Traditionnellement, les fils et les filles de chaque vague de migrants montaient quelques échelons de l’échelle sociale. C’est ce qui est arrivé aux descendants des Polonais, Italiens, Espagnols et Portugais. Ils ont été progressivement « intégrés », d’abord dans les couches supérieures du prolétariat, puis dans la petite bourgeoisie : commerçants, cadres, professeurs, médecins, avocats, etc. Depuis le milieu des années 70, ce processus s’est brutalement interrompu et cela est peut-être l’une des sources de la crise d’identité religieuse des descendants des migrants d’Afrique du Nord.
Le capitalisme français a connu une certaine stabilité économique après la Seconde Guerre mondiale. Le modèle républicain était fondé sur de solides formes de protection sociale (Sécurité sociale, système de santé, retraites, etc.) et sur une progression régulière des opportunités d’emploi. Mais depuis les années 70, le chômage a crû de façon dramatique (il représente environ 10 % à l’échelle nationale, mais grimpe à 20 voire 25 % dans certaines régions) et a créé un sentiment d’insécurité : un ouvrier ou un employé ne peut plus espérer aujourd’hui rester dans la même boîte pendant 30 ou 40 ans et y faire entrer un ou plusieurs de ses enfants ; il est difficile de quitter son HLM et de trouver un crédit pour s’acheter une petite maison dans un « meilleur » quartier ; aujourd’hui, un jeune ouvrier ou employé peut durant des années passer d’un petit boulot mal payé à un autre ; la perspective d’acquérir progressivement une qualification a disparu, etc. Toutes ces difficultés sociales ne sont généralement pas attribuées au capitalisme ; les immigrés et leurs descendants sont devenus les boucs émissaires de toutes sortes de frustrations sociales pour lesquelles ils n’ont aucune part de responsabilité. Et l’hostilité contre l’islam dans la classe ouvrière est souvent une manière « politiquement correcte » d’exprimer des sentiments racistes (mais cela est vrai aussi dans le corps enseignant comme dans tous les milieux sociaux).
Les descendants des immigrés d’Afrique du Nord partageaient l’idéal de l’ « ascension sociale » diffusé par la propagande républicaine et les politiciens. Ils attendaient beaucoup du système scolaire et de la société française. Avec la crise, ils ont perdu leurs illusions. Comme ils ont beaucoup plus de difficultés que les autres citoyens français à trouver un travail qualifié (et ce, même lorsqu’ils ont des diplômes universitaires), ils sont de plus en plus attirés par les modèles multiculturalistes ou communautaristes, car ils pensent que ces modèles marcheront peut-être mieux que le modèle républicain laïque. Comme le disait le responsable d’une association de jeunes Français d’origine africaine (tous Bac +5) qui se sont regroupés parce qu’ils en ont ras-le-bol de se voir refuser du boulot : « Si on n’arrive pas à rentrer par la porte, on rentrera par la fenêtre. » Mais une action qui peut marcher pour une élite de petits-bourgeois qualifiés et diplômés (lobbying, utilisation des médias, organisation en réseaux, etc.), de chanteurs ou d’acteurs, ne peut s’appliquer aux millions de jeunes d’origine étrangère qui n’ont pas ou peu de diplômes, qui sont stigmatisés pour leur couleur de peau, leur patronyme ou leur prétendue appartenance à une communauté « musulmane » assimilée à un vivier de terroristes. (Y.C.)