Houzan Mahmood
Il est évidemment impossible de vous exposer en quelques minutes l’évolution, la complexité et la rapidité des développements de la situation en Irak depuis un an, un an de guerre, d’occupation, de destruction et de bouleversements dans une société traversée par toutes sortes de turbulences. Les misères et les souffrances que les Irakiens ont subies sont immenses et je ne peux ici les décrire de façon exhaustive. Des millions d’Irakiens ont été victimes du programme inhumain des Etats-Unis, ce pays qui cherche à assurer sa suprématie dans le monde.
A la suite de l’attaque militaire contre l’Irak, le régime de Saddam a été renversé par une intervention étrangère, c’est-à-dire principalement par les forces américaines. Tous les embryons de vie civique, d’institutions de la société civile qui pouvaient exister avant l’attaque militaire contre l’Irak ont soudain disparu sans que les Irakiens aient la possibilité de prendre la moindre décision et de construire des solutions alternatives et d’autres organisations. Les Irakiens non seulement ont été privés de leur droit fondamental de décider de leur propre destin mais on leur a nié la possibilité d’exprimer leurs revendications. Il était évident, dès le départ, que le vide politique laissé par l’intervention américaine allait avoir des effets désastreux pour le peuple irakien. A quoi avons-nous affaire aujourd’hui ? A un Conseil de gouvernement composé des politiciens de droite les plus réactionnaires, de chefs de tribus et de religieux misogynes qui veulent diriger le peuple irakien. Tel est le modèle de « démocratie » et la prétendue « liberté » que les Etats-Unis veulent imposer au peuple après avoir renversé Saddam Hussein.
Depuis le premier jour de l’intervention, tous les services fondamentaux (distribution de l’eau, électricité, installations sanitaires, sécurité, transports, etc.) ont disparu. Un an après la fin de la guerre, nous n’avons pas encore atteint le niveau de ces services avant l’intervention, malgré les promesses creuses des Américains. Plus grave encore, les forces religieuses, nationalistes et misogynes les plus arriérées ont été poussées sur le devant de la scène et occupent une position sociale éminente à travers l’usage de la terreur et de la violence contre toute la population, en particulier contre les femmes. L’Irak est désormais devenu un champ de bataille pour les groupes islamiques. La terreur et la violence sont les seules armes dont dispose ce type de groupes pour s’imposer dans la société, en l’absence d’un soutien clair et crédible et d’une reconnaissance par la population.
Si l’on analyse les événements des derniers mois, on se rend compte que les forces de l’islam politique se sont jointes aux cadres du régime baasiste qui ont échappé aux arrestations ou aux bombardements, et qu’elles ont entamé la lutte contre les forces d’occupation sous prétexte de mener une prétendue « résistance ». Ces groupes islamistes hypocrites, généreusement soutenus et financés par les pays voisins, exploitent la colère et l’insatisfaction face aux forces d’occupation et se livrent à des actes de terrorisme ; ils attaquent des cibles civiles en prétendant « lutter contre l’ennemi de l’islam ou vouloir expulser les infidèles d’Irak, la terre des Arabes ». Ces forces politiques violentes, qui disposent de beaucoup d’armes et de moyens financiers, n’ont absolument pas l’intention de libérer le peuple ni de mener une résistance de masse. La « libération » de l’Irak dont elles parlent consisterait à créer un Etat islamique semblable à celui qui existe déjà en Iran ou en Arabie Saoudite, où les femmes ne sont absolument pas traitées comme des êtres humains. Dans différents pays, les islamistes ont commis de nombreuses et brutales violations des droits de l’homme, au pouvoir comme dans l’opposition, et la liste de leurs crimes est longue.
La chute de Saddam Hussein et le début de l’occupation ont offert l’occasion politique à ces groupes de terroriser la population. Cela permet de constater l’extension des souffrances qu’ils peuvent infliger aux peuples et leur capacité à commettre encore d’autres atrocités.
Les forces de l’islam politique ont imposé le port du voile obligatoire aux femmes et sont en train de les terroriser. Ils ont tué des femmes, en prétendant qu’elles étaient des prostituées. En même temps ils ont développé la sigha, c’est-à-dire le « mariage de divertissement » qui est selon moi la forme islamique de la prostitution. Selon cette tradition, un homme peut posséder une femme pendant quelques heures ou quelques jours pour satisfaire ses désirs sexuels, puis il a le droit de divorcer contre le versement d’une somme d’argent. Les groupes qui ont instauré ce système utilisent le corps des femmes pour réaliser des profits en se servant de l’islam. Ils empêchent les femmes de devenir des juges, car ils considèrent que les femmes seraient des êtres inférieurs, incapables capables d’arbitrer un différend - privilège exclusif des hommes. L’occupation des troupes de la coalition a offert une occasion en or aux partis et mouvements islamiques pour intervenir dans la vie des familles et imposer les lois religieuses les plus sévères aux femmes, y compris l’usage généralisé de la violence.
Les groupes islamistes encouragent les hommes à tuer les femmes de leur famille qui ont « souillé ( ?!) leur honneur ». Les enlèvements, les viols, les « crimes d’honneur », la violence domestique, les menaces contre les femmes qui souhaitent sortir librement de leur maison, les jets d’acide contre celles qui n’observent pas le code de conduite islamique ainsi que l’imposition du voile et du tchador font partie de la routine quotidienne des femmes irakiennes aujourd’hui.
Les membres du Conseil provisoire de gouvernement sont parfaitement au courant de ces événements mais ils ne s’y intéressent pas, parce que cet organisme comprend de nombreux individus, responsables religieux, chefs de tribus et politiciens réactionnaires, qui ont essayé d’imposer la charia en passant la résolution 137, résolution qui a finalement été rejetée grâce à l’opposition des Irakiens laïcs.
Dans les médias internationaux, on décrit souvent les Irakiens comme un peuple de vandales, de voleurs, de fanatiques islamiques, comme des individus misogynes, fidèles uniquement à leur ethnie. Ce portrait est très éloigné de la réalité, mais il favorise l’existence de tels groupes. Les gouvernements américain et britannique font la courte échelle à ces factions politiques. La présence illégale des troupes américaines et de leurs alliés alimente les exactions des gangs criminels. La majorité des Irakiens sont des gens pacifiques, qui aiment la liberté. Ils ne veulent ni de la présence des troupes d’occupation, ni d’un gouvernement religieux, ethnique ou tribal.
Les Etats-Unis, qui sont une super-puissance impérialiste, sont toujours prêts à mener la guerre, à tuer. Ils n’hésitent jamais à causer des destructions substantielles et à créer ou aggraver les problèmes sociaux et politiques plutôt qu’à tenter d’améliorer la vie et le bien-être des peuples.
Et c’est ce que nous vivons en Irak. Pour le pouvoir militaire américain, détruire la ville de Bagdad et chasser le régime baasiste ont été faciles, mais imposer un régime fantoche créé par le Pentagone s’est avéré beaucoup plus difficile. Cela s’est révélé moins simple qu’ils ne l’avaient pensé, dans leur monde imaginaire caractérisé par cet esprit étroit et cette arrogance si typiquement impérialistes.
L’objectif de cette guerre sanglante n’a jamais été de trouver des armes de destruction massive, de combattre le terrorisme islamiste ou de libérer le peuple irakien. Et ce pour trois raisons :
Les Etats-Unis sont le pays qui abrite le plus d’armes de destruction massive.
Leur politique a nourri et encouragé le développement du terrorisme islamiste.
Supprimer la liberté, combattre le communisme, et soutenir les fascistes et les dictateurs tout autour de la planète sont au cœur de la politique américaine tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ce pays.
Les tortures exercées contre les prisonniers irakiens ont non seulement révélé au monde la véritable nature du gouvernement américain, mais elles ont aussi placé Bush et son administration dans une situation encore plus inextricable.
Les Etats-Unis ont récupéré les chambres de torture du régime baasiste et les ont transformées en chambres de tortures américaines. Maintenant, aux yeux de l’opinion publique mondiale, l’Amérique symbolise la torture, le sadisme, la brutalité et l’oppression.
Les tortures commises contre les détenus irakiens ne sont pas une pratique exceptionnelle, aberrante, elles font partie intégrante du fonctionnement d’une armée imprégnée de préjugés racistes contre les Arabes et les peuples du Moyen-Orient. De tels préjugés ne peuvent qu’amener les soldats à se comporter brutalement et sans pitié avec leurs prisonniers. Dans cette situation terriblement sombre, dans le chaos instauré par l’intervention étrangère, les travailleurs et les femmes d’Irak se sont organisés pour créer des organisations de masse dotées d’un programme politique progressiste, afin de défendre leurs propres droits.
L’Organisation pour la liberté des femmes en Irak a été fondée à Bagdad en juin 2003. Défendant un programme laïc extrêmement progressiste, elle tente d’organiser les femmes et de les mobiliser contre les violations des droits de l’homme par les forces d’occupation, l’islam politique et le Conseil de gouvernement.
Le mouvement des femmes pour la liberté et l’égalité en Irak est né parce qu’il existe un potentiel important au sein de la société pour défendre les droits des femmes. L’Organisation pour la liberté des femmes en Irak a été en première ligne dans le combat contre l’application de la résolution 137 votée par le Conseil de gouvernement.
L’OLFI a été la première organisation, depuis la création de l’Irak, à fêter la journée internationale des femmes dans ce pays, alors que le Conseil de gouvernement avait décidé qu’elle serait célébrée le 18 août, date de la naissance de Fatima Zahra, fille du prophète Mohammed. Le 8 mars 2004, les Irakiennes ont manifesté leur opposition aux groupes islamistes et réclamé l’égalité complète avec les hommes. Elles ont aussi exigé l’adoption d’une Constitution laïque et exigé que la journée internationale des femmes soit célébrée le 8 mars, en commun avec leurs camarades dans le monde entier pour réaffirmer l’universalité des droits de la femme - et non le 18 août.
Nous avons lutté durement à la fois en Irak et à l’extérieur de ce pays pour dénoncer l’islam politique et démasquer les arguments hypocrites du gouvernement américain qui cherche à dissimuler ses crimes contre le peuple irakien. Aux côtés de notre organisation, il existe d’autres mouvements de masse et des organisations de travailleurs, telles que l’Union des travailleurs, des chômeurs, des conseils ouvriers et des syndicats, ainsi qu’une organisation pour la défense de la laïcité en Irak.
Telles sont les véritables forces de résistance qui luttent pour la liberté, l’égalité, et pour qu’une société égalitaire soit instaurée. Ces organisations veulent une vie moderne et civilisée, libérée de l’oppression et de la torture. Maintenir la continuité de notre mouvement est une tâche importante que toute l’humanité civilisée doit défendre et soutenir. Les réactionnaires bénéficient de l’appui des pays limitrophes et des gouvernements occidentaux, mais nous ne bénéficions d’aucune aide de cette sorte. Nous ne disposons que de nos propres forces et des idées humaines pour combattre.
C’est pourquoi l’oppression et les menaces, qu’elles proviennent de l’islam politique ou des Etats-Unis, ne nous feront pas renoncer à nos revendications et à notre lutte. Bien au contraire, elles renforcent notre détermination et notre engagement à nous battre pour que nos idéaux humains deviennent une réalité pour le peuple irakien. Malgré toutes ces difficultés, si nous avons réussi à survivre jusqu’ici à faire entendre notre voix, c’est grâce à votre soutien, grâce à la solidarité internationale. Merci de m’avoir prêté attention.
Houzan Mahmood
20 mai 2004