Dans le numéro 100 d’Echanges (1), H. S. formule, « à la demande de camarades allemands », quelques réflexions sur les caractéristiques des grèves parisiennes de l’hiver et du printemps derniers (2001-202) dans le secteur de la restauration rapide et plus généralement de la distribution. Je profite de cette occasion pour apporter moi-même, en tant qu’ancien membre du collectif de solidarité qui a travaillé à soutenir ces luttes, et plus précisément celle des salariés du MacDonald’s de Strasbourg-Saint-Denis, un éclairage sinon contradictoire, du moins assez différent, et pour tenter un début de bilan.
Venons-en d’emblée à l’un des derniers points discutés par H. S. et non des moins délicats : « mouvement autonome ou mouvement inspiré par les syndicats » ? Je doute que la question soit en elle-même pertinente. Regardons les faits. Dès le départ, donc avant même la constitution du collectif, les grévistes, au départ non syndiqués, ont pris contact avec divers syndicats pour obtenir un soutien. S’ils en ont trouvé auprès de la CGT, c’est essentiellement à mettre au compte des contradictions qui traversent cette centrale, où, à côté de structures totalement bureaucratisées, subsistent – notamment dans les secteurs ingrats comme celui de la restauration, où la multiplicité des entreprises et le fort turn-over de la profession rendent tout travail d’implantation syndicale très ardu – quelques rares permanents convaincus que le syndicalisme reste une affaire de lutte, avant que de concertation. Or, il y a fort à parier que, sans cette couverture de la CGT, la lutte aurait été rapidement balayée. Que cela plaise ou non, force est en effet de reconnaître que dans des contextes de forte agressivité patronale et de rapports de forces très défavorables, la couverture syndicale est une forme de protection légale dont il est difficile de se passer pour lutter. (N’oublions pas, en particulier, l’importance essentielle de la bataille juridique dans ce conflit, pour laquelle la présence aux prud’hommes d’un avocat « gauchiste » de talent commis par la CGT a été décisive.)
Dans un tel contexte, « échapper à la présence » des syndicats ne fait sens pour personne. Et si autonomie de la lutte il doit y avoir, c’est surtout dans la capacité des grévistes à conserver le contrôle de leur lutte qu’elle se joue. Or il est incontestable que les grévistes de McDo s’en sont montrés capables, grâce notamment aux liens de complicité qui les unissaient dès le départ et qui leur ont permis de décider à leur manière et en toute indépendance des initiatives à prendre. Même si, dans les moments décisifs comme les négociations, le représentant syndical était toujours là, dans le rôle du grand frère, en quelque sorte. Et même si, avec la fin de la lutte et le retour à la normalité, les rapports avec le collectif de soutien – qui sont toujours restés le fait d’une partie seulement des grévistes – se sont trop rapidement délités au profit du seul syndicat pour ne pas laisser penser que l’autonomie des grévistes masquait aussi peut-être une attitude « consommatrice » de soutien (jetable après usage). Quant au collectif lui-même, il a prouvé à maintes occasions que la présence de militants syndicaux en son sein ne l’empêchait pas d’agir de façon autonome.
Si la lutte n’a pas réussi pour autant à s’étendre au secteur de la restauration rapide et encore moins aux précaires d’autres secteurs, il me semble absurde d’attribuer, même seulement en partie, la responsabilité de cet échec au poids des grands syndicats, l’implantation syndicale étant et restant marginale dans ce secteur (2). Sauf à considérer – étrange contradiction ! – que c’était à eux, les syndicats, de prendre en charge le travail d’extension de la lutte. Ce qu’ils n’ont pas fait, bien entendu, en dépit des efforts de conviction faits auprès des instances de la CGT par les cégétistes membres du collectif (c’est d’ailleurs bien l’incapacité des syndicats à répondre aux besoins de décloisonnement de la lutte qui donne son sens à l’existence de ce collectif de solidarité). Mais ce refus syndical de mener bataille ne peut s’expliquer par le seul contexte préélectoral ou par le poids des partis politiques au sein des syndicats. La réalité est plus simple et plus cruelle : la volonté de lutte a déserté les grands syndicats depuis longtemps, mise à mort par les confortables financements étatiques – financements conditionnés implicitement par le respect des règles du jeu de la concertation par les syndicalistes appointés. Ceux qui ne l’ont pas encore compris et s’acharnent à vouloir changer la donne au sein de la hiérarchie de la CGT ne peuvent que se casser les dents, comme l’ont malheureusement encore vérifié dernièrement plusieurs des militants du secteur du commerce et de la restauration récemment venus au syndicalisme à travers la lutte (3).
Quant à l’idée, plusieurs fois réitérée par H.S., que le collectif de solidarité pourrait s’être perçu comme une avant-garde, elle ne me paraît pas plus pertinente. D’abord parce que la majorité de son noyau dur était de sensibilité libertaire, donc a priori étranger à cet imaginaire-là (4). Mais aussi du fait même des conditions de sa naissance et de son évolution. Dans la constitution de ce collectif a joué essentiellement le hasard de la rencontre entre des militants, jusque-là investis dans d’autres secteurs de lutte, et les grévistes qui jour après jour maintenaient leur piquet de grève sur un trottoir au cœur de Paris, dans le froid de l’hiver. Touchés par leur ténacité, les premiers ont spontanément décidé de faire ce qui était à leur portée pour les sortir de leur isolement, et pour cela ont mobilisé d’emblée leurs réseaux d’amitié. Ensuite se sont greffés d’autres militants venus d’horizons divers, et notamment de jeunes syndicalistes isolés du secteur du commerce, souvent en conflit ouvert avec leurs directions et convaincus de la nécessité de construire des liens inter-entreprises pour sortir de leur isolement. Parmi eux, les membres du « collectif CGT de la restauration rapide », issu des luttes chez McDo et Pizza Hut de l’année précédente, et ceux du petit regroupement en formation baptisé Stop Précarité : des liens horizontaux étaient donc déjà en partie tissés, sans lesquels le collectif n’aurait pu jouer le rôle qu’il a joué.
Mais ce qui a évité à ce regroupement de devenir un cartel (contrairement à ce que la longue liste d’organisations signataires a pu laisser penser), c’est qu’il avait un ciment « spontané », celui de la solidarité concrète – une solidarité qui s’est spontanément investie en soutien à d’autres luttes en cours, chaque fois que le collectif a été sollicité dans ce sens. C’est ce ciment, et non pas le sentiment de travailler pour l’Histoire, qui a permis à tout ce monde, qui a plus souvent l’habitude de régler des comptes que de coopérer, d’agir ensemble et de discuter dans une atmosphère toujours cordiale, souvent festive. A tel point que, au sortir de la lutte, le collectif s’est spontanément délité, malgré les efforts de certains pour tenter de « capitaliser » une expérience qu’ils jugeaient suffisamment riche pour pouvoir être réinvestie plus tard dans d’autres contextes de lutte.
Plus généralement, je doute que la lutte contre l’avant-gardisme ait encore beaucoup de pertinence. Chez les militants, le schéma léniniste est en crise, y compris dans des organisations comme la LCR pour qui il jouait un rôle fondateur. Chez les « masses », l’autorité « naturelle » du militant syndical, qui reposait pour une bonne part sur sa position de spécialiste de l’information, s’est considérablement érodée. En revanche, depuis une bonne quinzaine d’années, on voit croître dans les luttes de fortes exigences d’auto-organisation, prenant des formes diverses dans des contextes syndicaux variés. Si elles se soucient rarement de justifications idéologiques, elles n’en représentent pas moins une tendance forte dont il serait temps de prendre acte, ne serait-ce que pouvoir en apprécier les potentialités et les faiblesses avec un œil neuf.
C’est en ce sens que je crois utile de tenter un bilan des efforts faits par le collectif de solidarité. Car, indépendamment de sa constitution, celui-ci me semble, par son existence même et par la démarche qu’il a tenté d’impulser, correspondre à une nécessité croissante des luttes des salariés d’aujourd’hui. Deux phénomènes rendent en effet le recours à une solidarité active élargie de plus en plus indispensable : la précarisation, qui affaiblit les capacités de résistance des salariés les plus touchés, et l’atomisation du monde du travail (multiplication des entreprises de petite taille masquant la concentration réelle du capital, effritement progressif du socle juridique commun aux salariés que constitue le droit du travail, sans oublier l’individualisation croissante des salaires) qui met sérieusement à mal le sentiment d’unité. Or, pour compenser la dégradation du rapport de forces qu’induisent ces deux phénomènes, la recherche active de formes de solidarité intersectorielle et interstatutaire s’impose de plus en plus comme une nécessité pour ceux qui veulent prendre le chemin de la lutte. Notamment quand, comme dans le cas des McDo, il s’agit de lutter dans le cadre d’une toute petite unité contre un géant multinational.
Le collectif de solidarité a poursuivi avec constance deux objectifs :
– tenter d’élargir la lutte à d’autres magasins McDonald’s, l’essentiel des actions (décidées avec ou à la demande des grévistes) consistant à aller bloquer l’accès des magasins où un conflit était en cours ou géographiquement stratégiques. Les résultats furent limités mais non insignifiants (5), surtout si l’on tient compte du fait que, dans un contexte d’instabilité chronique de la main-d’œuvre, c’est plus dans la diffusion de l’esprit de la lutte que dans la traduction immédiate en termes de grève que le collectif pouvait espérer avoir un impact (et par là commencer à inquiéter la direction de McDonald’s [6]). Toutefois, ce type d’intervention a mis en lumière un risque : il est arrivé qu’il donne à certains salariés décidés à en découdre avec leur direction l’illusion de pouvoir, grâce à une force d’appoint venue de l’extérieur, se passer d’un travail de mobilisation interne pour entrer en lutte ; l’échec a alors été patent ;
– tenter de populariser la lutte. De toute évidence, ce fut le terrain où le collectif a enregistré le plus de succès. Il est vrai qu’il a pu exploiter la dimension fortement symbolique de cette lutte, dimension qui renvoie tant au contexte qu’à la nature de l’adversaire. Le contexte : un climat syndical dominé par des conflits défensifs et perdants dans des « vieux » secteurs industriels (licenciements chez Danone et Moulinex notamment), donnant de ce fait à une lutte de jeunes, beurs pour la plupart et investis spontanément du statut de « précaires » (7), l’attrait du symbole des nouveaux conflits sociaux à venir ; une période préélectorale poussant les organisations les plus diverses à faire acte de présence dans tout ce qui bouge (ce qui a gonflé artificiellement l’importance de la lutte et du collectif) ; sans oublier le lieu géographique : au cœur de Paris, lieu proche de tous les pouvoirs et notamment du pouvoir médiatique. L’adversaire, quant à lui, présentait l’avantage de concentrer sur lui tous les symboles du capitalisme contemporain : gestion « moderne » du personnel (bas salaires, permis par le recrutement de jeunes et par un turn-over élevé, intensification maximale du travail grâce à la mobilité des horaires et l’exploitation de la solidarité d’équipe), politique antisyndicale et, last but not least, promotion agressive de la malbouffe à travers le monde (8).
Et pourtant c’est peut-être sur ce terrain de la popularisation qu’il y a le plus d’interrogations à formuler. Pour faire circuler l’information, le collectif a utilisé sans discrimination tous les outils à disposition : la mise en circulation sur Internet de comptes rendus réguliers sur l’évolution de la lutte d’abord, pour toucher le milieu militant le plus large possible ; le recours aux grands médias ensuite. Le résultat en termes de visibilité de la lutte fut convaincant, mais c’est précisément parce que le collectif s’est montré assez habile en la matière qu’il est difficile de ne pas s’interroger sur l’efficacité d’un tel travail.
La mise en circulation régulière sur Internet d’informations sur l’évolution de la lutte ne peut se traduire par un élargissement que s’il existe des forces militantes capables de prendre le relais là où elles se trouvent (ce qui s’est fait à quelques rares occasions, sans toutefois dépasser la dimension de l’intervention symbolique). Si la souplesse et la rapidité de circulation que permet le Réseau est un atout incontestable (9), cela ne dispense donc pas d’un travail de tissage de liens directs, nécessaire pour que ce réseau informatif se traduise un jour par un véritable réseau militant, capable de jouer un rôle de multiplicateur des forces.
Quant au recours aux grands médias, tout purisme antimédiatique mis à part (10), s’il permet parfois de faire connaître largement la lutte à moindres frais, il comporte un risque : celui de donner l’illusion de la force. Illusion car, entre les médias et l’opinion il y a une zone grise où se joue un jeu particulièrement opaque, revers de la médaille de la surinformation de notre époque. Seul le contact direct peut permettre de se faire une idée concrète de « l’opinion ». Or, dans la lutte des McDo, ce contact par la discussion avec les clients et les passants a souvent mis en lumière toute l’ambiguïté des sentiments qu’inspire une multinationale comme McDonald’s : dégoût, notamment chez les plus âgés, de l’arrogance capitaliste qu’elle incarne (en termes de conquête de l’espace et de style de vie comme de conditions de travail dégradées), mais forte réceptivité du consommateur, jeune notamment, à la commodité de l’offre (rapidité, produits sans surprise et à prix abordables pour les petites bourses). Cette ambiguïté est caractéristique de la clientèle de bien des grands groupes producteurs de services, et il serait bon que l’on ne mette pas toutes ses forces à jouer sur l’« hypersensibilité » de l’adversaire à son « image de marque » en oubliant combien pèse aussi le pragmatisme du consommateur. A en juger par plusieurs exemples venus des Etats-Unis, l’efficacité des campagnes d’appel au boycott faites pour appuyer la dénonciation des conditions de travail déplorables faites aux salariés ne se vérifie que lorsqu’elles se conjuguent à une mobilisation réelle et soutenue des salariés concernés.
En résumé, le bilan peut donc s’exprimer ainsi : victoire (provisoire tout au moins) d’une lutte très limitée mais à forte charge symbolique ; échec relatif des tentatives faites pour l’élargir, en dépit d’une popularisation réussie. Ce bilan mitigé – d’autant plus mitigé que l’impact des initiatives du collectif sur un milieu plus large que les seuls grévistes est insaisissable – renvoie surtout aux conditions difficiles de la lutte de classe aujourd’hui, dans un contexte d’offensive patronale généralisée et multiforme. Et la grosse somme d’efforts investis dans le soutien à cette lutte ne prend tout son sens que dans la perspective d’une recherche de nouveaux outils de lutte adaptés aux contraintes de ce contexte difficile.
Nicole Thé (juin 2002)
(1) « Mac Do and Co », Echanges n° 100, p. 9.
(2) Dans le cas de la FNAC, oui, le poids des grands syndicats a effectivement pesé sur la naissance et l’évolution du conflit. Celui-ci n’a fait mine de leur échapper qu’au moment de la manifestation spontanée sur les Champs-Elysées née du hasard de la rencontre d’un début d’intersyndicale locale (« l’interenseigne des Champs ») et du collectif de solidarité. Suite à quoi ils se sont empressés de reprendre les choses en main en subordonnant l’ouverture de négociations sur l’ensemble des FNAC au règlement du conflit dans le magasin des Champs-Elysées.
(3) Karim, militant CGT de Disneyland, vient d’être licencié sans obtenir aucun soutien actif de sa section. Abdel, venu au syndicalisme à travers sa lutte contre Pizza Hut, vient de se voir refuser par la CGT un nouveau mandat syndical qui l’aurait protégé contre l’acharnement répressif de la direction (trois tentatives successives de licenciement, jusque-là refusées par les prud’hommes !). Latifa et Bernard, militants CGT chez Maxi-Livres, ne cessent de réclamer haut et fort une aide concrète de la centrale qui ne vient jamais. Philippe et les militants CGT du BHV viennent de voir leurs efforts de mobilisation sacrifiés au profit d’une alliance bureaucratique entre courants internes à la CGT. Pour ne parler que des militants présents dans le collectif...
(4) Le parallèle fait par H. S. avec le mouvement français des chômeurs (hiver 1997-198) ne me semble pas plus convaincant. Attribuer aux militants investis à l’époque dans les collectifs et associations de chômeurs la volonté de constituer une avant-garde capable de mobiliser des centaines de milliers de chômeurs relève du contresens, car quiconque a activement fréquenté les réunions et les occupations de l’époque sait que le sentiment le plus largement partagé par les acteurs du mouvement était l’hostilité au travail (en dépit des discours médiatiques des « porte-parole » officiels). D’où un choix, de fait sinon proclamé, d’action minoritaire, chacun sachant bien par expérience que le chômeur typique consacre toute son énergie mentale à la recherche d’un travail et n’accepte de considérer son cas personnel comme un problème collectif qu’au bout d’une longue série d’échecs. Si certaines expressions du mouvement des chômeurs n’ont pas été exemptes d’élitisme, notamment à Paris, cet élitisme s’est plus traduit par un repli hautain sur un petit cercle de « radicaux » que par un souci d’avant-gardisme.
(5) Quelques grèves ponctuelles ont démarré dans d’autres McDo de Paris et de sa banlieue, en partie grâce aux blocages organisés par le collectif, mais sans qu’une conjonction durable des luttes se vérifie.
(6) A en juger à la presse patronale, deux choses semblent avoir commencé à inquiéter les patrons dans cette série de conflits touchant le secteur de la distribution (McDonald’s et Quick, puis Monoprix, FNAC et Virgin) : les débuts de coordination géographique ou sectorielle qui parfois débordent les syndicats, et la réapparition de revendications salariales collectives après une décennie de politique d’invidualisation des salaires. Cela peut déjà en soi donner quelques indications sur la direction à suivre...
(7) Il est amusant de remarquer que ce qui est devenu pendant quelques mois le symbole de la « lutte contre la précarité » ne concernait que des salariés sous CDI. Chez McDonald’s comme chez ses concurrents, c’est en effet le turn-over spontané (dû aux bas salaires et aux conditions de travail éprouvantes) qui garantit les patrons contre l’apparition de formes de résistance collectives. Evidemment, la règle connaît quelques exceptions, comme dans le fameux McDo de Strasbourg-Saint-Denis, où des liens d’amitié s’étaient constitués, finissant par stabiliser la main-d’œuvre. Il a alors suffi d’un fort sentiment d’injustice (provoqué par le licenciement pour « vol » de cinq des salariés) pour que ces liens qui avaient jusque-là contribué à l’efficacité du travail en équipes se retournent contre la direction.
(8) L’antiaméricanisme diffus d’une partie de la population française a, c’est vrai, joué un rôle dans le soutien affiché de nombreux passants (plus que des clients) au moment des blocages de restaurants. Mais il n’est peut-être pas inutile de préciser que l’exploitation de l’hostilité au règne de la malbouffe – par le collectif (dans ses affiches et ses dessins, et notamment par la reprise du logo « Beurk ») comme par les salariés des McDo (qui n’ont cessé de fournir des informations sur les infractions aux règlements sanitaires que leur imposent les gérants des restaurants) – ne s’est jamais appuyé sur ce sentiment. De toute évidence, « l’Amérique » n’était une entité sociale ni pour les militants, ni pour les grévistes eux-mêmes. Preuve en est, si besoin, les contacts qui se sont établis aux Etats-Unis et l’intérêt de la presse militante américaine pour une lutte dont les enjeux étaient d’autant plus évidents qu’elle avait eu plusieurs précédents aux Etats-Unis mêmes. Plutôt que pointer un risque de « déviance » (comme si la lutte de classe n’était authentique que dépourvue de toute charge symbolique...), il me semble au contraire intéressant de remarquer, à travers cet exemple modeste, que ce sont les nécessités mêmes de la lutte qui contribuent à donner corps à une perspective internationaliste (tous les tracts ont par exemple été traduits en plusieurs langues, dans l’idée de faire jouer aux touristes le rôle spontané de colporteurs d’informations sur la lutte).
(9) Cet usage intensif d’Internet pour populariser la lutte se justifiait-t-elle au regard de son importance ? Ces informations étaient-elles pertinentes et suffisamment synthétiques pour être rapidement lues et transmises, ou n’ont-elles fait qu’ajouter à la surinformation typique de la société d’aujourd’hui ? On peut se le demander, tout en sachant que ces questions interrogent tous ceux qui, dans l’action politique ou syndicale, ont fini par se rallier aux commodités offertes par Internet. Savoir s’en tenir aux informations utiles et synthétiques sans renoncer à l’accès libre et facile à l’information qu’autorise le Web suppose un pas en avant dans l’intelligence collective, donc une plus grande clarté d’idées, et notamment une plus grande conscience collective de la hiérarchie des informations. De toute évidence, un débat s’impose en milieu militant sur le sujet, qui n’a pas encore eu lieu, du moins sous une forme assez large et publique pour avoir un impact rapidement perceptible.
(10) Le débat sur ce sujet tel qu’il s’est engagé en France notamment pendant le mouvement des chômeurs m’a semblé pécher par manichéisme, opposant deux tensions contradictoires mais tout aussi légitimes : volonté d’élargir par tous les moyens l’impact de la lutte et volonté de conserver le contrôle de la production de l’information. Sans doute la solution passe-t-elle par des liens plus étroits et plus collectivement partagés avec les journalistes manifestant une sympathie pour les luttes sociales et susceptibles de servir de relais. Mais cela suppose que l’on sorte des raisonnements manichéens pour exploiter consciemment les contradictions internes au monde des médias, qui, n’en déplaise aux puristes de la contre-information, sont bien réelles. (La précarité croissante du travail dans le milieu du journalisme est notamment un facteur favorable, car, même si l’individualisme est inscrit dans les gènes de cette profession, le sentiment d’insécurité que génère la précarité est une des chose les plus spontanément intercatégorielles qui soient).
Annexe
« Malgrève » ?
Faire grève pour travailler plus ? L’idée est saugrenue. C’est pourtant la menace brandie par le chœur des employés (sauf un) du McDonald’s du carrefour Strasbourg-Saint-Denis à Paris, selon Le Parisien du 18 septembre 2002 : « « Dès que la loi [Fillon] le permettra, on fera une démarche auprès de notre direction pour qu’elle applique le contingent des 180 heures », explique Tino, délégué syndical. (...) « Mais s’il le faut on se mettra en grève », préviennent en chœur les salariés du McDonald’s, à l’exception d’un seul (...). » McDo, élu symbole de la « malbouffe », va-t-il le devenir de la « malgrève » ?
J.-P. V.