« Bonjour paresse - De l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise » : tel est le titre du pamphlet que nous offre Corinne Maier, économiste de formation, salarié d’EDF, mais surtout passionnée de psychanalyse et d’écriture. En une centaine de pages, Corinne Maier dépeint l’univers de la grande entreprise, rayon « cadres »… Et c’est jubilatoire ! Oubliez les tirades de Bernard Tapie avant-hier, de Messier hier et du naron Seillière aujourd’hui ! Oubliez les discours ronflants sur l’entreprise, lieu de l’épanouissement personnel, les discours sur les "challenges" à relever et tout ce qui les accompagnent : motivation personnelle, flexibilité, souplesse, employabilité… Bref, prenez le discours actuel sur l’entreprise pour ce qu’il est : de l’idéologie chargée de nous faire prendre des vessies pour des lanternes !
« Nous ne parlons pas pour dire quelque chose, mais pour obtenir un certain effet » disait Goebbels qui s’y connaissait dans l’art de manipuler les foules. Le monde de l’entreprise est le monde de la novlangue nous dit Corinne Maier : les sigles et les néologismes s’entrechoquent en un fatras incompréhensible pour le commun des mortels (et c’est le but recherché) ; et quand cela ne suffit pas, autant angliciser son propos : si vous surprenez un manager en train de dire « je fais le follow-up du merging project avec un coach ; je checke le downsizing », cela signifie simplement qu’il est en train de mettre en place un plan social ! Bref, « lorsque les termes français ont des connotations tellement négatives qu’ils en deviennent inutilisables, l’anglais s’impose comme un cache-misère bien pratique ».
Dans l’entreprise décrite par Corinne Maier, le mensonge est une vertu. Pour réussir, il faut donner le change, adhérer aux valeurs de l’entreprise, ce « micropatriotisme » de pacotille.
Aux Etats-Unis, parler d’argent n’est pas tabou. Dans l’hexagone, si. Affirmer qu’on travaille, non pour réaliser son Moi profond, mais pour le chèque mensuel, cela fait mauvais genre. C’est peut-être pour cela que l’éthique s’en mêle : « L’éthique, ce mot-lessive, est utilisé à tout instant pour laver les consciences sans frotter ». L’entreprise devient citoyenne, le développement évidemment durable et les placements boursiers, éthiques.
Trêve de plaisanterie. L’économie est une chose sérieuse, la concurrence est exacerbée… en un mot comme en cent, c’est la guerre ! Et pour gagner la guerre, autant se doter d’une bonne stratégie. Ah la stratégie ! Jean-Marie Messier pourrait vous en parler longuement ! Des consultants sont payés évidemment fort cher pour rédiger des rapports évidemment illisibles destinés à finir pour la plupart au fond d’un tiroir. Je ne résiste pas à l’envie de vous citer l’extrait d’un rapport d’Edf : « Rester leader implique de sécuriser le sourcing et/ou le positionnement du groupe sur le midstream gazier, de même qu’identifier un mix/portefeuille de production optimal en fonction du mass market. Cela nous éloigne du modèle pure player qui nous avait conduits à définir une offre package. En interne, le pilotage corporate doit être réalisé de façon volontariste à la maille interbranche grâce aux remontées bottom up. Les missionnements PMT seront définis en référence aux gaps entre l’image consolidée et la cible 2006 ». Vous n’avez rien compris ? C’est normal. Comme le dit trivialement Corinne Maier : « Ca vaut son pesant de boudin » !
Corinne Maier n’y va avec le dos de la cuillère quand elle décrit avec férocité le petit monde des cadres qui l’entourent. Le cadre moyen est un « petit homme » sur lequel Wilhem Reich aurait pu s’époumoner encore et encore. Le cadre moyen est un homme blanc hétérosexuel issu des classes moyennes d’un grand conformisme ; il est de surcroît, selon l’auteur, « complètement inculte, ce qui n’a rien pour nous surprendre tellement l’univers dans lequel il évolue est indigent ». Ce cadre-là n’encadre pas. Celui qui encadre, c’est le manager, alias le « catalyseur », le « visionnaire », voire, pour les plus poètes, le « donneur de souffle ». Ce manager est bien sûr toujours overbooké. Ne disposant pas du temps nécessaire à se cultiver, l’entreprise lui offre de temps en temps et à grands frais quelques séminaires, histoire qu’il muscle son intellect, en espérant qu’il saura conserver en mémoire quelques citations à placer judicieusement dans la conversation.
Sans pitié, Corinne Maier nous assène cette vérité : « nous sommes managés par des homo economicus cretinus, forme la plus aboutie et la plus répandue de l’homme nouveau engendré par l’entreprise ». A leurs côtés, on trouve l’ingénieur qui rêve d’un monde de machines fonctionnant à la perfection c’est-à-dire sans les maudites interventions humaines qui les détraquent et les commerciaux, « ces crétins prétentieux convaincus que tout s’achète et tout se vend ». Et n’oublions pas l’inévitable coach et l’incontournable consultant qui « adore inventer des solutions qui vont de soi comme suggérer des économies quand les résultats sont mauvais, ou conseiller une diversification à une entreprise qui gagne de l’argent. »
Bref, vous l’aurez compris, la charge de Corinne Maier se fait au vitriol et chacun en prend pour son grade. Nous connaissons tous autour de nous des cadres qui ne foutent rien, qui brassent de l’air, bouffis de suffisance, d’arrogance et de conformisme. Et, of course, je parie que la plupart des cadres qui liront ce livre reconnaîtront plus facilement leur voisin de bureau qu’eux-mêmes. Alors, que faire pour changer tout cela ? Rien ! « Inutile de vouloir changer le système, s’y opposer c’est le renforcer ; le contester, c’est le faire exister avec plus de consistance » écrit-elle. A la lutte, elle nous convie, avec cynisme, à préférer des stratégies de fuite individuelle : en faire le moins possible, se glisser dans les postes les moins exposés (les planques ou les placards), se constituer un réseau dans l’entreprise afin d’éviter le licenciement en cas de restructuration, etc… C’est en cela que la conclusion de ce pamphlet m’irrite, et pas qu’un peu. S’opposer à un système ne le renforce pas. Cela l’oblige à des compromis, à des concessions, à renégocier les termes de la domination entre « ceux qui ont » et « ceux quin’ont pas ou peu » ; cela l’oblige à entamer un nouveau processus de légitimation.
Contester un système ne lui donne pas plus de consistance. La plupart des salariés ne sont pas dupes. Ils vivent dans leur chair la « consistance » dudit système : les médecins du travail peuvent en témoigner, eux qui voient défiler sous leurs yeux des travailleurs usés physiquement, mal dans leur peau, atteints psychologiquement par les pratiques développés par le management dit moderne. Ce n’est pas par la fuite individuelle que les salariés ont vu durant des décennies leurs salaires augmenter et leurs conditions de travail s’améliorer. C’est par la lutte, au quotidien, avec ses victoires et ses défaites, ses joies, ses insatisfactions, ses frustrations.
Qu’elle le veuille ou non, qu’elle soit une salariée pleine d’allant ou paresseuse, Corinne Maier est dans le système et en profite : ce faisant, elle le légitime ; et elle le légitime d’autant plus en ne le contestant pas. Elle a beau dire à ses collègues cadres moyens de traiter avec cordialité les salariés précaires car « ce sont les seuls à travailler vraiment », je ne pense pas que ceux-ci aient besoin de charité... Corinne Maier fait partie de ces classes moyennes « éclairées » chez lesquelles le cynisme et l’individualisme ont pris la place de l’appel à la Révolution et de l’engagement collectif. En ce sens, sa lecture ravira certainement beaucoup de salariés installés socialement et sans illusion quant à l’arrivée imminente du Matin du Grand soir, qui votent à gauche sans illusion et consomment « équitable » par solidarité avec les plus pauvres.
Ces classes moyennes éclairées sont évidemment beaucoup moins antipathiques que leurs corrélégionnaires abrutis de consommation, de suffisance et de mépris pour les classes subalternes. Mais qu’elles soient rétives à l’idéologie dominante ou qu’elles en soient imbibés jusqu’à l’os, ces classes moyennes, pour reprendre les mots du sociologue Alain Accardo, « n’ont pas vocation à combattre la domination sociale mais au contraire à y participer pour aider à son accomplissement et en tirer quelques bénéfices pour leur part. » Or ces classes moyennes, du fait de leur poids numérique, social et culturel, sont devenues le « vecteur potentiel du changement social » (Alain Accardo) en lieu et place d’un prolétariat maltraité et déboussolé par les nouvelles formes d’organisation scientifique du travail et la fin du communisme. Et c’est peut-être pour cela que notre monde est aussi peu affriolant.
N’en concluez pas qu’il ne faut pas lire ce pamphlet souvent impertinent et drôle. Bien au contraire, lisez-le comme l’une des formes que peut prendre la critique sociale en ce début de 21e siècle.
Patsy Corinne Maier « Bonjour paresse - De l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise » a été publié par les Editions Michalon. Je vous conseille la lecture de l’excellent livre de Alain Accardo : « Le petit-bourgeois gentilhomme - La moyennisation de la société », publié par les Editions Labor en 2003.
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