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Germán Avé Lallemant et les origines du socialisme argentin (1)

mardi 26 avril 2005

(Cet article, traduit en français par Ana Laval-Munoz, a été publié pour la première fois en espagnol dans la revue « En defensa del marxismo » n° 17 en juillet 1997. Cette publication est l’organe théorique du Partido Obrero d’Argentine.)

Le centenaire de la fondation du Parti Socialiste argentin a été célébré en 1996. Dans la construction de la pensée socialiste de notre pays, qui ne commence pas avec la fondation symbolique du parti mais naît bien avant, une place de choix revient à l’ingénieur allemand Germán Avé Lallemant. Dans le cadre d’une investigation sur les idées initiales du socialisme, il nous semble intéressant d’étudier la pensée de ce solitaire, scientifique et journaliste, qui ne cessa d’œuvrer en Argentine, sa patrie d’adoption, dès son arrivée en 1868 et jusqu’à sa mort, en 1910.

Germán Avé Lallemant, vraisemblablement né à Lübeck vers 18361, est issu d’une famille de naturalistes, d’intellectuels et de scientifiques. Son père est l’ami du savant allemand Alexander von Humboldt et du naturaliste Hermann Burmeister, qui travailla de nombreuses années en Argentine et grâce auquel Lallemant s’expatrie en Argentine en 1868. Jeune géomètre diplômé en industrie minière et métallurgie, il s’installe à San Luis où il épouse Enriqueta Lucio Lucero et vit jusqu’à la fin de ses jours.

Son activité scientifique est très vaste. Ingénieur minier, géomètre, météorologue, minéralogiste, recteur de l’École Nationale de San Luis, il est également journaliste et statigraphe pour les autorités de la province.

Homme du XIXe siècle, il ne s’enferme jamais dans les sciences naturelles mais cherche, avec la même passion, à étudier en détails tout ce qui a rapport à la société et à l’histoire de l’Homme. Dans ses articles de presse, on observe nettement la distance qui le sépare des écrivains argentins de l’époque : ses connaissances, ses conceptions, ses lectures, l’aisance avec laquelle il passe des sujets internationaux aux sujets nationaux, l’habilité avec laquelle il manie les statistiques européennes, états-uniennes ou du reste du monde ; tout permet d’identifier facilement ses écrits même lorsqu’ils ne sont pas signés ou le sont sous un pseudonyme.

On sait peu de choses sur sa formation concrète tant en Europe qu’en Argentine. Victor García Costa soutient que "la formation idéologique marxiste de Lallemant s’est faite en Europe"2. Fermín Chávez, pour sa part, va jusqu’à affirmer qu’il participa "à la lutte que le socialisme allemand avait amorcée avec Bismarck". Mais tout n’est que conjecture. Il quitte l’Allemagne à 25 ans, au moment où le socialisme vient d’être fondé par Ferdinand de Lasalle. En Allemagne, le marxisme n’existe qu’à partir de 1868 et n’acquiert une réelle importance que quelques années plus tard. S’il est vrai que la Première Internationale croît très largement à travers toute l’Europe, le marxisme ne se réduit lui qu’à un petit nombre de dirigeants.

Réduits aux conjectures, nous estimons cependant que si Lallemant s’était formé dans sa jeunesse au sein du marxisme européen, nous aurions des témoignages de cette expérience : correspondance avec les dirigeants marxistes ou traces de ses idées avant 1890. Comment peut-on parler d’une précoce "formation" marxiste dans un contexte radicalement non marxiste, puis d’une "hibernation" de ses idées pendant 30 ans ?

La conjecture autour de la formation marxiste précoce de Lallemant est au service de l’éloge postérieure du personnage et de ses idées. Mais nous préférons laisser là les conjectures puisque, comme nous le verrons, nous ne prétendons nullement l’idéaliser mais bien faire le bilan, dans une perspective marxiste, des zones d’ombre et de lumière de son idéologie.

Une seule certitude : Lallemant participe au Club Vorwärts où les émigrés allemands antimonarchistes constituent le premier noyau socialiste lié à la social-démocratie allemande par. C’est de ce groupe que naît l’initiative d’unifier divers groupes de Buenos Aires et de commémorer pour la première fois le 1er mai, selon une résolution du Congrès Socialiste de Paris en 1889. Le Comité International ainsi formé décide de constituer une fédération ouvrière et de se pourvoir d’un organe de presse.

En décembre 1890 El Obrero est fondé sous la direction d’un des membres du Club Vorwärts, Germán Avé Lallemant, qui lui apporte vraisemblablement son soutien financier. Ses collaborateurs se nomment Augusto Kühn, Leoncio Bagés ou encore Carlos Mauli mais il en rédige la plupart des articles. Obligé de quitter Buenos Aires en février 1891, il abandonne la direction du journal à la tête duquel il ne sera resté que le temps de cinq numéros. Dès lors, c’est depuis San Luis qu’il enverra ses articles.

Plus tard ses collaborations seront publiées dans d’autres journaux socialistes, comme El Socialista qui paraît de mars à mai 1893 ou La Vanguardia créée en avril 1894.

Lallemant collabore largement à La Agricultura, hebdomadaire "défenseur des intérêts ruraux et industriels", fille spirituelle de La Nación avec laquelle elle partagera un temps ses bureaux. Il s’agit sans doute d’une des plus sérieuses publications sur l’essor de l’économie agraire. Notre scientifique allemand finit presque par en devenir le rédacteur en chef, écrivant l’éditorial et signant deux ou trois articles de fond. Mais les lecteurs de La Agricultura, des propriétaires fonciers ou des éleveurs, se plaignent à plusieurs reprises de la présence excessive d’idées socialistes dans une revue qui devrait être la chasse gardée des idées réformatrices. C’est certainement pour cette raison que Lallemant et un autre collaborateur socialiste, Antonio Piñero, multiplient les pseudonymes et transforment ainsi la publication en une sorte de labyrinthe de personnalités et de styles dans lequel le chercheur d’aujourd’hui se perd facilement.

Lallemant collabore à La Agricultura dès 1894, année de sa création, et jusqu’en 1900. En 1896, il retourne à Buenos Aires à la demande de la revue et occupe pendant un an le poste de rédacteur en chef de cette publication. Il publie sous son vrai nom ou sous divers pseudonymes : Pirquinero, Puntano, Agrófilo, Isidro Castaño, Julián Jímenez, Marius, Demócrata, etc . Certains sont attestés, d’autres se devinent par recoupement de citations, par les connaissances exposées ou à travers le style.

Le troisième groupe de collaborations journalistiques qui nous intéresse est issu de la revue théorique de social-démocratie allemande, Die Neue Zeit, dirigée par Karl Kautsky. Lallemant leur envoie des collaborations dès 1894 et jusqu’à sa mort. Une douzaine de ces articles intéressants ont été traduits et publiés par Leonardo Paso, dirigeant du Parti Communiste argentin.

L’activité politique de Lallemant

Il faut noter que l’activité politique de Lallemant, dans le cadre du socialisme, fut assez limitée. S’il participa au Club Vorwärts et s’y distingua parmi les marxistes, il ne prit part à aucune des plus importantes réunions de la décennie. Il ne participa pas au Comité International de 1890, pas plus qu’à la réunion constitutive du Groupe Socialiste de Buenos Aires (le véritable acte fondateur du parti socialiste argentin) et ne fut directeur de El Obrero que pendant deux mois. Il ne figure pas non plus sur la longue liste du comité central élu en avril 1895, ne participe pas à la convention du parti en octobre de la même année ni n’apparaît en tant que délégué au congrès constitutif de juin 1896 puisqu’il vit alors à Buenos Aires.

En revanche, il est candidat lors des premières élections législatives auxquelles le Parti Socialiste se présente en mars 1896. Sa candidature a été validée par le vote d’une assemblée plénière du parti, un mois auparavant, sur une proposition du Club Vorwärts. Il est second sur la liste, après le docteur Juan B. Justo.

De toute évidence, le Vorwärts, dont d’autres dirigeants font partie de l’élite socialiste, présente la candidature de Lallemant comme une figure de prestige pour la classe moyenne argentine. Juan B. Justo, déjà connu depuis plusieurs années comme médecin et dirigeant radical, est sans doute lui aussi une "image" acceptable pour les secteurs non ouvriers mais reste une figure militante étroitement liée à la direction du parti. Lallemant en revanche, apparaît presque comme une figure extérieure au parti, comme un adhérent de grand prestige dans la presse et dans les cercles scientifiques du pays qui, par ses idées - et non par son activisme - concorde avec le parti ouvrier émergent. Lors des élections qui suivront, Lallemant ne sera plus candidat socialiste.

À San Luis, sa province d’adoption, il prend part au radicalisme naissant dès 1890 (c’est-à-dire avant son adhésion à la section de Buenos Aires) et jusqu’à sa mort. En décembre 1890, il est secrétaire de l’Union Civique Populaire (celle-ci ne s’est pas encore éloignée de Bartolomé Mitre). L’année suivante, il participe à la campagne qui portera Teófilo Saá au pouvoir. En 1905, son nom figure sur la liste des électeurs de l’Union Provinciale et en 1908, il fait partie du Bureau de l’Union Civique Radicale de San Luis.

En d’autres termes, militant actif du radicalisme à San Luis, Lallemant n’est qu’un adhérent enthousiaste du socialisme de Buenos Aires. Ses défenseurs, le nationaliste prochinois José Ratzer3, le nationaliste sandiniste Rodolfo Puiggrós4, le staliniste Leonardo Paso5, le péroniste Fermín Chávez6, le socialiste Víctor García Costa7, défendent précisément cet aspect de sa carrière politique. Leurs arguments sont fondés sur l’inexistence de mouvement ouvrier à San Luis et sur l’économie archaïque de la province. Mais cet aspect, qui pourrait ne révéler qu’une simple question "tactique", prend toute son importance si l’on considère que Lallemant fut capable de voir, à son époque, quelle était la mission des révolutionnaires en soutenant une bourgeoisie qui luttait contre la corruption et le parti unique. Cette tactique "non sectaire", pro-bourgeoise et par là même acceptée par la gauche centriste des années suivantes, trouve sans doute son origine chez Marx puisque ce dernier affirmait, dans son Manifeste communiste, que "les communistes soutiennent tout mouvement révolutionnaire contre l’état de fait social et politique existant".8

Mais que déclare Lallemant au sujet de la révolution de 1890 et de l’Union Civique Radicale ? "Obéissant à l’action civilisatrice du capital l’Union Civique, brandissant le drapeau du régime pur de la société bourgeoise, s’est soulevée." "L’ère du régime bourgeois pur implique un réel progrès … et nous acclamons cette nouvelle ère avec une grande satisfaction."9 Ainsi la révolution des années 90 marque le début, à court ou à moyen terme, du régime capitaliste pur qui remplace le régime despotique10. C’est dans ces circonstances que "l’Union Civique, championne courageuse et désintéressée de la démocratie, des garanties institutionnelles et de la liberté bourgeoise, a vu le jour."11 En 1903, dans un article pour le Die Neue Zeit, il exalte de nouveau le rôle du radicalisme : "Un puissant parti d’opposition s’est déjà formé, le nombre de ses adhérents augmente rapidement et son programme radical, dirigé contre la corruption inouïe et une piètre administration, prône ouvertement la force des armes comme argument inévitable pour les prochaines élections."12

Plus clairement, il affirme dans La Vanguardia en 1894 : "Le Parti Radical est aujourd’hui l’élément révolutionnaire de l’Argentine, né de la crise économique et destiné à transformer nos institutions politiques en outils parfaitement adaptés aux intérêts capitalistes."13 Cette phrase met définitivement un point final à la défense "marxiste" de Lallemant. Puisque Marx propose de soutenir tout mouvement révolutionnaire et que Lallemant considère que le radicalisme est l’élément révolutionnaire en Argentine, militer au sein du radicalisme et devenir un acteur de la révolution à partir de cette position s’impose. La thèse développée par l’italien Ferri quinze ans plus tard risque alors de devenir séduisante : en Argentine, le parti socialiste est une fleur exotique qu’il n’y a pas lieu de créer et qui jouera, pour ainsi dire "par défaut", le rôle du républicanisme européen.

Mais en réalité, le socialisme s’est construit, s’est développé ; des syndicats ouvriers aux intérêts et programmes indépendants ont vu le jour. L’anarchisme aussi est apparu et a acquis une importance de taille dans les rangs ouvriers, précisément à partir du moment où les socialistes ont refusé de considérer la question ouvrière d’un point de vue révolutionnaire. Juan B. Justo et les fondateurs du PS ne sont ni des fous ni des "résignés idéologiques" ; tout en estimant que le moment n’était pas approprié, ils fondent le parti comme une sorte d’"antécédent historique".

Le socialisme et l’anarchisme sont apparus, puis ont gagné du terrain durant toute la décennie des années 90 grâce aux centaines de radicaux déçus par la politique lâche de leur parti. La gauche s’éloigne du radicalisme précisément parce qu’elle voit qu’il ne constitue pas l’élément révolutionnaire argentin. À partir de ce moment et pendant 20 ans, le radicalisme va se transformer en un groupe éloigné des masses, plus proche des militaires que de la classe moyenne, source présumée de sa force, et son seul mot d’ordre sera : des élections sans fraude. Pendant ces années qui vont de 1890 au Centenaire de 1910, l’axe de la révolution passe par l’essor ouvrier, son organisation et ses luttes. Le radicalisme disparaîtra de la scène politique jusqu’à ce que la défaite sanglante infligée par l’État à la classe ouvrière ne permette de penser à une réforme électorale expressément faite pour que le parti radical devienne le porte-parole des illusions des masses.

Ce qui peut être vrai pour une longue période historique considérée dans l’absolu, ne correspond nullement à la politique à développer concrètement. S’il est vrai que la crise des années 90 marque, pour ainsi dire, l’entrée chaotique de l’Argentine dans le capitalisme moderne international et que le radicalisme veut généralement représenter le régime politique de la démocratie bourgeoise ; un siècle est passé et ce régime est toujours en place. Pire encore, il ne menace pas de s’écrouler. Même si parmi les illusions des bases du radicalisme des années 90 se niche le désir de constituer une démocratie parlementaire moderne, les incohérences économiques du pays, la coexistence de formes capitalistes et de formes pré-capitalistes ne permettront jamais que cette démocratie se développe selon le modèle européen ou nord-américain. La véritable démocratie n’a aucun avenir dans un pays en retard comme l’Argentine comme le prouve la vision à court terme du radicalisme qui peine à proposer autre chose que le suffrage universel.

Du point de vue démocratique, le socialisme argentin propose un programme plus révolutionnaire. Il prône la séparation de l’Église et de l’État, la confiscation des biens du clergé, la suppression du pouvoir exécutif, la fin de l’armée de métier, le désarmement du peuple, la révocabilité des fonctionnaires, la suppression du Sénat, …14

Enfin, Marx prônait l’appui de tout mouvement révolutionnaire mais il ne prôna jamais l’adhésion à des partis bourgeois. La province argentine de San Luis est arriérée mais le parti socialiste se présente comme un parti national et non comme un parti de Buenos Aires. La permanence de Lallemant au sein de l’Union Civique de sa province ne se justifie donc pas par ces questions tactiques mais est en lien avec sa conception surdimensionnée du radicalisme, porte-drapeau conséquent du capitalisme argentin.

Elle s’apparente également au caractère vil et pro-bourgeois des stalinistes de tout poil. Dans leur aveuglement, ils revendiquent aussi bien la fondation du Parti Socialiste que la militance radicale de Lallemant, comme si les deux étaient compatibles. Tous les arguments en faveur du soutien à apporter à l’UCR de San Luis valent pour le soutien de l’UCR nationale : besoin de développer la démocratie, retard économique et faible maturité du prolétariat. Ces mêmes arguments servent aujourd’hui à soutenir le radicalisme, le péronisme et la gauche centriste. Et ils servent généralement à soutenir n’importe quel groupe bourgeois de la planète. C’est ainsi que l’on s’aperçoit que les stalinistes sont des défenseurs stratégiques du soutien à la bourgeoisie.

La grande propriété et l’industrie

Lallemant a beaucoup écrit sur l’économie argentine. Dans ses articles parus dans La Agricultura, revue pourtant destinée aux moyens et grands propriétaires terriens, il s’efforce d’expliquer patiemment la théorie de la valeur, de la plus-value, de la rente foncière, des notions d’économie politique marxiste à partir desquelles il élabore sa conception de la réalité nationale. Nous étudierons en détail quelques-unes de ses idées pour mettre en évidence le diagnostic qu’il trace de l’Argentine et la solution qu’il défend.

Lallemant part de l’idée que la division internationale du travail a voulu que l’Argentine soit un pays agricole. S’y opposer de façon fictive revient à essayer de détourner la nature même du pays. "Notre destin, à cause de la terre, de la faible population, de l’histoire, est d’être un pays agricole et d’approvisionner le reste du monde en matières premières".15

Il se montre clairement défavorable à une grande industrie nationale. "Il existe deux brasseries, trois ou quatre usines de phosphore, autant de chaussures, une demi-douzaine de distilleries, une filature de laine, six bonneteries, et elles ne parviennent pas à vendre le quart de ce qu’elles produisent avec leurs petites machines (sic), une papeterie et une usine de dynamite !"16 Il n’y a pas de marché pour une grande industrie. Nous avons une population peu importante, aux habitudes alimentaires simplissimes et un climat très doux ; c’est pourquoi les besoins alimentaires, vestimentaires et immobiliers sont minimes.

Il dénonce le fait que depuis 1876, on protège cette petite industrie et met en évidence que ces produits destinés à la consommation nationale sont plus chers que ceux qui seraient importés. Il s’oppose à ce minuscule protectionnisme qui entretient une industrie artificielle, retardée et onéreuse pour le peuple. Il se fait le défenseur de l’agro-industrie, liée aux produits de la terre, directement destinée à la consommation de la population locale et non orientée vers le marché national, encore moins international. La grande ennemie de cette petite industrie nationale se révèlera être la grande industrie nationale et non les produits manufacturés européens. "L’industrie créée artificiellement sous le système du protectionnisme n’augmente pas le niveau de productivité de la nation ; elle le ralentit au contraire car le protectionnisme est un obstacle au développement de l’agriculture qui a besoin aujourd’hui des cours les plus bas de tous les moyens de subsistance. En pouvant réduire ainsi le coût de ses produits, elle sortira victorieuse de la lutte qu’elle doit mener pour être compétitive sur le marché mondial."17

Il ne se contente pas de dénoncer l’industrie nationale artificielle, il plaide également en faveur du libre-échange et condamne le protectionnisme18. Il partage sur ce point l’opinion de Juan B. Justo comme le démontre Norberto Malaj dans son article sur les origines du socialisme argentin19.

Ceci explique donc la position connue de Lallemant en faveur de la grande propriété. Dans une série d’articles parus dans La Agricultura qui donnèrent lieu à une large polémique, il se prononce en faveur de la capitalisation des grandes propriétés et contre la colonisation qui génère une masse d’affermataires, de métayers et de prolétaires ruraux autour et au sein même des grandes extensions agricoles consacrées à l’élevage.

"Sous sa forme actuelle, la colonisation représente un danger, un malheur et un opprobre pour le pays !"20 "De telles conditions de vie rendent la civilisation impossible."21 "Nous avons besoin de développer l’exploitation des grandes propriétés. Non pas de la grande propriété foncière sans capital dynamique mais une exploitation capitaliste de vastes terres aux mains d’entrepreneurs solides ou de sociétés anonymes."22

Au sujet de l’avenir du problème agraire, il déclare : "L’époque de la colonisation est en voie de disparaître car le produit du travail du colon n’est pas suffisant pour répondre aux exigences du marché international ; ceci explique le déclin de la colonisation."23

En toute logique, le grand propriétaire foncier est celui qui possède le capital nécessaire à l’acquisition des machines les plus modernes et à l’exploitation des terres de façon rationnelle et efficace. La petite propriété aura toujours une mécanisation moindre, de faibles rendements, se développera bien peu et subira, entre autres, l’appauvrissement des sols. Mais le grand propriétaire s’est toujours consacré à l’élevage, et les affermataires et petits propriétaires à l’agriculture. Or Lallemant veut que la grande propriété rurale se consacre à l’agriculture, sans fermage et réalise de "véritables" investissements. Mais l’élevage offre des gains importants et faciles au propriétaire et ce dernier ne "comprend" pas les arguments de l’ingénieur allemand qui le regrette profondément : "Quel dommage que l’envers de la médaille [l’élevage] soit si laid ; appauvrissement toujours croissant des masses, accumulation des déficits fiscaux, moratoires et banqueroute de l’État."

Sur ce thème précis, les idées de Lallemant sont quelque peu contradictoires. En principe, il est impossible que la grande propriété se consacre à l’agriculture hors fermage, petite parcelle ou petite propriété ; cela implique donc l’apparition d’une classe paysanne opposée au grand propriétaire terrien qui opprime et exploite le paysan par le biais du loyer, des pressions financières, du moulin, du crédit, etc. Contrairement aux dires de Lallemant, derrière l’essor de l’agriculture aux dépens de l’élevage, se cache en réalité la lutte entre petite et grande propriété.

Ainsi, pour Lallemant, le capitalisme se développera en Argentine à travers la grande propriété et non à travers l’industrie ou la petite propriété agraire. Ces deux dernières, en plein déclin, ne survivent que grâce à la protection ou à l’auto-exploitation démesurée du paysan, coûteuse et inefficace. Cela prouve que, selon Lallemant, le capital argentin doit emprunter, pour être victorieux, un chemin bien différent de ceux des modèles européen et nord-américain. Dans ces deux cas, le capitalisme urbain a eu besoin de la réforme agraire, du morcellement de la propriété foncière et de la mécanisation de la production. Cela a généré non seulement un besoin en machines auquel la ville a pu répondre, mais a alimenté également, grâce à la multiplication des cultures, un vaste marché interne. Agriculture et industrie se sont donc développées simultanément et non selon le schéma erroné de Lallemant : la possible existence d’une grande propriété agricole mécanisée, indépendante de la ville et exclusivement consacrée à l’exportation.

Le socialisme argentin n’a pas un programme très élaboré au sujet de la question agraire. Le programme de 1896 mentionne à peine le fait que, l’ensemble du territoire argentin étant désormais occupé, l’exploitation capitaliste de la terre gagne du terrain ; remarque banale s’il en est. Ce n’est qu’en 1902 que le leader socialiste Juan B. Justo, après son passage dans le village de Junín, élabore des thèses approuvées par la suite lors du quatrième congrès du parti socialiste à La Plata. C’est là qu’entre autres sont intégrées au programme minimal du parti l’abolition des impôts qui grèvent l’agriculture, l’exemption fiscale pour l’habitat ouvrier rural, les contributions directes et proportionnelles sur la rente foncière, la réglementation du travail agricole. Les socialistes se font les défenseurs du petit propriétaire, de l’agriculteur et du prolétaire rural, victimes de l’exploitation et acculés à la misère par les grands propriétaires, les banques et les impôts. Dans un article de 1914, Juan B. Justo réaffirmera cette défense du paysan et attaquera violemment les grands propriétaires ; faisant ainsi écho à la révolte paysanne de Santa Fe, connue sous le nom de "Grito de Alcorta".

Dans Théorie et pratique de l’histoire, publié en 1907, Juan B. Justo développe un concept opposé à celui élaboré par Lallemant dix ans plus tôt : la propriété de la terre, contrairement à l’industrie qui tend à se concentrer, tend à se subdiviser jusqu’à atteindre un point d’équilibre précis. Celui d’un terrain suffisamment grand pour pouvoir y réaliser des investissements importants mais suffisamment petit pour pouvoir y contrôler le travail et économiser ainsi sur les transports.

En Europe, la dernière décennie du XIX°siècle voit l’émergence d’un grand débat sur la question agraire au sein de la IIe Internationale. L’aile droite de la social-démocratie allemande, sous la pression du petit paysan bavarois, plaide en faveur de l’incorporation au programme socialiste des mesures de défense fiscale du paysan. Le centre marxiste (Kautsky, Engels, Lafargue) réagit contre cette tendance, la jugeant utopique et franchement réactionnaire. De ce débat naît La question agraire de Kautsky qui présente certains points communs avec l’idéologie de Lallemant. Ce dernier, ou Antonino Piñero, obtient d’ailleurs la publication, en octobre et novembre 1900, d’une traduction par chapitres de cet ouvrage dans La Agricultura.

Il est impossible de comparer les débats sur la question agraire en Europe avec ceux menés en Argentine. En Europe, les terres non cultivées ne représentent qu’une faible proportion alors qu’en Argentine des millions d’hectares sont consacrés aux pâturages ou voués à la spéculation. Le socialisme, avant de se préoccuper de l’obtention de crédits souples et d’exemptions fiscales, doit exiger la nationalisation de la terre. L’État doit prendre en charge la plus grande richesse du pays pour la donner à tous ceux qui souhaitent la travailler au profit de la nation et non au profit d’une petite oligarchie. Cette répartition va de paire avec le peuplement rural, l’extension de l’agriculture et la destruction du pouvoir oligarchique. En tout logique, seul le socialisme est apte à mener à bien ce programme.

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