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Grève générale et "trahisons" (2)

mardi 15 juin 2004

Le véritable problème

Et c’est en fait là que gît le véritable problème plutôt qu’une vaine polémique sur les « bons » mots d’ordre qui auraient des effets magiques et seraient capables en eux-mêmes de transformer une situation sociale. D’ailleurs, on peut s’interroger de deux façons :

a) se demander si les groupes révolutionnaires ont fait et font suffisamment d’efforts pour « s’implanter » dans la classe ouvrière, militer dans les quartiers ouvriers, etc. Sur ce terrain-là, LO fait la leçon aux autres groupes depuis des dizaines d’années, non sans raison, même si les autres groupes ont trouvé des raccourcis ou d’autres voies pour s’implanter que le porte-à-porte dans les HLM ou la distribution de bulletins d’entreprise réguliers devant les entreprises.

b) Mais on peut aussi se poser la question sous un autre angle : les travailleurs sont-ils vraiment attirés par le socialisme et le communisme ? par la révolution ? La disparition d’une partie des États staliniens (il reste encore la Chine, ne l’oublions pas, ainsi que Cuba, le Vietnam et la Corée du Nord) a-t-elle redonné confiance aux ouvriers en quête d’un idéal révolutionnaire ? Et si ce n’est pas le cas, pourquoi ?

Certains répondent en revenant aux vieilles lunes social-démocrates des années 20. Ils croient pouvoir démocratiser les institutions parlementaires ou républicaines (la « gauche » du PS voire une partie des dirigeants de la LCR, comme en témoigne la calamiteuse revue Contretemps, dirigée par Daniel Bensaid, laboratoire des idées les plus droitières et tribune confectionnée sur mesure par la LCR pour des intellectuels réformistes qui n’expriment le plus souvent aucune révolte contre le système capitaliste). Ils prétendent démocratiser le capitalisme mondialisateur (ATTAC). Si leur démarche est vouée à l’échec, force est de constater qu’ils se soucient au moins d’apporter une réponse au scepticisme vis-à-vis des idées révolutionnaires traditionnelles, scepticisme répandu non seulement dans la petite bourgeoisie (ce qui ne serait pas grave) mais aussi dans la classe ouvrière.

Comités d’action, comités de grève, coordinations

De plus, il faut s’interroger sur les formes organisationnelles que peut prendre un mouvement ouvrier radical dans la situation du capitalisme actuel. En ce qui concerne les comités de grève, combien de travailleurs ont-ils récemment fait l’expérience d’un véritable comité de grève démocratique, contrôlé par des assemblées générales quotidiennes et souveraines ?

Les comités d’action de 1968, les coordinations des infirmières puis des cheminots, n’ont pas réussi à durer très longtemps. Et s’ils ont laissé des traces, il y a gros à parier que leurs militants sont restés inorganisés ou sont allés à la CNT ou à SUD. Or, est-il bien réaliste de vouloir ressusciter le syndicalisme révolutionnaire des débuts du siècle et les Bourses du travail de Fernand Pelloutier ? (Sans compter que le syndicalisme révolutionnaire français possédait de très graves limites, comme on a pu le vérifier en 1914, au moment du déclenchement de la Première Guerre mondiale, où les dirigeants syndicaux sont devenus les pires chauvins partisans de la guerre impérialiste qu’ils avaient promis d’arrêter par la… grève générale.)

Dans Le Monde libertaire du 10 juillet, Freddy Gomez écrit : « Cette faillite (du syndicalisme réformiste, NDLR) n’ouvre pas mécaniquement l’espace, comme on pourrait le penser, à un syndicalisme clairement revendicatif, type SUD, ou résolument d’action directe, style CNT. Si, selon leurs forces, l’une et l’autre de ces organisations ont eu leur place dans le mouvement, elles n’ont à aucun moment pesé de fait sur le rapport de forces, se situant soit en position de suivisme critique par rapport aux syndicats traditionnels, soit en position purement incantatoire de mouche du coche. Derrière l’obligation d’optimisme qu’elles manifestèrent avec constance et naïveté tout au long de ce conflit se cache la confortable certitude véhiculée par un répétitif et très daté discours gauchiste : radicaliser les luttes et faire en sorte qu’on ne les trahisse point. » La grève générale Remarquons enfin que l’extrême gauche et les libertaires ne font guère preuve d’imagination lorsqu’ils invoquent à tout bout de champ le thème de la grève générale. Combien y a-t-il eu de grèves générales significatives et victorieuses depuis un siècle en France ? Celle de 1936 concernait une minorité importante de la classe ouvrière (3 millions) et s’est traduite par des occupations actives d’usines, mais elle n’a pas débouché sur la remise en route des entreprises par les travailleurs eux-mêmes et encore moins sur la formation de conseils ouvriers. Celle de 1953 n’a concerné que les fonctionnaires et celle de 1963 les mineurs.

Quant à celle de 1968, tellement mythifiée par tous les groupes (à part LO), s’il est vrai qu’elle a officiellement concerné 10 millions de travailleurs, les usines n’étaient le plus souvent occupées que par une poignée de militants syndicaux. L’essentiel s’est passé ailleurs, dans la rue, les manifestations, les meetings et les comités d’action. De toute façon, ceux qui ont vécu les grèves de 1968 ont aujourd’hui la cinquantaine bien sonnée, voire davantage, et leur expérience n’a pas été partagée par les bataillons les plus combatifs de la jeunesse ouvrière ou salariée actuelle. A agiter ainsi sans cesse le drapeau de la grève générale, l’extrême gauche et les anarchistes jouent avec un mythe assez creux dans le contexte français. Surtout s’ils ont derrière la tête, non seulement la grève générale mais la Révolution. La dernière fois que les travailleurs français (et encore à l’époque c’étaient loin d’être des prolétaires d’usine) se sont attaqué, les armes à la main, à l’État et ont créé une structure les représentant, c’était en… 1870, lors de la Commune de Paris, insurrection qui avait d’ailleurs (hélas !) une dimension patriotique, soigneusement occultée par les courants révolutionnaires depuis plus d’un siècle.

En 1936, ils ont occupé, de façon dynamique certes, les usines mais n’ont pas cherché à les faire tourner sans l’encadrement et les patrons ; ils n’ont formé ni milices ouvrières, ni soviets. En 1968, les fameux « dix millions de grévistes » n’étaient pas des grévistes très actifs. Une partie d’entre eux ne pouvaient aller travailler parce qu’il n’y avait plus de moyens de transports. Une autre partie, la majorité, est restée chez elle et ne venait aux nouvelles que de temps en temps à l’usine. Une minorité (le noyau dur des syndicats, et surtout de la CGT-PCF) occupait l’usine dans une ambiance plutôt lugubre. Et une autre minorité (les jeunes travailleurs essentiellement) était dans la rue, sur les barricades, dans les comités d’action. On est donc très loin de dix millions de grévistes conscients et mobilisés, occupant leurs usines, discutant de la façon de les redémarrer sans les patrons - même avec les pires illusions autogestionnaires. Et si l’on se penche sur les grèves générales ou les mouvements sociaux de masse dans d’autres pays d’Europe, on trouve peu d’exemples au cours des cinquante dernières années (en dehors de l’expérience de Solidarnosc en Pologne dans les années 80, du Portugal en 1974-75 ou de l’insurrection hongroise de 1956) de mobilisation massive et concentrée de la classe ouvrière posant, même vaguement, le problème du pouvoir.

Les grands discours sur la grève générale n’ont donc guère de sens pour les salariés qui les entendent aujourd’hui. Ou plutôt si, mais à condition d’en réduire considérablement le sens en assimilant (par souci pédagogique ?) la grève générale à une grève de 24 heures… reconductible. Alors là, oui, les journées d’action, les salariés connaissent parfaitement - avec les résultats désastreux que l’on sait. Entendons-nous bien. Il est évident qu’une grève générale offre bien plus de possibilités que des journées d’action ou des grèves secteur par secteur. Mais, en elle-même, elle n’a aucun effet magique. Il est évident aussi qu’un mouvement a besoin d’objectifs concrets, donc de mots d’ordre et de revendications, mais cela ne peut se faire à l’avance, sans tenir compte des situations concrètes.

Gadgets organisationnels

Certes, objecteront certains, mais s’il y avait un parti révolutionnaire, tout serait différent. Il faudrait donc que tous les groupes s’unissent dans un nouveau PSU ou forment un machin genre Rifondazione comunista (scission de l’ex-Parti communiste italien), ou que l’on crée un grand parti travailliste. Ou une super confédération anarcho-syndicaliste, ou un petit parti pur et dur, centralisé de façon militaire sur un programme 100% communiste, etc. Les gadgets organisationnels que proposent les groupes révolutionnaires sont connus et se comptent sur les doigts des deux mains - en étant généreux. Et ils commencent à être sacrément usés, sauf peut-être pour les adolescents ou les adultes peu informés qui les découvrent pour la première fois. Là aussi, on a affaire à des croyances magiques en l’efficacité d’un mot d’ordre, d’un truc organisationnel, pour changer une situation défavorable en une situation favorable. Et l’on fait bon marché de la conscience et de la volonté des millions d’exploités au nom desquels on prétend parler et lutter. Il n’existe aucune recette miracle en dehors de cette détermination-là. Et c’est la force du système capitaliste dans les pays dits démocratiques d’avoir su, jusqu’ici, juguler la rage et la révolte des prolétaires. Tant que ceux-ci n’auront pas de nouveau le moral et la combativité nécessaires, aucun slogan, aucun mot d’ordre, aussi radical soit-il, ne changera la situation. Inutile de se payer de mots et de se lancer dans des polémiques oiseuses et « fratricides » qui visent à cacher l’ampleur des difficultés auxquelles les « révolutionnaires » sont confrontés.

Comme le dit Freddy Gomez : « L’autre et dernière leçon de ce printemps, il serait peut-être bon de se l’appliquer ad hominem et d’admettre, ici, dans les colonnes du Monde libertaire qui a vibré d’appels à une impossible grève générale, qu’aucune envolée lyrique ne brisera jamais la duré réalité des faits. Car ce n’est sûrement pas sur le terrain de la surenchère sans risque que la voix libertaire aura quelques chances de porter un jour. Pour elle, il n’est que deux chemins possibles : celui de l’euphorie, ou celui de la lucidité. (…) Les anarchistes ont probablement un rôle à jouer, à condition de ne pas céder à la facilité, à la démagogie et au mythe. » (Le Monde libertaire, 10 juillet 2003). Une réflexion à méditer pour tous ceux qui se disent révolutionnaires, quelle que soit leur chapelle.

Yves Coleman

(1) Dans un article intitulé « Un aspect de l’offensive capitaliste » (Le Monde libertaire, 10/7/2003), Pierre, du groupe La Commune de Rennes reprend d’ailleurs littéralement la thématique trotskyste la plus droitière : « les anarchistes (…) vont devoir pousser plus que jamais les bureaucraties dans leur retranchement », « les militants de base n’ont pu mettre suffisamment de pression », etc. S’agit-il de simples maladresses de style ? On a plutôt l’impression que ce camarade croit possible la constitution d’un « vrai », d’un « bon » mouvement syndical qui obtiendrait des réformes significatives dans la situation actuelle. Et surtout qu’il serait possible de pousser les appareils syndicaux à changer de nature - ou bien à céder la place aux SUD et à la CNT. Dangereuse illusion.

(2) Dans un article du Monde libertaire du 10/7/2003, « Variations sur une protestation avortée », Freddy Gomez écrit à propos de la « trahison » des bureaucrates syndicaux : « Parler, dans ce contexte de ’trahison’, c’est sans doute prendre le risque de se tromper d’époque, car, pour trahir un mouvement social, il faut d’abord le mettre en branle et l’amplifier. On ne trahit pas ce qui n’existe qu’à l’état de théâtre ou d’abstraction. S’il est une leçon à tirer de ce printemps, c’est bien celle-là : la trahison suppose la capacité de paralysie, et c’est précisément elle qui a manqué, contrairement à décembre 1995, non tant parce que les bureaucraties syndicales l’ont refusée, mais parce qu’elles ont été incapables de l’organiser. »

(3) Notons que la LCR, dans sa luxueuse publication en couleurs et sur papier glacé financée par le Parlement européen (c’est-à-dire par les travailleurs européens), est incapable de se servir de cette prétendue « tribune révolutionnaire » pour se faire l’écho des luttes des travailleurs. Ainsi, cette publication relate en une demi-page un discours de trois heures du colonel Chavez au Venezuela en approuvant son ton anti-impérialiste mais en regrettant les références à Jésus-Christ ( ?!) dont le discours présidentiel était émaillé, sans consacrer une seule ligne à la situation de la classe ouvrière vénézuélienne, ses luttes, ses difficultés d’existence, etc. Etre un révolutionnaire internationaliste pour Krivine, cela se réduit-il aujourd’hui à prendre l’avion pour Caracas afin d’écouter sagement et poliment un démagogue populiste pérorer et tromper son peuple ? On ne souhaite qu’une chose aux députés LO-LCR au Parlement européen : que la bourgeoisie change les lois électorales, ce qui les empêchera d’être élus.

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