dont l’euro est l’expression la plus aboutie.
Cependant, entre les deux premiers rôles de l’UE, l’Allemagne et la France, en dépit de l’alliance stratégique à l’origine de l’établissement d’un espace marchand commun, les relations ne sont pas moins conflictuelles. « Dans une branche de production particulière, la centralisation n’aurait atteint sa dernière limite qu’au moment où tous les capitaux qui s’y trouvent engagés ne formeraient plus qu’un seul capital individuel. Dans une société donnée elle n’aurait atteint sa dernière limite qu’au moment où le capital national tout entier ne formerait plus qu’un seul capital entre les mains d’un seul capitaliste ou d’une seule compagnie de capitalistes », expliquait Marx. Les dossiers litigieux entre ces deux partenaires sont nombreux et significatifs : des aides à l’agriculture (où chacun revendique une part plus importante des subventions de Bruxelles), à l’industrie (à titre d’exemple nous citerons la récente bataille pour la nomination du P-DG d’Airbus ou celle pour le regroupement entre Sanofi et Aventis) jusqu’à la concurrence pour réduire la fiscalité des entreprises ou comprimer les indemnités de chômage. « Nous assistons à une croissance des tensions alors même que l’intégration européenne touche toute une série de problématiques nationales sensibles », confirme Paul Hofheinz, président du Conseil de Lisbonne, organisme bruxellois de recherche et de pression sur la compétitivité en Europe très proche de José Manuel Barroso, président très libéral de la Commission européenne (International Herald Tribune, 3 mai 2005).
Cette compétition est normale si l’on garde à l’esprit que l’Allemagne est le principal partenaire commercial de la France. L’Allemagne absorbe environ 15 % des exportations de marchandises hexagonales et représente plus de 17 % des importations françaises . Le marché européen unifié assure donc un cadre stable et organisé à la concurrence entre capitaux individuels et aux relations entre Etats en compétition. Peu importe si cette lutte est menée par des moyens aujourd’hui pacifiques et sur fond de concorde institutionnelle.
« La centralisation ne fait que suppléer à l’œuvre de l’accumulation en mettant les industriels à même d’étendre l’échelle de leurs opérations. Que ce résultat soit dû à l’accumulation ou à la centralisation, que celle-ci se fasse par le procédé violent de l’annexion - certains capitaux devenant des centres d’attraction si puissants à l’égard d’autres capitaux, qu’ils en détruisent la cohésion individuelle et s’enrichissent de leurs éléments désagrégés - ou que la fusion d’une foule de capitaux soit déjà formée, soit en voie de formation, s’accomplisse par le procédé plus doucereux des sociétés par actions, etc., - l’effet économique n’en restera pas moins le même », rappelait Karl Marx (Capital, 1er livre).
LES SERVICES PUBLICS EN DANGER ?
Le deuxième cheval de bataille électorale des gauches françaises opposées au traité est celui de la régression sociale qu’il promettrait au travers de la liquidation du « service public à la française » « En retrait sur le pourtant désastreux traité de Nice, la Constitution n’inscrit les services publics ni dans les ’valeurs’ de l’Union, ni dans ses ’objectifs’.. Dilué dans la notion vague de ’service d’intérêt économique général’, le service public relève de la pratique dérogatoire : il est ’soumis aux règles de la concurrence’ (III-166-2) et toute aide décidée en sa faveur est considérée comme ’incompatible avec le marché intérieur’ (III-167-1). La libéralisation est officiellement la norme légitime sur le continent européen : ’les États membres s’efforcent de procéder à la libéralisation des services au-delà de la mesure qui est obligatoire (…) si la situation économique générale (…) le permet’ (III-148) », résume le PCF. Faux ! « L’Union reconnaît et respecte l’accès aux services d’intérêt économique général, tel qu’il est prévu par les législations et pratiques nationales conformément à la Constitution et afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l’Union », décline le traité dans son article II-96. Les législations nationales font foi.
L’expression magique pour les PCF, Attac et autre LCR de « service public » trouve droit de cité dans le traité et n’est nullement en contradiction avec la définition honnie de « service d’intérêt général » Plus, dans son article III-238, le traité établit le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats membres de l’UE en matière de financement de ces derniers : « Sont compatibles avec la constitution les aides qui répondent aux besoins de la coordination des transports ou qui correspondent au remboursement de certaines servitudes inhérentes à la notion de service public ». Autrement dit, les Etats ont les mains libres sur leurs « services publics ».
Mais que sont les « services publics à la française » ? Sont-ils si différents de ce qui se fait dans les autres principaux pays de l’Union ? En Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni, l’essentiel des services de santé est au budget de l’Etat ou de ses articulations régionales. « L’Union reconnaît et respecte le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux assurant une protection dans des cas tels que la maternité, la maladie, les accidents du travail, la dépendance ou la vieillesse, ainsi qu’en cas de perte d’emploi, selon les règles établies par le droit de l’Union et les législations et pratiques nationales. … Toute personne a le droit d’accéder à la prévention en matière de santé et de bénéficier de soins médicaux dans les conditions établies par les législations et pratiques nationales. Un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union » lit-on dans les articles II-94 et II-95.
Au chapitre des bonnes intentions, on peut difficilement mieux faire. Ce qui n’arrêtera cependant pas la fermeture d’hôpitaux publics, ni l’effacement de postes-lit par l’Assistance publique française. Le logement social et le traitement de la pauvreté criante ne sont pas plus négligés : « Afin de lutter contre l’exclusion sociale et la pauvreté, l’Union reconnaît et respecte le droit à une aide sociale et à une aide au logement destinées à assurer une existence digne à tous ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, selon les règles établies par le droit de l’Union et les législations et pratiques nationales » (article II-94). L’Abbé Pierre n’aurait rien à ajouter à ces beaux principes généraux. Les Offices HLM des différents pays d’Europe ne seront pas assiégés par les affreux bureaucrates ultra-libéraux de Bruxelles…. Les logements sociaux français seront toujours aussi chers, rares et attribués par les administrations locales sur la base de critères maffieux. Quant aux transports en commun, on l’a rappelé plus haut, les Etats membres ont les mains entièrement libres lorsqu’il s’agit de gérer leurs compagnies nationales de chemins de fer dans leur activité de transport de passagers. La SNCF peut poursuivre impunément sa politique tarifaire visant à rendre bénéficiaire chacune de ses liaisons.
Pas un mot n’est prononcé par le traité sur les services postaux. Exit les considérations sur la compétitivité insuffisante des services publics et sur leur libéralisation. Malgré cela, la Poste française va poursuivre de plus en plus la fermeture de bureaux non-rentables, essaimer des entreprises privées chargées de services particuliers (à l’image de Chronopost) et renforcer ses activités de banque classique. Le traité ne s’immisce pas davantage des services publics qui jouissent d’une popularité moindre aux yeux des bons citoyens, tels les services fiscaux, la police, la justice ou l’armée.
Sur ces sujets comme sur les autres, les Etats gardent une complète liberté d’action. Cela devrait plutôt rassurer les preux défenseurs de la France issus de la gauche et de l’extrême-gauche. Pour justifier de leur refus du traité, ces patriotes agitent alors l’épouvantail des droits du travail bafoués. « Pas de référence au ’droit au travail’, auquel se réfère le Préambule de la Constitution française : ici n’est affirmé que le très ambigu ’droit de travailler’ (II-75.1), assorti de la non moins rocambolesque ’liberté de chercher un emploi’ (II-75.2). Le droit du travail, son statut, sa durée, les conditions de rémunération ? Rien », déplore le PCF. Curieuse idée pour des staliniens que celle d’exiger que « le statut, la durée et les conditions de rémunération » soient inscrits dans le traité. Ce n’est pourtant pas le cas pour leur Constitution française tant adorée.
Si tel était le cas, que deviendraient les syndicats et les négociations entre partenaires sociaux ? Incapables d’argumenter avec un peu d’honnêteté intellectuelle, grisés par la perspective de relancer leur parti au travers du Non au traité, ils opèrent ici le même tour de passe-passe sémantique que dans le cas de la dénomination des services (publics plutôt que d’intérêt général) : « devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi » (Constitution française de 1958) plutôt que « droit de travailler » Une nouvelle fois, la lettre du texte du traité dessert leur critique. « L’Union œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique. Elle combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant » (article I-3). Voilà pour l’énoncé préliminaire. « Toute personne a le droit de travailler et d’exercer une profession librement choisie ou acceptée. Tout citoyen de l’Union a la liberté de chercher un emploi, de travailler, de s’établir ou de fournir des services dans tout État membre » (article II-75). Et encore : « Toute discrimination, fondée sur la nationalité, entre les travailleurs des États membres, en ce qui concerne l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail est interdite » (article III-134).
Voilà pour la libre circulation et de travail des ressortissants des pays membres. Les partisans de l’emploi français dans les services publics français voient leur revendication prise en compte : « Le présent article n’est pas applicable aux emplois dans l’administration publique » (article III-133). « L’égalité entre les femmes et les hommes doit être assurée dans tous les domaines, y compris en matière d’emploi, de travail et de rémunération. Le principe de l’égalité n’empêche pas le maintien ou l’adoption de mesures prévoyant des avantages spécifiques en faveur du sexe sous-représenté » (article II-83). Voilà pour l’égalité des sexes. « Tout travailleur a droit à une protection contre tout licenciement injustifié, conformément au droit de l’Union et aux législations et pratiques nationales » (article II-90). Voici une belle ouverture aux tenants de l’interdiction légale des licenciements opérés par les entreprises qui font des profits…. A nos yeux, ces nobles propos n’ont aucune valeur car, dans le cadre du capitalisme, leur interprétation plus ou moins favorable aux prolétaires dépend de la capacité de combat de ces derniers. Mais cette considération ne saurait s’appliquer exclusivement au traité. Elle vaut au contraire pour tous les pays et toutes les constitutions.
VOUS AVEZ DIT FRITS BOLKENSTEIN ?
Si la lettre du traité contient, à l’instar de toutes les constitutions existantes, à boire et à manger, son caractère contradictoire est interprété, par les patriotes du Non, comme une porte ouverte au pire. Une preuve du caractère anti-ouvrier du traité constitutionnel de l’UE serait fournie par la désormais fameuse directive Bolkenstein. Cette directive relative aux services proposée le 13 janvier 2004 voulait étendre aux entreprises de services le Principe du Pays d’Origine (PPO) qui vaut déjà pour la production de biens : une entreprise peut vendre dans tous les pays de l’UE si elle respecte les règles de son pays d’implantation. Les activités marchandes que la statistique officielle range dans les services représentent 54 % du PIB de l’UE, contre 23 % pour l’industrie manufacturière et 21 % pour les services publics et 2 % pour l’agriculture.
La Directive relative aux services prévoyait (avec une mise en place entre 2007 et le 1er janvier 2010) plusieurs dérogations : les contrats conclus par les consommateurs ; la protection des travailleurs ; les services d’intérêt général (généralement non fournis par des entreprises) ; les qualifications professionnelles, ce qui implique l’utilisation de la réglementation du pays d’accueil pour un certain nombre de professions : architectes, médecins, vétérinaires, dentistes, pharmaciens, experts-comptables, etc.… ; le détachement des travailleurs pendant plus de huit jours. De plus, étaient exclus du champ de la directive certains secteurs de services : services non économiques (services d’intérêt général) : administration, éducation publique ; services financiers (régis par le Plan d’action pour les services financiers de 1999) ; services et réseaux de Télécom (régis par les directives télécom de 2002) ; services de transports en commun.
Etaient en revanche inclus dans le champ de la Directive des services aux entreprises (conseil, gestion, publicité, recrutement, commerce, sécurité, immobilier), des services aux particuliers (conseil, santé ce qui est évidemment vivement critiqué, soins aux personnes âgées, loisirs ; tourisme, sport, audiovisuel, location de voitures, immobilier, distribution, professions juridiques réglementées, ce qui est aussi très critiqué dans certains pays, ainsi que l’eau, le gaz, l’électricité, la poste).
« Le risque est que la Directive sur les services attire surtout des salariés non qualifiés dans les activités où ils sont nombreux (construction, restauration, loisirs), alors que le chômage des non qualifiés est très élevé dans la zone euro », résumait Patrick Artus, économiste chez CDC Ixis. En effet, cette directive, élaborée avec le consentement de l’ensemble des pays membres (y compris la France et l’Allemagne), aurait frappé des secteurs du prolétariat parmi les plus fragilisés des pays les plus forts de l’Union européenne.
C’est pourquoi il était parfaitement justifié de la combattre. Mais aussi de combattre les Etats qui l’ont écrite et validée dans le cadre de la Commission européenne.
Cette dernière n’a fourni que le cadre institutionnel pour qu’elle puisse voir le jour. Il aura suffi que les gouvernements allemand et français modifient leur position pour que le noyau dur de la directive Bolkenstein disparaisse (le Principe du Pays d’Origine). Le revirement des deux exécutifs les plus puissants de l’UE s’explique par des exigences tactiques de politique intérieure. La montée des Non au traité en France n’a été comprise par le Président de la République française, Jacques Chirac, bruyant pourfendeur de la dernière heure de la directive Bolkenstein, que comme un énième signal de son déclin politique. En revanche, cet épisode a montré clairement qu’aucune décision importante n’est possible au sein de l’UE sans l’accord des principaux pays.
Une preuve supplémentaire de ce fait est apportée par deux autres directives communautaires, celles qui régissent les conditions de travail des transporteurs routiers salariés. Ces directives ont fait beaucoup moins de bruit et, malheureusement, n’ont pas reçu l’accueil critique qu’elles méritaient de la part des travailleurs du secteur, en France comme ailleurs dans l’UE. Selon la fédération des Transports et de l’Equipement de la CFDT, les directives européennes 2000-34 et 2002-15 se traduisent par :
des repos compensateurs qui passeront de 32 jours en moyenne à 10 jours ; des heures supplémentaires décomptées sur trois, voire quatre mois ; la réduction de deux heures journalières du temps payé comme travail de nuit, qui passe de 21h/6h à 22h/5h ; des repos journaliers passant de 11h mini à 10h mini ; l’allongement du temps de travail, qui passe en moyenne de 48h à 52h (courte distance) et de 50h à 53h (longue distance) ; le passage de la durée annuelle du travail, pour les services de messagerie, de 1 607h à 2 288h.
Or, ces directives sont devenues applicables en vertu de l’adoption, le 7 avril dernier, par l’Assemblée nationale française du relatif décret ministériel de transposition publié le 1er avril au Journal officiel. Autrement dit, les directives européennes n’ont de réalité qu’à la condition d’être entérinées par les Etats nationaux. Alors, à qui la faute de la « régression sociale » ?
Nos patriotes de gauche du Non au traité travaillent sans relâche à occulter les responsabilités de l’Etat français dont ils sont une composante conflictuelle. Mais cela ne trompera pas longtemps les prolétaires conscients, qui se rappelleront rapidement que, dans leurs combats quotidiens, leurs ennemis n’ont pas le visage lisse des fonctionnaires de Bruxelles mais celui, très familier, des patrons, rentiers, fonctionnaires d’Etat et politiciens bien gaulois.
UN TRAITE CONSTITUTIONNEL POUR QUOI FAIRE ?
Qu’apporte donc le traité ? Nous l’avons vu, son ambition n’est guère de substituer l’autorité de Bruxelles à celle des différentes capitales des Etats membres de l’UE. Il se révèle être, au contraire, un pas important en arrière par rapport au mythe fédéral des pères fondateurs du marché unique. Il renforce le rôle des Etats européens et fixe des critères de fonctionnement qui confortent la prédominance des Etats les plus forts et réduisent les risques d’impasse dans les prises de décision.
S’il est ratifié, le nouveau traité va remplacer l’ensemble de ceux qui ont forgé l’Union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui, depuis le traité de Rome (1957) au traité de Nice (2000), en passant par l’Acte unique (1986), Maastricht (1992) et Amsterdam (1997). C’est avant tout une affaire de rationalisation et de simplification des textes officiels de l’UE. Mais « l’enjeu principal vise à bâtir des règles de prise de décision efficaces au sein de l’UE - ce qui n’est pas ou plus le cas, au moins depuis la dernière vague d’élargissement qui, en 2004, a fait passer le nombre de membres de 15 à 25 », écrit Bruno Cavalier, économiste au Crédit Agricole.
La primauté du Conseil des ministres des Etats membres et du Parlement élu sur la base de listes nationales de candidats n’est pas remise en jeu car la fonction législative et budgétaire leur revient entièrement. La Commission de Bruxelles dispose, pour sa part, du pouvoir exécutif et conserve l’initiative de la plupart actes législatifs. Les équilibres presque inchangés entre ces trois acteurs directs de l’UE ne le seront pas davantage, sur le fond, par l’institution d’un Président du Conseil européen et l’attribution d’une personnalité juridique distincte à l’Union afin qu’elle puisse signer des traités internationaux.
En revanche, il y a un changement sensible dans le processus décisionnel. Dans le sillage du traité de Nice, le traité constitutionnel établit comme principe général de vote au sein du Conseil celui à la majorité dite qualifiée. Son champ d’application sera étendu à une vingtaine de domaines, dont ceux des transports, plusieurs matières de sécurité et de justice, la politique commerciale commune (hormis en matière culturelle).
Demeurent régis par le mécanisme de l’unanimité les questions fiscales, la défense, les affaires étrangères et tout ce qui concerne la ratification ou la révision des traités. Mais la plus grande nouveauté est représentée par les déterminants définissant la majorité qualifiée. Aux termes du traité de Nice, la majorité qualifiée se définit comme une majorité simple des Etats (13/25), couplée d’une majorité qualifiée des voix à 72 %, en fonction des poids accordés aux différents pays, à laquelle s’ajoute la nécessité que 62 % de la population totale de l’Union soit concernée. « L’issue d’un vote quelconque est très difficile à connaître a priori la minorité de blocage d’un vote est très élevée avec une telle procédure de décision », estime Patrick Artus, qui se dit convaincu que « la Constitution, qui n’entrera en vigueur qu’à partir de 2009, clarifie la règle ».
D’après sa dernière version, l’adoption d’un texte requiert 55 % du total des Etats membres et 65 % du total de la population. Une minorité de blocage ne peut pas reposer sur moins de quatre Etats. Lorsqu’il s’agit d’un vote qui n’est pas proposé par la Commission (dont l’élection du Président du Conseil européen), la majorité qualifiée passe à 72 % des Etats membres pour 65 % du total de la population. Par cette nouvelle façon d’organiser la prise de décision dans les matières compatibles avec le principe de la majorité qualifiée, on évite avant tout le blocage pur et simple de la machine décisionnelle de l’UE.
« Quand l’UE comprenait 6 membres, il y avait, compte tenu des règles alors en vigueur, 14 manières de constituer une majorité qualifiée. Comme il y a 64 manières différentes (2 puissance 6) de combiner les votes ’pour’ et ’contre’ des membres du Conseil d’une UE à 6, cela faisait une probabilité de prise de décision de 21,9 %. Le nombre de combinaisons de vote possibles s’élève de manière exponentielle avec l’accroissement des membres ; elles dépassent 134 millions dans une UE à 27. Si les règles de minorité de blocage ne sont pas amendées, la proportion relative des coalitions majoritaires se réduit. Dans une UE à 27, à système inchangé par rapport à une UE à 6, la probabilité de passage [ou probabilité de prise de décision NdlR] aurait baissé à 2,5 %. Supposé rendre plus efficace le système, le traité de Nice est en fait parvenu - joli progrès ! - à réduire la probabilité de passage à 2,1 %. Avec son double critère Etats/population, le système de vote prévu par la ’Constitution’ fait remonter la probabilité de prise de décision au voisinage de 12 %, un niveau qui était à peu près le sien lorsque l’UE comptait trois fois moins de membres », développe Bruno Cavalier.
De même, « la répartition des pouvoirs s’est quelque peu rééquilibrée en faveur des grands pays », résume l’économiste de CDC Ixis. « Le maintien du traité de Nice impliquerait probablement qu’il y aurait dans l’UE encore moins de possibilités de coordination et d’harmonisation, encore plus de concurrence fiscale (et sociale). On verrait donc sans soute s’amplifier le mouvement non coopératif à la baisse de la pression fiscale dans les pays d’Europe Centrale, visant à accélérer les délocalisations, attirer les capitaux, les sièges sociaux…. Le maintien de Nice dégraderait donc certainement le bien-être des pays d’Europe occidentale, rapprocherait l’UE d’une simple zone de libre échange », détaille-t-il. Selon des calculs de l’Institut Schumann inspirés par la méthode - généralement acceptée - dite de Banzhaf, avec le traité de Nice, « l’indice de pouvoir » de la France et de l’Allemagne est de 7,8 chacun (même score que pour le Royaume-Uni et l’Italie). Le traité constitutionnel fait passer l’indice de la première à 9,2 et celui de la seconde à 11,7 (contre 8,7 pour le Royaume-Uni et 8,3 pour l’Italie).
« Du Traité de Nice à la ’Constitution’, il y a un accroissement de pouvoir des quatre plus grands pays (Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie) et des tous petits pays [du fait de la nécessité de rassembler un minimum de 55 % des 25 Etats membres de l’UE NdlR], au détriment des autres », conclut sur ce point Bruno Cavalier en parfaite harmonie avec Patrick Artus et les constitutionnalistes les plus prestigieux.
Mais qu’ont à faire les prolétaires européens de tout cela ? Rien. Absolument rien. Le long raisonnement de cette lettre vise précisément à expliquer que la classe ouvrière n’est en rien concernée par les différentes façons d’organiser la dictature capitaliste en compétition, donc par le Oui ou par le Non au traité. En revanche, les prolétaires conscients ont le devoir de faire le ménage au sein de leur camp des idées nationalistes diffusées par les patriotes français de gauche et d’extrême-gauche, partisans du refus référendaire du traité. La défense de l’Etat français comme horizon indépassable de leurs combats et ambitions politiciennes doit recevoir la riposte la plus tranchée, dans la droite ligne de l’engagement internationaliste de toujours.
Les bourgeoisies des pays européens sont incapables de dépasser les Etats-nation existants sans en passer par des cataclysmes guerriers et économiques. L’histoire l’a abondamment démontré. Nous le regrettons car l’abattement, même partiel, des frontières constitue une meilleure base d’action pour le prolétariat, seule classe véritablement internationale, aux intérêts politiques communs, que l’histoire ait produit. Et ce y compris dans le cadre des sociétés divisées en classes.
« En général, de nos jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l’extrême l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C’est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange », tonnait Karl Marx (Discours sur la question du libre-échange, prononcé à la séance publique du 7 Janvier 1848 de l’Association démocratique de Bruxelles). Mais nous savons que le protectionnisme, les échanges inégaux et la concurrence déloyale sont la règle du capitalisme. « Le système protectionniste n’est qu’un moyen d’établir chez un peuple la grande industrie, c’est-à-dire de le faire dépendre du marché de l’univers, et du moment qu’on dépend du marché de l’univers on dépend déjà plus ou moins du libre-échange. Outre cela, le système protecteur contribue à développer la libre concurrence dans l’intérieur d’un pays », poursuivait-il dans son « Discours sur la question du libre-échange ». Nous savons également que seul le mouvement politique indépendant et international des ouvriers a la capacité de dépasser définitivement les nombreuses barrières que les capitaux individuels et leurs Etats respectifs dressent sans cesse pour mieux se protéger. C’est pourquoi nous ne sommes pas inquiets pour l’adhésion - au demeurant de plus en plus hypothétique - de la Turquie à l’UE, ni pour la migration de prolétaires issus de nouveaux Etats membres vers les pays les plus forts de l’UE. Bien au contraire. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
Bruxelles-Paris, 1er mai 2005.
Pour toute correspondance écrire, sans autre mention, à : BP 1666, Centre Monnaie 1000, Bruxelles 1, Belgique. Consulter le site Internet de Mouvement Communiste : www.mouvement-communiste.com