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Victor Serge : La pensée anarchiste (3)

dimanche 20 juin 2004

Nestor Makhno

L’anarchisme russe devait cependant faire preuve d’une étonnante vitalité, mais loin des grands centres industriels, dans les régions agricoles de l’Ukraine. C’est là, entre le Don et le Dnieper, dans la petite ville rurale de Goulaï-Polié, qu’un ancien forçat anarchiste, Nestor Makhno, forma au cours de l’été 1918 une de ces innombrables bandes de paysans insurgés qui se mirent à faire aux Austro-Allemands la guerre de partisans. L’Ukraine entière s’était levée ; la démobilisation lui fournissait des armes en abondance ; elle avait son blé à défendre, sa liberté à conquérir. Mahkno se battit aussi contre le Directoire nationaliste de Siméon Petlioura. Défendant l’indépendance des paysans, il allait bientôt se battre contre les Rouges, c’est-à-dire contre le pouvoir centralisé des Soviets. Défendant la révolution, il allait harceler sans cesse les Blancs tour à tour commandés par Denikine et Wrangel. Son armée noire a rendu, il faut le dire, à la révolution russe, d’inoubliables services. En 1919, pendant que le général Denikine, entré à Orel, menaçait Toula, arsenal de la République des Soviets et dernière étape avant Moscou, Nestor Makhno coupait ses communications, lui désorganisait l’arrière, provoquait son effondrement. En 1920, pendant que Frounzé, Toukhatchevski et Blücher forcent Pérekop, clef de la Crimée, pour y vaincre le baron Wrangel, Semen Karetnik et Martchenko, lieutenants de Makhno (demeuré à Goulaï-Polié, car il se méfiait avec raison), forçaient le détroit de Sivach sur la glace, se ruaient en Crimée blanche, entraient à Simféropol. Cette épopée des paysans anarchistes d’Ukraine fut longue, chaotique, semée d’exploits, d’excès, de crimes, d’élans enthousiastes - magnifique et tragique.

Nestor Makhno s’y révéla une des plus remarquables figures populaires de la révolution russe : chef des gens de la terre, organisateur d’une armée unique en son genre, libertaire, quoique rudement disciplinée, dictateur à sa façon et dénonçant sans cesse l’autorité comme le pire mal ; créateur d’une stratégie audacieuse qui lui permit de battre tour à tour les vieux généraux chevronnés, élèves des anciennes écoles de guerre, et les jeunes généraux rouges ; créateur d’une technique nouvelle de la guerre des partisans, dont l’attelage, cabriolet ou charrette - la tatchanka des campagnes petites-russiennes - portant une mitrailleuse, était un des instruments. La confédération anarchiste du Tocsin (Nabat) avec Voline, Archinov, Aaron Baron, Rybine (Zonov) donnait au mouvement l’impulsion idéologique. L’armée noire de Makhno a souvent été accusée d’antisémitisme. Des excès antisémites, il y en eut en Ukraine sous tous les drapeaux : il n’y en eut pas où les Noirs furent réellement maîtres de leur mouvement, les auteurs soviétiques ont dû le reconnaître. On s’est plu, dans des publications communistes, à dénoncer ce mouvement comme ayant été celui des paysans cossus. C’est faux. Un travail assez consciencieux fait sous l’égide de la commission d’histoire du parti communiste de l’URSS établit que les paysans pauvres et moyens formaient le gros des troupes de Makhno21.On a reproché à ce mouvement son caractère désordonné et ses excès ; on l’a qualifié de « banditisme ». Les mêmes reproches doivent à tout aussi bon droit être adressés à tous les mouvements qui se disputèrent l’Ukraine : pas un ne fut pur d’excès.

C’était un mouvement, parfaitement viable, d’autonomie paysanne. Le gouvernement bolchevik commit la lourde faute de le réduire par trahison. Il est juste de constater que, de part et d’autre, l’hostilité psychologique était irréductible. Les Noirs considéraient la « dictature des commissaires » comme une forme nouvelle de l’autocratie et rêvaient de déchaîner contre elle la Troisième Révolution, celle du peuple libertaire. Les Rouges considéraient les partisans anarchistes et anarchisants comme un ferment de désorganisation destiné à faire, au sein du nouvel État socialiste, le jeu de la contre-révolution petite-bourgeoise, rurale au premier chef. Il y eut d’innombrables torts réciproques. Makhno se rallia aux Rouges contre les Blancs, fut mis ensuite hors la loi, puis reconnu de nouveau par le pouvoir des Soviets. Les plus grands torts, en tout cas, doivent être reconnus aux plus forts. Et ceux-ci suivaient déjà la pente glissante de l’État autoritaire.

Trotsky relate, dans un document récent, qu’il envisagea avec Lénine de reconnaître aux anarchistes un territoire autonome. A cette solution équitable, les paysans libertaires de Goulaï-Polié avaient bien droit. On la leur promit. Les choses prirent une tout autre tournure...

L’armée blanche du général baron Wrangel prononce au cours de l’été 1920 une offensive victorieuse dans le Midi de l’Ukraine. Une délégation du Comité central du parti bolchevik vient alors offrir à Makhno de s’unir contre l’ennemi commun. L’accord est signé le 15 octobre 1920. Tous les anarchistes emprisonnés sur le territoire soviétique « excepté ceux qui ont combattu le pouvoir des Soviets les armes à la main » doivent être libérés. Pleine liberté de propagande leur est assurée. L’armée des partisans s’incorpore aux forces rouges en gardant sa formation propre. « C’est signé pour les Rouges : le commandant du front sud, Frounzé, les membres du Conseil révolutionnaires du front : Bela-Kun, Goussev. Pour les Noirs : Kourilenko, Popov.

Les opérations communes amènent une prompte victoire sur Wrangel. « Les gens de Makhno comprirent alors que l’accord ne durerait plus longtemps. Dès que l’on apprit à Goulaï-Polié que Karetnik et ses partisans, entrés en Crimée, marchaient sur Simféropol, Grigori Vassilevski, collaborateur de Makhno, s’écria : ’C’est la fin du traité ! Je vous certifie que les bolcheviks vont nous attaquer dans une semaine !’22 »

En effet, les anarchistes, récemment sortis des prisons, et qui préparaient, sur la foi de l’accord passé avec Frounzé, un congrès, sont brusquement arrêtés en novembre dans la Russie entière. Les Noirs, assaillis en Crimée par les Rouges, se défendent ; quelques centaines d’entre eux, conduits par Martchenko, réussissent à forcer le cercle de feu et à rejoindre Makhno. « Le chef de l’armée des partisans, Karetnik, fut invité par le commandement soviétique à se rendre à Goulaï-Polié et arrêté, par trahison, en chemin. Le chef d’état-major en campagne Gavrilenko, plusieurs membres de l’état-major et commandants d’unités furent invités à une conférence et arrêtés. Tous furent passés par les armes23. » Le 26 novembre, Nestor Makhno, disposant à Goulaï-Polié de 2 500 hommes environ, cavaliers et fantassins, fut cerné par des troupes rouges de beaucoup supérieures en nombre. Les journaux soviétiques publiaient un ordre de Frounzé lui enjoignant de s’incorporer à l’Armée rouge, l’accusaient de rébellion, de banditisme, de connivence avec Wrangel et annonçaient sa mise hors la loi, Makhno réussit à s’ouvrir un chemin et se retira en combattant vers le Dnieper. Une division de la cavalerie de Boudienny se rallia à lui. La jambe cassée, il commandait étendu dans une charrette. Ses paysans se battirent au cri : « Vivre libres ou mourir en combattant. » Ils répandaient dans les villages des tracts sur « les Soviets libres ». Traqués par les Rouges, se battant chaque jour, les Noirs s’épuisaient.

Makhno décrit lui-même, dans une lettre, les derniers moments de sa lutte : « Que faire ? Je ne pouvais pas tenir en selle ni même m’asseoir dans la voiture et je voyais, à cent mètres derrière moi, d’indescriptibles mêlées de cavaliers. Les gens ne se faisaient tuer que pour me sauver. L’ennemi était cinq ou six fois plus nombreux que nous... Je vois venir les cinq mitrailleurs de la Luys, commandés par Micha, du village de Tchernigovka, près de Berdiansk. Ils me disent : ’Batko, la cause de notre organisation paysanne a besoin de vous... Nous allons nous faire tuer, mais nous vous sauverons et ceux qui vous gardent avec vous ; n’oubliez pas de le faire savoir à nos familles.’ Plusieurs m’embrassèrent et je ne les revis plus. Leva Zinkovski me transporta dans ses bras et me coucha dans une charrette de paysan. J’entendais crépiter la mitrailleuse Luys et éclater les bombes. Les mitrailleurs couvraient la retraite. Nous fîmes environ quatre kilomètres et passâmes une rivière. Les mitrailleurs sont morts24. » Harcelé par la cavalerie de Boudienny, Makhno franchit le Dniester en août 1921 et se réfugia en Roumanie. Après avoir été interné en Roumanie et en Pologne, il obtint l’asile en France ; il est mort, ouvrier d’usine, à Paris.

A qui incombe la responsabilité de cet étranglement d’un mouvement paysan, foncièrement révolutionnaire, que le pouvoir central venait de reconnaître ? Au bureau politique de Lénine et de Trotsky ? Au gouvernement des Soviets d’Ukraine, alors présidé par Rakovski ? A l’armée de Frounzé où se trouvait à ce moment Bela-Kun, connu pour sa fourberie ? A tous sans doute, dans des mesures qu’il importerait de connaître. Principalement à l’esprit d’intolérance dont le bolchevisme se montre de plus en plus animé à partir de 1919 : monopole du pouvoir, monopole idéologique, la dictature des dirigeants du parti tendant déjà nettement à se substituer à celle des Soviets et du parti même. Cette perfidie fut en tout cas une grande faute. Désormais un fossé s’est creusé entre anarchistes et bolcheviks, qu’il ne sera pas facile de combler. La synthèse du marxisme et du socialisme libertaire, si nécessaire et qui pourrait être si féconde, est pour longtemps devenue impossible.

L’altruisme libertaire

La valeur rationnelle d’une doctrine n’est pas, en réalité, essentielle à son efficacité. Jusqu’ici, des doctrines irrationnelles, ne résistant guère à la critique, ont joué dans l’histoire le rôle le plus décisif. L’anarchisme, en dépit des travaux consciencieux de Kropotkine et de Reclus qui, d’ailleurs, se rapprochèrent du socialisme marxiste, se présente à nous avec un ensemble d’idées utopiques et idéalistes que l’on n’a sans doute pas tort de rattacher à l’esprit de la petite production antérieure à la grande industrie moderne. Sous ces idées vivent profondément des complexes affectifs et instinctifs résultant de tout notre passé historique. L’esprit de liberté, avec ce qu’il implique de dignité, de générosité, de grandeur morale, de stimulant à l’action, fait la valeur réelle de l’anarchisme. Réalité dépassant de beaucoup en importance la démarche hésitante et naïvement suffisante d’une pensée peu scientifique.

A la différence des tenants de toutes les autres idéologies - quelques formes de la pensée religieuse et les formes ardentes du communisme exceptées - les anarchistes cherchent à vivre en accord avec leurs idées. L’anarchisme demeure, même dans ses négations les plus absolues, une morale vécue. J’ai connu de jeunes illégaux individualistes - « sans scrupules conscients », disaient-ils eux-mêmes - qui se firent tuer par solidarité, pour ne pas lâcher les copains. A l’autre pôle de l’anarchisme, le vieux Kropotkine finit sa longue vie, près de Moscou, en écrivant L’Éthique. Tout au début de sa carrière révolutionnaire, il demandait : « La lutte pour la vérité, pour la justice, pour l’égalité, au sein du peuple - que voulez-vous de plus beau dans la vie25 ? »

Les sources morales de la pensée révolutionnaire marxiste sont peu différentes. Rapprochons de ces mots de Kropotkine ces lignes de Trotsky : « ... Sous les coups implacables du sort, je me sentirais heureux comme aux meilleurs jours de ma jeunesse, si je contribuais au triomphe de la vérité. Car le plus haut bonheur humain n’est point dans l’exploitation du présent, mais dans la préparation de l’avenir. » (L. Trotsky : Les crimes de Staline, Grasset.) L’éthique anarchiste met l’accent sur la révolte de la personne ; l’éthique marxiste se subordonne à l’accomplissement de la nécessité historique. La première aboutit à une sorte de personnalisme ; la seconde à une technique révolutionnaire. La loi intérieure des révoltés anarchistes les ramène aux formes classiques de l’altruisme, mais c’est à la pointe du combat ; et comme elle procède de complexes moraux et psychologiques qui tendent tous les ressorts de l’être, elle va facilement jusqu’au bout d’elle-même, supérieure à la défaite comme l’infortune personnelle. Détachons une page d’Élisée Reclus 26 et quelques lignes de Vanzetti :

« Je me souviens, comme si je la vivais encore, d’une heure poignante de ma vie où la joie profonde d’avoir agi suivant mon cœur et ma pensée se mêlait à l’amertume de la défaite. Il y a vingt ans de cela. La Commune de Paris était en guerre contre les troupes de Versailles, et le bataillon dans lequel j’étais entré avait été fait prisonnier sur le plateau de Châtillon. C’était le matin, un cordon de soldats nous entourait et des officiers moqueurs venaient faire les beaux devant nous. Plusieurs nous insultaient ; un d’eux qui, plus tard, devint sans doute un des plus élégants pasteurs de l’Assemblée, pérorait sur la folie des Parisiens : mais nous avions d’autres soucis que de l’écouter. Celui des officiers qui me frappa le plus était un homme sobre de paroles, au regard dur, à la figure d’ascète, probablement un hobereau de campagne élevé par les jésuites. Il passait lentement sur le rebord abrupt du plateau et se détachait en noir comme une vilaine ombre sur le fond lumineux de Paris. Les rayons du soleil naissant s’épandaient en nappe d’or sur les maisons et sur les dômes : jamais la belle cité, la ville des révolutions, ne m’avait paru plus belle ! ’Vous voyez votre Paris !’, disait l’homme sombre, en nous montrant de son arme l’éblouissant tableau : ’Eh bien, il n’en restera pas pierre sur pierre.’ »

Vanzetti, condamné avec Sacco à l’électrocution, répond le 9 avril 1927 au juge Thayer : « Si cette chose n’était pas arrivée, j’aurais passé toute ma vie à parler au coin des rues à des hommes méprisants. J’aurais pu mourir inconnu, ignoré : un raté. Ceci est notre carrière et notre triomphe. Jamais, dans toute notre vie, nous n’aurions pu espérer faire pour la tolérance, pour la justice, pour la compréhension mutuelle des hommes, ce que nous faisons aujourd’hui par hasard. Nos paroles, nos vies, nos souffrances ne sont rien. Mais qu’on nous prenne nos vies, vies d’un bon cordonnier et d’un pauvre cœur de poisson, c’est cela qui est tout ! Ce dernier moment est le nôtre. Cette agonie est notre triomphe27. »

Cette force morale, dont les sources sociales sont profondes, la faiblesse intrinsèque de 1’idéologie anarchiste ne l’amoindrit pas. Elle offre peu de prise à la critique doctrinale. Elle est. Si le socialisme libertaire qu’elle anime était suffisamment fort, à la faveur des expériences que nous vivons, pour s’assimiler largement l’acquis du socialisme scientifique, cette synthèse assurerait aux révolutionnaires d’une efficacité incomparable.

Notes

1. Proudhon : Lettres (Grasset, 1929).

2. Paul Louis : Histoire du socialisme en France (Rivière).

3. Kropotkine : Le salariat.

4. Paul Louis : Histoire du socialisme en France (Rivière).

5. Franz Mehring : Karl Marx, p. 327, d’après l’édition russe de 1920, mise au pilon en URSS.

6. Voir le chapitre XVIII (Michel Bakounine) du Karl Marx de B. Nikolaievsky et 0. Menchen-Helfen (Gallimard).

7. Note sur l’État et l’anarchie dans Contre l’anarchisme (K. Marx et F. Engels) (Bureau d’éditions).

8. Encyclopédie anarchiste, t. I, p. 59, Anarchie.

9. Sébastien Faure : ouvrage cité, p. 84.

10. Aaron Baron est emprisonné en U.R.S.S. depuis dix-neuf ans. Les délégations de la CNT.-FAI envoyées à Moscou ont-elles songé a s’enquérir du sort de ces hommes ?

11. Esprit, no 55, 1er avril 1937, Méditation sur l’anarchie.

12. E. Armand : L’Initiation anarchiste individualiste (éd. de L’En-dehors, Orléans), p.21. L’auteur établit ainsi la filiation de l’anarchisme : « Prométhée, Satan, Épictète, Diogène, Jésus même peuvent être considérés, à différents points de vue, comme des types d’anarchistes antiques... » (p. 19). Pourquoi pas le Créateur (hypothétique) du désordre universel ?

13. F. Brupbacher : Introduction à la Confession de Bakounine, p. 28 (Rieder).

14. Je cite de mémoire.

15. Bakounine : Confession, p. 169-170 (Rieder.)

16. Je demandai, au début de la guerre civile en Espagne, à un camarade de la FAI, si l’on avait songé à donner aux miliciens une éducation politique, à nommer à cette fin des commissaires au front, à créer des écoles de combattants... « Nous ne voulons pas faire de politique, me répondit-il. - Une œuvre d’éducation philosophique, peut-être... »

17. F. Engels : Les Bakounistes au travail, mémoire sur l’insurrection d’Espagne de l’été 1873.

18. Lénine : L’État et la Révolution, ch. VI.

19. Voline : La révolution russe, dans L’Encyclopedie anarchiste, t. IV.

20. Voir Victor Serge : L’An I de la Révolution russe, ch. VIII, le désarmement des anarchists et aussi, Anarchie et démocratie soviétiques (Librairie du Travail).

21. Koubanine : Le mouvement Makhno (en russe, Librairie de l’État - En Français : Archinov : Histoire du mouvement makhnoviste (Libertaire). L’auteur de ce livre, ancien compagnon de Makhno, s’est rallié à Staline en 1935.

22. Archinov, ouvrage cité.

23. On raconte que Vorochilov, au cours de ces combats, fit fusiller l’anarchiste Radomysslski - le frère de Zinoviev...

24. Cité par Archinov.

25. P. Kropotkine : Aux jeunes gens (Libertaire).

26. Élisée Reclus, Évolution et Révolution (Libertaire).

27. Lettres de Sacco et Vanzetti (Grasset).

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