La Pensée anarchiste
Victor Serge
(Cet article a été publié en janvier 1938 dans la revue Crapouillot.et se trouve curieusement, en français, sur un site d’extrême gauche britannique What Next ? )
Les origines : La révolution industrielle du XIXe siecle
La plus profonde révolution des temps modernes, accomplie en Europe dans la première moitié du XIXe siècle, passe à peu près inaperçue des historiens. La révolution française lui a déblayé les voies, les bouleversements politiques qui s’échelonnent dans le monde entre 1800 et 1850 contribuent, pour la plupart, à la hâter. Le sens du développement historique de cette époque est nettement discernable : un nouveau mode de production s’établit, pourvu d’une nouvelle technique. La révolution industrielle débute à vrai dire sous le Premier Empire, avec les premières machines à vapeur. La locomotive est de 1830. Déjà les métiers à tisser, apparus tout au début du siècle, ont formé, dans des centres comme Lyon, un prolétariat industriel. En quelques dizaines d’années, la bourgeoisie, armée du machinisme, transforme, souvent au sens littéral du mot, la surface du globe. Les usines s’ajoutent aux fabriques et aux manufactures, changeant la physionomie des villes, leur procurant parfois une croissance sans précédent. Les chemins de fer et les bateaux à vapeur modifient les notions mêmes de temps et d’étendue demeurées stables depuis l’Antiquité. On voit se dégager, avec une brutale netteté, les contours des nouvelles classes sociales et d’âpres luttes s’engager entre elles. Le « vivre en travaillant ou mourir en combattant » des canuts lyonnais signifie au monde l’apparition du Quatrième État, né dans le désespoir. Moins de vingt ans plus tard, deux jeunes penseurs, à peine connus de quelques cercles de révolutionnaires, affirmeront, comme naguère Sieyès pour la bourgeoisie, que, n’étant rien, le prolétariat doit être tout : car tel est bien le sens du Manifeste communiste que Karl Marx et Engels mettent au point, en 1847, à Paris et Bruxelles, dans de misérables chambres d’hôtels...
L’Europe s’apprête aux tourmentes de 1848. Ce monde, riche en expériences, sourdement et violemment travaillé par les conséquences de la révolution bourgeoise (1789-93-1800...) dans son statut politique, bouleversé par le machinisme et les modifications de structure sociale qu’il accélère, vit sur des conflits d’idées qui font penser à un combat de Titans. L’Allemagne, l’Italie, l’Europe centrale, morcelées en petits États semi-féodaux, ne font que d’entrer dans la voie de l’unité nationale, de sorte que les aspirations sociales s’y compliquent d’idéalisme national jeune-italien, jeune-allemand, jeune-tchèque... La Russie, entrée dans la vie européenne depuis les guerres du Premier Empire qui ont amené Alexandre Ier et ses cosaques à Paris, demeure une monarchie absolue, fondée sur le servage ; l’Angleterre, par contre, où s’achève la révolution industrielle, est une sorte de république couronnée, dans laquelle les bourgeois millionnaires n’ont pas moins de souveraineté que les landlords ; les traditions de 1789-93 ne cessent d’animer en France des mouvements qui font de ce pays le véritable laboratoire des révolutions. Il faut tenir compte de la complexité et du dynamisme, d’aspects multiples, de ce temps, pour y voir naître les idées du nôtre.
Karl Marx et Engels, venus d’Allemagne à Paris, cherchent à réaliser la synthèse de la philosophie allemande, de l’expérience révolutionnaire de la France et des progrès industriels de l’Angleterre. Ils jettent ainsi les bases du socialisme scientifique. Ils ont dû, pour y parvenir, réfuter l’affirmation individualiste d’un autre jeune hégélien, qu’ils ont connu à Berlin, Max Stirner, l’auteur de l’Unique et sa propriété, c’est-à-dire d’un traité, raisonné à fond, de l’individualisme anarchiste. Personne n’a mieux dressé, de toute sa chétive hauteur, l’homme seul, l’Unique, prenant conscience de lui-même pour résister à toute la machine sociale, que Max Stirner, qui vit et meurt obscurément, dans une campagne de Prusse, en cultivant son champ, seul, incompris même de sa femme. Son œuvre aide, par opposition, Marx et Engels, qui la critiquent dans L’Idéologie allemande, à poser le problème de l’homme social. Ils rencontrent à Paris deux autres fondateurs de l’anarchisme, Proudhon et Bakounine. Il se trouve ainsi, et nous n’avons pas à nous en étonner, que les créateurs de toute la pensée révolutionnaire moderne ont mûri dans les mêmes combats, formés par les mêmes attentes, quelquefois contradictoires ; se sont coudoyés, compris, estimés, éclairés les uns les autres, avant de se diviser, chacun obéissant à sa loi intérieure - reflet d’autres lois plus générales - pour accomplir sa mission propre.
Dès lors, les idées sont fixées. La doctrine individualiste de Stirner, si elle a peu d’adeptes, ne semble pas, après quatre-vingts ans, susceptible d’être revue ou amendée : elle est définitive, dans l’abstrait. La doctrine du Manifeste communiste demeure aujourd’hui la base du socialisme. La gestation de l’anarchisme sera plus longue, puisqu’il n’atteint à ses formules contemporaines qu’avec Kropotkine, Élisée Reclus et Malatesta, sensiblement plus tard, après 1870 et la fin du bakounisme proprement dit ; mais les lignes essentielles en sont données dès la moitié du XIXe siècle. Comment ne pas voir dans ce fragment d’une lettre de Proudhon à Karl Marx, datée de Lyon le 17 mai 1846, une des premières affirmations de l’esprit libertaire dans la marche au socialisme : « Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons à les découvrir ; mais pour Dieu ! après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point, à notre tour, à endoctriner le peuple ; ne tombons pas dans la tradition de votre compatriote Martin Luther, qui, après avoir renversé la théologie catholique, se mit aussitôt, à grand renfort d’excommunications et d’anathèmes, à fonder une théologie protestante. Depuis trois siècles, l’Allemagne n’est occupée que de détruire le replâtrage de M. Luther ; ne taillons pas au genre humain une nouvelle besogne par de nouveaux gâchis. J’applaudis de tout mon cœur à votre pensée de produire un jour toutes les opinions ; faisons-nous une bonne et loyale polémique ; donnons au monde l’exemple d’une tolérance savante et prévoyante, mais parce que nous sommes à la tête du mouvement, ne nous faisons pas les chefs d’une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion, cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison. Accueillons, encourageons toutes les protestations ; flétrissons toutes les exclusions, tous les mysticismes ; ne regardons jamais une question comme épuisée, et quand nous aurons usé jusqu’à notre dernier argument, recommençons s’il faut, avec l’éloquence et l’ironie. A cette condition, j’entrerai avec plaisir dans votre association, sinon, non1 ! »
Proudhon, Bakounine, Marx
Le Qu’est-ce que la propriété ? de Proudhon est de 1840 ; la Philosophie de la Misère de 1846. (Marx y répondra par sa Misère de la philosophie...) Esprit juridique, esprit pratique aussi, de petit artisan français, Proudhon définit la propriété par le vol, constate en termes d’une clarté parfaite l’antagonisme des possédants et des salariés exploités, en déduit la nécessité d’une révolution sociale, mais se réfugie aussitôt dans le mutuellisme. Marx dira de lui que « le petit-bourgeois est la contradiction vivante » - et Blanqui que « Proudhon n’est socialiste que par l’illégitimité de l’intérêt2 . » Kropotkine le justifiera en ces termes : « Dans son système mutuelliste, que cherchait-il, sinon de rendre le capital moins offensif, malgré le maintien de la propriété individuelle, qu’il détestait au fond de son cœur, mais qu’il croyait nécessaire comme garantie pour l’individu contre l’État3 ? » « La révolution qui reste à faire, écrit Proudhon, consiste à substituer le régime économique ou industriel au régime gouvernemental, féodal et militaire... Alors le drapeau rouge sera proclamé étendard fédéral du genre humain. » La plupart des arguments qui alimentèrent la polémique entre Marx et Proudhon se retrouvent encore dans l’arsenal actuel des marxistes et des anarchistes.
L’aversion des anarchistes pour l’action politique, conçue comme superflue par rapport à l’action économique, seule valable, date de Proudhon. Comme beaucoup de syndicalistes d’aujourd’hui, qui ont commencé par être libertaires et révolutionnaires, avant de s’assagir dans le réformisme, Proudhon, dans le système qu’il préconise, aboutit à un ensemble de réformes destinées à garantir les droits de l’individu-producteur et déduites, non de l’étude du devenir social, mais de principes abstraits, à base de sentiments et de moralité. Le grand moraliste révolutionnaire se mue ainsi, malgré lui, en conservateur. « Après avoir ébranlé le système social et proclamé l’imminence de la révolution, il finissait par sauvegarder le mécanisme actuel sous une forme plus on moins atténuée. S’il se classe au rang des socialistes par sa critique, il demeure un conservateur petit-bourgeois dans le domaine de la pratique4. » Le père de l’anarchisme est aussi celui du réformisme. Marx a, tout au début de sa carrière, réfuté Stirner, puis combattu Proudhon ; les dernières années de sa vie, au sein de la Première Internationale, il les usera en grande partie à combattre Bakounine, autre incarnation - tout à fait indomptable - de l’esprit anarchiste. De petite noblesse russe, officier dans l’armée du tsar Nicolas Ier, nourri de despotisme au point de ne plus pouvoir vivre que pour la révolution, combattant de 1848 à Dresde et à Prague, enchaîné au mur de son cachot d’Olmütz, livré au tsar, enfermé dans les forteresses de Pierre et Paul et de Schlüsselbourg, écrivant là, dans une casemate, une Confession adressée à Nicolas Ier, où fourmillent les passages prophétiques, déporté en Sibérie, évadé, reprenant à travers l’Occident sa vie de révolutionnaire, disciple et traducteur de Marx, adversaire irréconciliable de Marx, fondateur d’une internationale secrète dans la première Internationale des travailleurs, repoussé, âprement combattu, parfois diffamé, émeutier, dans ses dernières années, à Lyon et conspirateur à Bologne, il ne renoncera à l’action qu’au dernier moment de sa vie, pour mourir.
Il aura beaucoup varié, avec une puissante fidélité à lui-même. Sa définition de l’anarchie, la voici, telle qu’il la donne dans Dieu et l’État : « Nous repoussons toute législation, toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même issue du suffrage universel, convaincus qu’elle ne pourrait tourner jamais qu’au profit de la minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l’immense majorité asservie. » Citons ici ses jugements, peu connus, sur Marx et Proudhon. Bakounine écrit à Marx, en décembre 1868 : « Mon cher ami ! Je comprends maintenant plus que jamais combien tu as raison de suivre le grand chemin de la révolution économique et de nous convier à nous y engager, en méprisant les gens qui errent dans les chemins de traverse des équipées tantôt nationales, tantôt politiques. Je fais maintenant ce que tu fais déjà depuis vingt ans... Ma patrie est désormais l’Internationale dont tu es l’un des fondateurs. Ainsi, mon cher ami, je suis ton disciple et fier de l’être. » Franz Mehring, dans sa biographie de Marx, cite encore les textes suivants, de Bakounine :
« Marx est un penseur économiste sérieux et profond. Son immense supériorité sur Proudhon vient de ce qu’il est authentiquement matérialiste. Proudhon, en dépit de tous les efforts qu’il a faits pour se dégager des traditions de l’idéalisme classique, est néanmoins resté toute sa vie un idéaliste impénitent, il tombait tour à tour sous l’empire de la Bible ou du droit romain, comme je le lui disais deux mois avant sa mort, et c’était toujours un métaphysicien jusqu’au bout des ongles (...). Marx, en tant que penseur, est dans la bonne voie. Il a établi - c’est sa thèse essentielle - que tous les phénomènes religieux, politiques et juridiques de l’histoire sont non les causes mais les conséquences du développement économique (...). D’autre part, Proudhon comprenait et sentait beaucoup mieux la liberté que Marx ; Proudhon avait l’instinct d’un vrai révolutionnaire quand il ne se laissait pas séduire par les théories et les fantaisies. Il adorait Satan et prêchait l’anarchie. Il est bien possible que Marx parvienne à s’élever à un système de liberté plus raisonnable encore que celui de Proudhon, mais il n’a pas la puissance spontanée de ce dernier5. »
Bakounine lui-même, ses contemporains l’ont quelquefois appelé « l’incarnation de Satan ». A travers les dissensions, les intrigues, les polémiques, les manœuvres où personne, vraiment, n’a le beau rôle, qui mènent à sa perte l’Internationale des travailleurs, un peu avant, un peu après la défaite de la Commune de Paris, l’idée et le sentiment anarchistes se précisent. L’influence de Bakounine finit par l’emporter sur celle de Marx en Espagne, en Italie, en Russie, en Suisse romande et partiellement en Belgique. Au « socialisme autoritaire » de Marx, Bakounine oppose infatigablement, avec des organisations secrètes, son « socialisme anti-autoritaire » qui prépare une révolution sociale, immédiate et directe. « Nous (...) refusons de nous associer à tout mouvement politique qui n’aurait pas pour but immédiat et direct l’émancipation complète des travailleurs. »
C’est aussi la querelle du romantisme révolutionnaire et du mouvement ouvrier naissant6. Alors que Marx et Engels cherchent à bâtir une vaste organisation internationale des ouvriers, appelée à progresser pas à pas, pour devenir l’instrument de plus en plus efficace de la lutte des classes, intervenir dans la vie politique, s’acheminer enfin, avec une puissance irrésistible, vers la conquête du pouvoir, instituer la dictature du prolétariat (dictature contre les classes possédantes vaincues et, sous son autre face essentielle, large démocratie des travailleurs), les bakounistes entendent provoquer à brève écheance la subversion du capitalisme par le simple déchaînement des forces populaires ; ils croient à la fois à une spontanéité révolutionnaire des masses arriérées, c’est-à-dire non organisées, et à l’action énergique de minorités ; ils condamnent l’action politique, dont ils dénoncent la duperie, en lui opposant l’action insurrectionnelle ; ils dénoncent, à l’égal du capital, l’État et le principe d’autorité dont il procède.
A la centralisation étatique ils opposent le fédéralisme (non sans centraliser d’ailleurs leur propre organisation). Enfin, Bakounine, qui semble n’avoir jamais compris Marx à fond, garde à certains égards des idées spécifiquement russes sur le rôle, dans la révolution à venir, de la pègre, des déclassés, des hors la loi, des bandits : il leur attribue une fonction utile et importante. Le banditisme fut souvent, en effet, dans la vaste Russie paysanne livrée au despotisme, une forme sporadique de la protestation révolutionnaire des masses ; et les déclassés, nobles et petits-bourgeois passés à la cause populaire commençaient a former une intelligentsia révolutionnaire. Marx par contre, instruit par l’expérience des pays industriels, savait que le « lumpen-prolétariat » ou « sous-prolétariat en haillons » qui constitue la populace des grandes villes, loin d’être, de par sa nature même, un facteur révolutionnaire, est infiniment corruptible et instable, c’est-à-dire enclin à servir la réaction ; c’est sur les masses ouvrières organisées qu’il fondait son espoir et non sur le déchaînement de la populace. Dans L’État et l’anarchie, Bakounine s’indigne de ce que « la populace paysanne qui (...) ne jouit pas de la sympathie des marxistes et se trouve à l’échelon le plus bas de la culture » doive être, suivant le schéma de la révolution de Marx, « probablement gouvernée par le prolétariat des villes et des fabriques ». En Russie absolutiste et semi-féodale, la paysannerie la plus pauvre est, en effet, un facteur de révolution - dont Bakounine ne fait que surévaluer les capacités ; et comme il n’y a guère de prolétariat, on est amené à comprendre l’erreur théorique de l’anarchiste.
Marx, par contre, commentant ces lignes, observe avec raison qu’en Europe occidentale, les petits propriétaires ruraux « font échouer toute révolution ouvrière comme ils l’ont fait jusqu’à présent en France » - et lui imposeront à l’avenir toute une politique de gouvernement. « Bakounine voudrait, note-t-il, que la révolution sociale européenne, fondée sur la production capitaliste, s’accomplisse au niveau de l’agriculture des peuples pastoraux russes et slaves7 ! » On remarquera que l’anarchisme bakouniste ne s’enracina que dans les pays agricoles, où il n’y avait presque pas de prolétariat véritable : Russie, Espagne, ltalie. Il fut également influent sur quelques points où, rejoignant la tradition libertaire et mutuelliste de Proudhon, il devint l’idéologie de petits artisans : à Paris, en Suisse romande, en Belgique. Sitôt que le développement industriel s’accentuera dans ces mêmes pays, l’anarchisme y cédera la prééminence, dans le mouvement révolutionnaire, au socialisme ouvrier, marxiste.
Kropotkine, Reclus, Malatesta
Bakounine meurt en 1876. Les trois têtes qui vont repenser le problème à neuf sont dejà prêtes à prendre sa succession. Le prince Pierre Kropotkine, officier, voyageur et géographe, s’est lié aux cercles révolutionnaires de Russie, a subi l’influence bakouniste, étudié Fourrier, Saint-Simon, Tchernychevski. Il s’évade de la forteresse de Pierre et Paul où conduit forcément, sous l’Empire policier, toute pensée désintéressée. Élisée Reclus, jeune savant passionné de connaître la terre, a passé par les bataillons de la Commune, vu fusiller Duval, marché, prisonnier à la face poudreuse, sur la route de Versailles. Enrico Malatesta est un ouvrier italien. Avec eux le communisme anarchiste atteint à la fin du siècle une étonnante clarté intellectuelle, une rayonnante hauteur morale. Le mouvement ouvrier s’alourdit de scories et s’embourbe au sein d’une société capitaliste en plein essor. Vastes organisations syndicales, puissants partis de masses dont la social-démocratie allemande est l’exemple, s’incorporent en réalité au régime qu’ils affectent de combattre. Le socialisme s’embourgeoise, jusque dans sa pensée qui refoule délibérément les prévisions révolutionnaires de Marx ; il s’installe dans la prospérité capitaliste à l’epoque bénie où le partage du monde, c’est-à-dire des pays producteurs de matières premières et des marchés, n’étant pas terminé, l’industrie, le commerce et la finance peuvent se croire voués à des progrès incessants. Les aristocraties ouvrières et les bureaucraties politique et syndicale donnent le ton à la revendication prolétarienne assagie ou réduite à un révolutionnarisme purement verbal. Ce n’est qu’opportunisme, parlementarisme, réformisme, révision du socialisme avec Bernstein, ministérialisme avec Millerand, combines politiques. La généreuse intelligence d’un Jaurès ne l’empêche pas d’admettre la présence, dans un cabinet de Waldeck-Rousseau, du socialiste Millerand, à côté du fusilleur de la Commune, M. le général marquis de Galliffet.
L’intransigeance doctrinale, quand elle se manifeste, avec un Kautsky, un Guesde, ne parvient pas à remonter le courant ; elle reste théorique. De plus, rébarbative, car la vie profonde manque à ses formules. Envisagez les conséquences de cet état de choses dans la vie personnelle : cela compte plus qu’on ne pense de coutume. Le militant a cédé le pas au fonctionnaire et au politique ; le politique n’est souvent qu’un politicien. Ce socialisme qui a perdu son âme révolutionnaire - plus d’une fois l’ayant vendue pour un plat de lentilles bien servi dans l’assiette au beurre - peut-il satisfaire toute la classe ouvrière ? Le prolétariat comprend des couches d’ouvriers mal payés, manœuvres et professions défavorisées (on esquissera même à leur sujet une théorie des métiers majeurs et des métiers mineurs), des immigrés venus des pays industriellement arriérés, des déclassés, des artisans cultivés menacés de prolétarisation : bref beaucoup d’inquiets, d’insatisfaits, pour lesquels il n’y a pas de prospérité capitaliste, pour lesquels dès lors subsiste, dans toute sa dureté, le problème de la révolution et, avec lui, celui de la vie des révolutionnaires. Kropotkine, Élisée Reclus, Malatesta (et bientôt Jean Grave, Sébastien Faure, Luigi Fabbri, Max Nettlau...) leur apportent une idéologie virile, dont le mérite éclatant est d’être inséparable de la vie personnelle. L’anarchisme, tout autant qu’une doctrine d’émancipation sociale, est une règle de conduite. Nous y voyons une réaction profondément saine contre la corruption du socialisme à la fin du XIXe siècle.
Pas plus qu’elle ne saurait être considérée en soi, détachée de son contenu social, une idéologie ne peut l’être détachée de son contenu moral, de ce qu’aujourd’hui on appellerait sa mystique. La théorie du communisme anarchiste, bien que Kropotkine et Reclus aient pris grand soin de la rattacher à la science, procède moins de la connaissance, de l’esprit scientifique que d’une aspiration idéaliste. C’est un utopisme armé de connaissance, et d’une connaissance du mécanisme du monde moderne beaucoup moins objective, moins scientifique que celle du marxisme. C’est aussi un optimisme de déclassés désespérés : les bombes de Ravachol et d’Émile Henry l’attestent. De la constatation de l’iniquité sociale et de l’acheminement, qu’il observe, vers des formes collectives de propriété, Kropotkine (La Conquête du pain, Pages d’un révolté) déduit la nécessité de la révolution. Celle-ci doit se faire contre le capital et contre l’État. La société de demain sera communiste et fédéraliste : une fédération de communes libres, formées à leur tour de multiples associations de travailleurs libres.
Dans L’Entraide, un de ses livres les plus remarquables, Kropotkine s’attache à démontrer que la solidarité fut de tout temps la base même de la vie sociale. Les communes des belles époques du Moyen Age, qui se passaient de l’État, lui paraissent préfigurer les communes futures d’une société décentralisée, sans État. Comment travailler pour la révolution ? Le communisme anarchiste repousse l’action politique et n’admettra qu’après des années de luttes intérieures l’action syndicale. Il fait appel, plus qu’aux classes sociales, aux hommes de bonne volonté, à la conscience plus qu’aux intérêts économiques des masses. Vivant selon leur idéal d’hommes libres et désintéressés, les anarchistes éveilleront l’esprit de révolte et de solidarité des masses ; susciteront en elles une conscience nouvelle ; déchaîneront leurs forces créatrices - et la révolution se fera le jour où les masses auront compris...
Idéalisme
Les écrits procurent une singulière impression d’intelligence ingénue, d’énergie morale, de foi et, disons le mot, d’aveuglement. « Pour résoudre le problème social en faveur de tous il n’y a qu’un moyen : expulser révolutionnairement le gouvernement ; exproprier révolutionnairement les détenteurs de la richesse sociale ; mettre tout à la disposition de tous et faire en sorte que toutes les forces, toutes les capacités, toutes les bonnes volontés existant parmi les hommes agissent pour pourvoir aux besoins de tous. » (E. Malatesta : L’Anarchie.)
Je ne découpe pas arbitrairement un texte : il n’y a pas de contexte. Les affirmations de ce genre foisonnent dans les publications anarchistes. Sur le « comment s’y prendre », pas un mot d’explication. Parcourons L’Encyclopédie anarchiste éditée à Paris il y a peu d’années. Première page : « Bien-être pour tous ! Liberté pour tous ! Rien par la contrainte : tout par l’entente libre ! Tel est l’Idéal des anarchistes. Il n’en existe pas de plus précis, de plus humain, de plus élevé. »
La sociologie de Sébastien Faure procède tout bonnement des constatations suivantes : 1. L’individu recherche le bonheur ; 2. La société a pour but de le lui procurer ; 3. La meilleure forme de société est celle qui se rapproche le plus de ce but...8 De là se déduit, par le simple mécanisme du raisonnement logique, la doctrine de l’entente universelle. Grotius, Bossuet, Mably, Helvetius, Diderot, Morelly, Stuart Mill, Bentham, Buchner sont cités, pour finir par Benoît Malon : « Le plus grand bonheur du plus grand nombre, par la science, la justice, la bonté, le perfectionnement moral : on ne saurait trouver plus vaste et plus humain motif éthique. » (P.63.) Sans doute, sans doute, serait-on tenté d’objecter, si l’on ne se sentait désarmé par cette passion du bien public acharnée à tirer d’elle-même tout un édifice de raisonnements derrière lequel disparaît la réalité, mais, encore une fois, comment s’y prendre ?
La conclusion de Sébastien Faure est d’un ton prophétique, sans plus : « Partout, partout l’Esprit de Révolte se substitue à l’Esprit de soumission ; le souffle vivifiant et pur de la Liberté s’est levé ; il est en marche ; rien ne l’arrêtera ; l’heure approche où, violent, impétueux, terrible, il soufflera en ouragan et emportera, comme fétus de paille, toutes les institutions autoritaires. C’est dans ce sens que se fait l’Évolution. C’est vers l’anarchie qu’elle guide l’Humanité. » (P. 69.) Le vieux militant écrit ces lignes au bout d’une longue vie de combats, au moment où les régimes totalitaires s’imposent à la fois par la contre-révolution et par la révolution socialiste ; où il n’est plus question que de plans, d’économie dirigée, de dictature démocratique et de démocratie autoritaire. « ... En fait comme en théorie, l’anarchiste est antireligieux, anticapitaliste (le capitalisme est la phase présentement historique de la propriété) et antiétatiste. Il mène de front le triple combat contre l’Autorité. Il n’épargne ses coups ni à l’État, ni à la Propriété, ni à la Religion. Il veut les supprimer tous les trois... Nous ne voulons pas seulement abolir toutes les formes de l’Autorité, nous voulons encore les détruire toutes simultanément et nous proclamons que cette destruction totale et simultanée est indispensable9. »
Du point de vue scientifique, cette doctrine d’agitation est en régression très nette sur les synthèses optimistes de Kropotkine et d’Élisée Reclus, aboutissant à une éthique et à un socialisme libertaire réellement fondés sur la connaissance de l’évolution historique. (L’optimisme philosophique, au demeurant, n’a pas besoin d’être justifié ; il est, il est une idée force et bien enracinée en nous.) Nous assistons à un déclin de l’anarchisme qui, depuis la guerre mondiale, n’a plus produit un seul idéologue comparable à ceux de la vieille génération. Les militants réputés d’aujourd’hui - Rudolf Rocker, Emma Goldman, Luigi Bertoni, Sébastien Faure, E. Armand, Max Nettlau, Voline, Vladimir Barnach, Aaron Baron10 - sont des hommes d’avant-guerre. Les hommes d’action sont allés au syndicalisme.