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Collectif autonome de la Barona (première partie)

jeudi 17 février 2005

Paolo Bertella Farnetti et Primo Moroni

Collectif autonome de la Barona : Éléments pour une histoire impossible

(Cet article a déjà été traduit en français et édité par le bulletin Les mauvais jours finiront en octobre 1987.)

Primo maggio n° 2, printemps 1984

Nous avons voulu écrire une histoire « impossible ». Impossible parce que ses racines recoupent des procédures judiciaires encore ouvertes. Parce que les journaux, les magistrats, la DIGOS (1) et les « repentis » en ont raconté et déformé les aspects qui les servaient. Parce que de nombreux camarades l’ont ignorée ou refoulée, ou encore un peu vite classée, sous le sceau d’un jugement sommaire. Parce que les trajectoires personnelles, collectives et politiques se mêlent de façon inextricable sur un terrain pollué par les délations, les réticences et l’autocensure. C’est donc notre version, fondée sur des documents, des extraits de presse, des témoignages directs. Elle a été élaborée avec la volonté de raconter nous-mêmes, par fragments et approximations successives, l’histoire de ces dernières années.

Le quartier de la Barona se trouve dans la banlieue sud de Milan, dans un grand triangle formé par le Naviglio di Abbiategrasso et le Naviglio Pavese di Pavia. Comme d’autres quartiers (San Cristoforo, Moncucco, Boffalora, Conca-Fallata-Gratosoglio-Chiesa Rossa), il tire son nom des grandes zones agricoles qui composaient le territoire de ce que l’on appelait les Corpi Santi, à l’extérieur des murailles espagnoles.

Un temps communes, elles furent englobées dans le grand Milan par l’administration fasciste, qui mit sur pied dans ces zones un programme de construction de logements populaires : entre 1931 et 1938, l’Istituto Case Popolari construisit justement les premiers aménagements collectifs à la Barona, en les ajoutant à ceux construits au cours des années 20 dans les zones de Stadera et Naviglio Pavese. Dans les années 50, ce fut le tour de San Cristoforo, à nouveau de la Barona, et de via Conchetta et via Torricelli. Enfin, dans les années 60, parallèlement à la grande immigration interne, on construisit à partir de rien Chiesa Rossa, Gratosoglio Nord, Sud et Torri, San Ambrogio I et II, Lodovico il Moro (Negrelli). Beaucoup de ces constructions sont de l’IACP (un équivalent de l’Office des HLM, NdT) et cela explique la formation d’une vaste zone à caractère prolétaire et populaire.

Le sommet de ce triangle entre les deux canaux (Navigli) est représenté par la darse de Porta Ticinese, ce qui définit une relation complexe d’échanges humains et politiques entre les deux zones, si bien que dans la « géographie politique » milanaise, la zone sud a toujours été considérée comme un prolongement logique de la capacité de production politique du quartier Ticinese-Genova, qui a été sans doute le quartier rassemblant le plus de sièges politiques (2) du « mouvement » urbain.

Le CAAB (Collectif autonome antifasciste Barona) naît en novembre 1974, à l’initiative de Fabio (quinze ans) et d’Umberto (14 ans), amis de toujours. En peu de mois, d’autres amis les rejoignent, surtout des camarades de collège de Fabio, tels que Sante, Bob, Ivano, Fabrizio, Marco, Tonino : « On se retrouvait dans un scantinato [local peu salubre en sous-sol, NdT], dans un café, ou même dans la rue et on parlait de nous-mêmes, et de ce que nous réservait l’avenir, c’était le temps du Collectif autonome antifasciste de la Barona, un groupuscule de gars qui, sans chercher le moindre appui, ni s’aligner sur les positions de partis ou de mouvements politiques existants, voulaient essayer de construire politiquement quelque chose de neuf dans le quartier. (Nous étions nés tout seuls et nous voulions tout faire nous-mêmes.) » (3)

Le passage à l’engagement politique de ce qui était un groupe ou une bande de quartier eut lieu peu à peu, et presque naturellement. Au début, le groupe se retrouvait Piazza Miani, autour d’un banc. Quelques-uns ne venaient que pour la passion du basket, ou pour organiser des fêtes, mais on parlait aussi des manifestations ou des problèmes du quartier-ghetto, sans terrain de jeu ni gymnase, sans espaces associatifs pour les jeunes. Le temps passant, l’amitié se mêla des besoins, de la culture et de la marginalité prolétarienne. Il y avait le désir d’organiser quelque chose qui donnât un sens à la vie quotidienne. Puis se produisit la rencontre, à l’école secondaire, avec les enfants des occupants de viale Famagosta(4), un des premiers mouvements de squatters à Milan. Quelques-uns commencèrent à dessiner avec leur plume des poings fermés sur les bancs de l’école, puis continuèrent en couvrant les murs du quartier avec des graffiti connus par « oui-dire » en les signant M.S. ou A.O. [Movimento Studentesco, Avanguardia Operaia, groupes gauchistes de l’époque, NdT (5)], avant même de savoir ce que signifiaient ces sigles.

Puis il y eut des contacts personnels avec les extraparlementaires(6) qui cherchaient à s’implanter dans les quartiers et une croissance par affinité culturelle avec les modèles de la culture du mythique 68, qui passait aussi par l’expérience scolaire, selon un trajet qui rassemblait la plus grande partie des Collectifs de jeunes des quartiers prolétaires de la couronne de Milan. En ce qui concerne la zone sud de Milan, les Collectifs s’étendirent dans tous les quartiers à tradition ouvrière et prolétaire, comme Rozzano, Gratosoglio, Piazza Abbiategrasso, Conchetta al Ticinese, Barona, San Ambrogio, Tessera, Giambellino, Baggio, Quartiere Olmi, en convergeant ensuite avec ceux de quartiers situés plus au nord, tels que Pero, Limbiate, Cinisello, pour s’agréger enfin à la vaste zone de Crescenzago, Padova, où agissaient les Collectifs des quartiers de Loreto, Leoncavallo, Lambrate, Ortica, Segrate. On partait presque toujours de thèmes abstraits comme l’antifascisme, la Chine, le Viêtnam et l’anti-impérialisme, mais de par leur position dans la vie courante et dans la mémoire du quartier, les Collectifs passèrent rapidement à des thèmes concrets de classe : la lutte pour le logements et les occupations, les auto-réductions, la lutte contre le travail au noir, le lien école-travail.

C’était par ces thèmes concrets, par l’enquête sur le quartier, qu’apparaissait l’engagement politique du Collectif, décidé dès le début à maintenir un contrôle sur ses propres actions, et son propre territoire, conformément à son identité et à son homogénéité de bande de camarades et d’amis. De ce fait, le Collectif se définissait avant tout comme « autonome », sans aucune référence à cette autonomie ouvrière qui à la même époque s’exprimait dans le journal Rosso [après 1975, journal fait par des gens très proches de Toni Negri(7), NdT], et était encore inconnue à la Barona. Dans l’autre définition que se donnait le groupe, « antifasciste », il y avait aussi bien un écho de la culture du mouvement de ces années, où tout était antifasciste (c’était aussi l’époque des affrontements physiques contre ceux de San Babila), qu’une nouvelle interprétation de l’objectif typique d’une bande de quartier : « surveiller » sa zone avec une vigilance antifasciste, essayer d’atteindre une hégémonie politique sur un espace où les initiatives externes ne pourraient avoir lieu, ou en tout cas ne seraient pas tolérées.

Le Collectif ne s’identifiait pas avec tout le groupe des amis de la Barona : quand il acquit en 1975 une physionomie plus précise, il était composé d’une dizaine de militants très actifs, capables d’entraîner selon l’initiative envisagée, vingt ou trente autres gars qui constituaient ou fréquentaient le groupe. C’est au cours de cette année que le CAAB trouva un siège provisoire dans le scantinato d’un fleuriste et commença ses premières interventions à propos des occupations du viale Famagosta : les premiers tracts furent faits à la main et collés au Vivanil. Une des premières sorties « officielles » eut lieu au Fabbrikone(8), un vieil édifice occupé dans le quartier de Genova, où ils se firent remarquer par leur uniforme : veste militaire, chemise d’aviateur, chaussures « rangers » et béret basque avec l’étoile rouge. Si cet uniforme s’inspirait de l’iconographie du Che Guevara et de la guérilla sud-américaine, leurs lectures préférées étaient surtout de provenance nord-américaine : Prairie en flamme des Weathermen(9), l’Autobiographie de Malcolm X, Devant mes yeux la mort de George Jackson(10), l’histoire et les écrits des Black Panthers (Panthères noires) (11) ; les classiques du marxisme et des épigones restaient ennuyeux et lointains. Les films les plus admirés et les plus discutés étaient ceux de Costa-Gavras comme Z et Etat de siège.

Dès que le quartier commença à se rendre compte de la présence du Collectif, l’attitude de la section locale du Parti communiste italien fut hostile : au fil des ans, le petit journal communiste du quartier, La Sedicesima (La Seizième), ne manqua jamais d’attaquer les jeunes autonomes, même si les rapports personnels n’allèrent jamais jusqu’à l’affrontement physique. Cette attitude fut d’ailleurs généreusement rendue par le Collectif, non seulement par suite de la culture antirévisionniste(12) diffuse qui imprégnait le mouvement mais aussi à cause de l’apparition de jugements opposés sur l’échec de l’expérience d’Allende au Chili, qui amena le PCI à élaborer la stratégie du « compromis historique »(13).

Même le rapport avec les groupes extraparlementaires se présenta d’emblée comme conflictuel. Traités de « blancs-becs » par les militants des groupuscules du fait de leur jeune âge et de leur inexpérience, ils furent cependant contraints de fréquenter leurs organisations afin d’en utiliser les moyens techniques, comme par exemple la ronéo pour la production quasi quotidienne de tracts. Tous issus de familles prolétaires, les jeunes autonomes souffraient d’une carence chronique d’argent et de moyens dans leur activité ; c’est pourquoi ils s’amusaient à s’identifier avec les héros de la bande dessinée populaire de Max Bunker, Alan Ford et de l’agence TNT ; une bande de va-nu-pieds qui remédiaient à l’absence de fonds et de moyens par le volontarisme et des miracles d’inventivité. Bob était Grunf, l’auteur des « miracles techniques », Ivano Alan Ford, Fabio la Cariatide, et ainsi de suite. Les contacts avec les groupes amenèrent des tentatives de recrutement qui devinrent habituelles dans l’histoire du Collectif. Le Movimento Studentesco fut la première organisation à courtiser les autonomes de la Barona. Ils organisèrent ensemble des réunions et des rondes antifascistes dans le quartier, et discutèrent de l’antifascisme et de thèmes tels que « L’Italie hors de l’OTAN ». Le CAAB se lassa vite de ces rapports. Des problèmes tels que celui de l’OTAN ou du Front populaire étaient trop éloignés et n’avaient pas de conséquences sur le quartier. Les membres du Collectif se sentaient étrangers à la logique d’organisation des hiérarchies, des dirigeants et des cadres. Ils s’amusaient davantage avec l’auto-réduction du cinéma ou l’organisation de fêtes différentes, « prolétaires », dans leur quartier. Ils menèrent une grande campagne contre l’ATM [l’Association des Transports Milanais, l’équivalent de la RATP à Paris, NdT] pour obtenir de meilleures liaisons avec le centre de la ville et contre l’augmentation du prix des billets. Ils couvraient de graffitis les transports publics, montaient sur les véhicules avec le mégaphone pour faire leur propagande. Leur présence dans le quartier s’accrut et, en septembre 1976, ils produisirent un petit journal ronéoté, Revolucion, un peu pour le « frisson » de voir leurs idées couchées sur le papier, et un peu pour se mettre à l’épreuve : ils affirmaient vouloir démontrer « que des gars, même non intellectualistes (heureusement), peuvent prendre des initiatives de n’importe quel type… !!!! ».

Dans ce premier numéro, les points forts sont constitués par un article sur le problème du logement dans le quartier-ghetto et une reconstruction graphique des heurts de via Mancini, qui s’étaient terminés par la mort de Zibecchi, écrasé par une estafette des carabiniers. Le slogan final est « contre l’Etat de la violence, maintenant et toujours, résistance ». De façon imprévue, le journal ronéoté distribué au kiosque de via Santa Rita se vendit complètement et cela les poussa à continuer l’expérience avec le quartier, d’une manière qui ne fût plus personnelle et hâtive.

Le Collectif, devenu simplement CAB (Collettivo Autonomo Barona) publia deux autres numéros. Celui d’octobre/novembre contient des analyses du quartier, « Atmosphère typiquement amérikaine (quartier nègre) », des sujets existentiels, une « CAB story », un portrait-robot de l’ennemi des masses communistes ; « il ne s’agit pas seulement du petit fasciste (fascistello) de San Babila, du bureaucrate DC [démocrate-chrétien], du curé réactionnaire, mais aussi de celui qui, tout en se disant communiste, trahit les intérêts de la classe ouvrière », et des sujets de politique internationale. Ils concluent en remarquant : « Avec ce deuxième numéro nous avons essayé d’éliminer les erreurs et les éventuelles naïvetés qui caractérisaient le premier numéro (nous espérons y être parvenus) ». Mais dans le numéro de décembre, ils éprouvèrent le besoin de préciser : « Ce journal est écrit par des camarades adolescents », et conclurent sur le slogan : « Notre lutte grandit de quartier en quartier, nous sommes les Peaux-Rouges de la Barona. »

Le journal parut comme supplément de Katu-Flash (Vogliamo Tutto), (Nous voulons tout) : les relations avec les camarades organisant cette expérience aidèrent les membres du CAB à se « déniaiser » pour ce qui était du langage et de l’engagement politique et les firent entrer en contact avec Rosso. Ils acceptèrent de vendre cette publication sur leur quartier, mais c’était pour eux surtout un moyen d’entrer en contact avec les gens. Ils ne réussirent jamais à lire plus de deux articles par numéro et les trouvèrent trop difficiles. Même la tentative de lire collectivement Prolétaires et Etat de Toni Negri s’arrêta à la première page et le livre disparut, probablement brûlé dans le poële.

Quand Vogliamo Tutto fusionna avec Rosso, les membres du Collectif n’approuvèrent pas cette opération et s’en tinrent à distance. Mais si la trajectoire du Collectif, avec une histoire analogue à celle de tant d’autres micro-organes autonomes, s’est tout de même déroulée « dans, hors, aux marges de l’aire de l’autonomie organisée », le rapport d’échange et de non-subordination demeura avec les grandes organisations comme celle qui se référait à Rosso. En revanche, la possibilité de relations avec des groupes tels que Avanguardia Operaia ou Il Movimento Studentesco disparut. Le CAB et d’autres Collectifs (San Ambrogio, via Teramo, « Fornace », piazza Negrelli) avaient pourtant occupé avec elles la Cascina Boffalora pour en faire un centre commun : le contraste entre le dirigisme des groupes et l’autonomie des Collectifs avait vite fait échouer cette expérience. Dès lors, le rapport entre les deux parties fut presque toujours conflictuel, et même souvent caractérisé par l’affrontement physique.

L’ouverture sur le quartier porta ses fruits et les gens suivirent avec sympathie les initiatives du CAB, désormais reconnu à la Barona. Avec « l’enquête de masse », ils intervinrent sur des problèmes du quartier, tels que l’exploitation, la vie chère, le logement, l’héroïne, le travail au noir. Sur ces points, les membres du Collectif formèrent des commissions d’intervention. Ils organisèrent de fréquentes expositions photographiques devant le supermarché de viale Famagosta, à propos de l’ATM et de l’hôpital San Paolo, une structure fantôme qui aurait pu, si elle avait fonctionné à plein régime, assurer une très bonne assistance sanitaire et fournir des occasions de travail pour les habitants de la Barona. Ils collaborèrent avec le groupe anarchiste de via Conchetta là-dessus.

Contre le travail au noir, le CAB organisa des rondes prolétaires tous les samedis : à une trentaine, avec des banderoles et des tracts, ils entraient dans les petites usines de la zone et invitaient les ouvriers à suspendre le travail au noir, à ne pas faire d’heures supplémentaires. L’intervention réussissait parfois, les ouvriers écoutant et discutant, et il y eut même des cas où des ouvriers furent embauchés régulièrement. Si cela était possible dans les petites usines où travaillaient plus de dix ouvriers, l’intervention était plus problématique dans celles qui comptaient moins d’employés, souvent liés au patron par la parenté. Il était impossible d’intervenir contre le travail au noir qui se faisait au foyer, comme dans le cas des ménagères qui fabriquent des jouets pour quelques lires par pièce. Ils écrivaient sur les murs des graffiti dénonçant les patrons profitant du travail au noir :ils étaient chaque jour effacés et ponctuellement réécrits. L’intervention sur le territoire, en trois années, étaient devenue capillaire et quasi quotidienne : « Travailler sur le territoire pour la recomposition prolétarienne sur des bases révolutionnaires, cela n’a rien de facile : c’est un projet de longue haleine qui chemine entre mille difficultés de toute sorte, mais que nous avons fait nôtre depuis toujours, en débarrassant le terrain de toute ambiguïté démocratiste. Rompre la tranquillité sociale dans le territoire signifie intervenir globalement, même dans des situations ou sur des thèmes spécifiques, qui nous étaient inconnus ou que nous avions sous-évalués, en recommençant souvent tout, parfois de zéro, sur tous les aspects de la quotidienneté métropolitaine pour matérialiser collectivement les besoins prolétariens, utiliser l’enquête de masse comme donnée de départ, construire un rapport continu avec les habitants pour ne pas se marginaliser vis-à-vis des marginaux »(14).

Le quartier s’était désormais habitué à la présence du CAB, aux expositions photographiques, aux cortèges, aux tracts laissés dans les boîtes aux lettres, aux interventions au « conseil de zone », ainsi qu’à la distribution des journaux. Le vrai journal du Collectif était constitué par les inscriptions murales qui tapissaient les murs du quartier, et qui étaient accompagnées par une germination spontanée de messages d’inconnus signant CAB. Même les commerçants collaboraient de bon gré aux collectes de fond qui alimentaient les maigres finances du Collectif.

On vit s’élargir encore les contacts avec les structures autonomes limitrophes, telles que celles de Chiesa Rossa, Gratosoglio et Zona Sud ; les rapports avec le « cercles des jeunes » de San Ambrogio étaient excellents ; ils agissaient souvent ensemble et organisaient des fêtes en commun. La collaboration avec le Co-Cu-LO(15) était également importante : il appuya pendant des mois le CAB dans son intervention sur le travail au noir. A la différence du rapport avec les groupes, il s’agissait là de relations assez correctes : il n’y avait pas les habituelles tentatives de cooptation, la ronéo était mise à la disposition du Collectif, de même que d’autres moyens de propagande.

En 1977, ils trouvèrent enfin un siège, en occupant deux locaux via Modica, qui furent ornés par les peintures murales de Sante, le « dessinateur » du groupe. Le CAB s’auto-sélectionna, la politique devint une activité à plein temps ; de nouveaux camarades d’origine sarde, Sisinnio, Marco et Sebastiano, trouvèrent dans l’activité du Collectif une référence à leur situation d’immigrés désillusionnés et marginalisés.

L’année 1977 représenta un saut qualitatif pour toutes les structures autonomes de Milan : ce fut l’année de la via De Amicis (manifestation dont certains éléments tirèrent sur la police, NdT) et de l’Assolombarda, des cortèges armés et du débat de masse sur la lutte armée. Au niveau national, il y eut le meurtre de Francesco Lorusso (à Bologne), l’expulsion de Lama de l’Université de Rome, le mouvement de 77, la réunion de Bologne.

Les Collectifs autonomes milanais, avec leur identité et leur légitimité de masse, résultat de leur enracinement dans les quartiers, se trouvèrent confrontés, par suite de l’urgence d’un projet politique qui unifie leurs expériences, à la supériorité - en matière de formulation de projets - des grandes organisations qui évoluaient dans l’aire de l’autonomie. Celles-ci, aussi bien quand il s’agissait de groupes clandestins que d’organisations de masse, étaient dirigées par des cadres politiques formés depuis le milieu des années soixante. Un cadre politique qui restait fondamentalement de type léniniste et qui tendait donc à légitimer les regroupements spontanés du mouvement, dans la perspective d’en gauchir les contenus pour parvenir ensuite à un recrutement organique à leur profit.

Dans cette période, les dynamiques des organisations de l’autonomie furent traversées par des discussions sur deux thèmes fondamentaux : l’apparition massive de la « tendance armée » et la fin de la « centralité ouvrière ». Le débat se répercuta de façon confuse dans les structures des Collectifs sans que ceux-ci possédassent les instruments qui leur auraient permis de comprendre vraiment la diversité des motivations et des stratégies déterminant les positions tactiques, les alliances et les propositions en circulation. Des militants organiques des groupes constitués participèrent souvent aux réunions des Collectifs et réciproquement, les Collectifs participèrent fréquemment aux réunions qui se tenaient aux sièges des organisations. Cette situation, tout en provoquant un échange dense de suggestions politiques, entraîna une grande complexité de rapports subjectifs et de solidarités, ce qui trouva son expression la plus spectaculaire dans les « cortèges armés », où cohabitèrent donc des « imaginaires » de la pratique armée et des militants organiques qui la portaient.

Dans cette zone de rencontre et de heurt entre la culture de la violence de masse contre le système, propre au mouvement, et la mise en acte minoritaire et clandestine de la lutte armée, il n’est pas simple de retracer les trajectoires et les positions des individus (et en fait, on sait qu’il a été beaucoup plus facile de faire de chaque brin d’herbe une gerbe en s’appuyant sur le critère ignoble mais « fonctionnel » de la « contiguïté »).

Le CAB évolua dans cette situation de confusion et d’accélération de verticalisation et de durcissement de la culture politique urbaine, en participant avec les Collegamenti Sud Ovest (Regroupements de la zone sud-ouest), c’est-à-dire avec San Ambrogio, Chiesa Rossa et Co-Cu-Lo), à des manifestations, à des interventions dans les établissements scolaires et les usines comme l’Alfa Romeo. Au début de l’année, ils s’engagèrent dans des interventions contre le travail au noir, conjointement avec le Collectif autonome de Romana Vittoria, dans lequel Marco Barbone se faisait remarquer pour son agressivité.

Ils constatèrent à cette occasion des tendances explicites à évoluer dans la direction de Rosso et s’éloignèrent de cette expérience après les manipulations dans les cortèges armés (comme celle de via De Amicis qui se termina par le meurtre de l’agent Custra), où ils s’étaient aperçus que des personnages comme Barbone cherchaient à provoquer des heurts armés à l’insu de la majeure partie des camarades participant à la manifestation. Ils se sentaient étrangers aux « graines de dirigeants » qui allaient dans ces situations pour dire ce qu’il aurait fallu faire. Bien que se refusant à devenir des porte-parole de Rosso, ils fréquentèrent le regroupement de via Disciplini(16) pour se tenir au courant de ce qui se passait et pour être en contact avec d’autres structures. En septembre, ils participèrent aux trois jours de Bologne, qui semblaient préluder à une organisation nationale des diverses « situations » autonomes.

Après Bologne, l’air devint de plus en plus chaud, le temps pressait, le discours sur les formes d’organisation et de pratique politique devenait quotidien et spasmodique. Pendant quelques mois, le Collectif continua à fréquenter via Disciplini, où la coordination était de plus en plus soumise à des exigences et des urgences d’organisation (de divers côtés). Par le « télégraphe sans fil » du mouvement, les coordinations et le situations collectives étaient pleines de rumeurs et de cris, les idées de formations telles que les BR ou Prima Linea semblaient avoir des porteurs ici et là, mais le cadre était extrêmement confus, on y entendait seulement des voix et des discours rapportés, jamais des propositions directes. Le CAB se sentit cependant étranger à ces formes d’organisation : il était passé de la sympathie pour les premières activités non sanguinaires des BR et des slogans provocateurs en faveur de ces dernières, à la distanciation politique, après les salves de coups de feu.

Les jeunes autonomes de la Barona se rendirent compte que le discours dans la coordination couvrait encore une fois une volonté de recruter pour sa propre organisation. En outre, une bonne moitié de ceux qui fréquentaient via Disciplini était différent d’eux, il s’agissait de « gens bien », qui savaient parler avec assurance, avaient le culte du personnage sans incertitude, « Allons, agissons. » Il n’y avait pas beaucoup de relations sur le plan personnel : ils se sentaient poussés à intervenir aux samedis de l’Alfa Romeo, contre les heures supplémentaires, mais ils éprouvèrent de l’embarras, car ils étaient trop éloignés du problème, les gens ne les suivaient pas. Au cours de la crise de Rosso, ils furent sollicités pour prendre position soit du côté du groupe qui continuait à faire le journal, soit du côté de la partie transfuge de Barbone, mais ils ne suivirent personne et s’éloignèrent définitivement de via Disciplini.

Au cours de 1977, ils publièrent deux numéros du Bolletino del Collettivo Autonomo Barona, qui avait remplacé Revolucion, et ils collaborèrent à la rédaction de Black Out, un journal de liaison des luttes autonomes, considéré comme « plus utile » que Rosso, et qui avait un langage plus clair et diffusait des communiqués à propos des quartiers, ce qui en rendait la diffusion plus facile à la Barona. Mais il était peut-être trop tard pour une initiative de ce type : c’était le moment où commençaient à se multiplier les titres autogérés comme Apache, Sesto Senso (Sixième Sens), La pera è matura (La poire est mûre), Wow, Viola, Crach, etc.

En 1978, le CAB fut expulsé de via Modica, et utilisa comme point de rencontre le Centre San Ambrogio, tout en fréquentant aussi la Fornace, le regroupement de la zone sud-ouest, ainsi que le gros regroupement prolétaire de la zone sud, via Momigliano.

Fin de la première partie

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