Quand meurent les insurrections
par Gilles Dauvé
Adel, 1998, 40 p.
Que se serait-il passé si les ouvriers de Russie, d’Allemagne et d’Italie, à la fin de la première guerre mondiale ou au début des années 20, ceux d’Espagne dans les années 30, avaient continué leur lutte de classe au lieu de se contenter d’une situation qui n’était rien d’autre qu’une adaptation aux circonstances données par le développement capitaliste du moment ? Voilà la question que Gilles Dauvé (qui utilise aussi le nom de plume de Jean Barrot) se pose dans sa petite brochure Quand meurent les insurrections. La réponse qu’il donne, pas explicitement, mais qui figure quand même à presque toutes les pages comme fil conducteur de son argumentation, est au fond que si l’on n’avait pas assisté à une vraie révolution, on n’avait pas assisté non plus à la faillite complète d’une révolution qui, spécialement en Espagne, avait à peine commencé.
Selon mon opinion, les événements historiques n’auraient pas été essentiellement différents de la manière réelle dont ils se sont développés. L’histoire sociale et politique est, soit directement soit indirectement, une conséquence des relations telles qu’elles découlent plus ou moins logiquement de la méthode de production et de la relation entre les classes. Donc, « si les insurrections ne meurent pas », on peut se demander ce que Dauvé, lui, s’imagine.
En lisant le texte de Dauvé, on constate immédiatement que son auteur pratique la généralisation. Partout il parle de la révolution comme telle sans en indiquer son caractère ; il traite de la révolution d’Octobre, des insurrections en Allemagne entre novembre 1918 et 1920 et en Italie sans prêter attention au niveau économique des pays en question ; sans se demander si la classe ouvrière de l’un de ces pays pouvait être comparée avec celle d’un autre pays. Bien sûr, çà et là on trouve une référence à l’infrastructure de la société, mais comprimée en quelques phrases seulement. L’analyse de Gilles Dauvé est en effet une analyse purement politique, une analyse, donc, qui néglige totalement le rapport dialectique entre le développement des méthodes de production et l’essentiel de n’importe quelle orientation politique. Même si son analyse recherche la véritable signification de telle ou telle orientation.
Et pourtant, malgré tous les défauts que venons de signaler, Quand meurent les insurrections est une contribution importante à une compréhension meilleure de certains points culminants de notre siècle. Dauvé, dans une sorte d’introduction, jette un coup d’œil global sur ce qu’il va développer sur les insurrections dans les pays concernés. Ce qui frappe alors est qu’il ne comprend pas un seul moment - trompé par ce qu’écrivent Marx et Engels dans la préface à l’édition russe du Manifeste communiste - que la révolution russe est une révolution bourgeoise. Par suite, il en parle comme d’une révolution manquée. Il juge de la même façon les « insurrections » de Berlin, de Bavière, de Hongrie et de la Ruhr. Et pourtant, dans cette partie de sa brochure, il fait des remarques très justes dès qu’il parle par exemple du vrai caractère de la social-démocratie allemande, dont le véritable caractère, réformiste (et bourgeois), ne lui a pas échappé. Pour l’Italie et pour la Hongrie, il fait des remarques semblables.
Le texte principal comporte trois parties : la première traite de la relation entre fascisme et grand capital, spécialement en Allemagne ; la deuxième concerne les insurrections en Italie et, ensuite, il parle de nouveau de l’Allemagne. Mais ce qui suit, soit plus de la moitié de son texte, parle des événements d’Espagne.
Dans toutes ces différentes parties, on trouve des passages qui montrent clairement que Dauvé ne se laisse pas tromper par les mythes et les illusions néfastes d’une bonne partie de la gauche. Ce sont ces passages qui donnent à son texte sa valeur. Il voit bien qu’une bonne partie des soi-disant révolutionnaires conçoivent « l’avenir comme une socialisation capitaliste sans capitalistes... » Et il continue en disant que « tout les prépare à accepter un Etat... voire à partir en guerre sous la direction d’un Etat capitaliste jugé mauvais contre un autre jugé pire. » A propos de l’Espagne, Dauvé écrit : « Dans l’Espagne de 1936, la révolution bourgeoise est faite », et il parle à plusieurs reprises « d’une force subversive... mettant en avant les couches les plus opprimées ... » et qui « n’a pu aller jusqu’au bout, prendre les choses à la racine ». Un peu plus loin, il constate que « les prolétaires espagnols ... demeuraient tributaires d’une pénétration plus quantitative que qualitative du capital dans la société... »
Ce que Dauvé voit très clairement, c’est la faiblesse des changements dans une région comme l’Aragón - exemple acclamé par les anarchistes - où il y avait une « disparition de la monnaie ». Une telle disparition « n’a de sens que si elle est plus que le remplacement d’un instrument de compte des valeurs par un autre... Les prolétaires espagnols ne voient pas dans l’argent l’expression, l’abstraction de rapports réels, mais un outil de mesure, un moyen comptable, réduisant ainsi le socialisme à une gestion différente des mêmes catégories et composants fondamentaux du capitalisme... » Dauvé ne sait que trop bien qu’« on ne détruira pas [l’économie des marchandises] en éliminant des signes, mais en faisant dépérir l’échange lui-même comme rapport social. » Il explique que « des collectivités agricoles [qui] se sont passé d’argent [sont] incapables d’étendre une production non mercantile au-delà de zones autonomes... [elles sont] tôt ou tard détruites de l’intérieur ou anéanties par les armes, soit fascistes, soit républicaines. » Et là il se réfère à l’intervention du stalinien Lister, dévastateur spécialisé de tout ce qu’une population paysanne avait réalisé.
Ce n’est pas pour rien que, au dos de la couverture de la brochure, on retrouve une citation du Manifeste de l’Union communiste publié à Barcelone en juin 1937 : « Pour battre Franco, il fallait d’abord battre Companys et Caballero. Pour vaincre le fascisme, il fallait d’abord écraser la bourgeoisie et ses alliés staliniens et socialistes. Il fallait détruire de fond en comble l’Etat capitaliste et instaurer un pouvoir ouvrier surgi des comités de base des travailleurs (...) L’unité antifasciste n’a été que la soumission à la bourgeoisie. »
Cette citation exprime précisément et très exactement la substance de cette brochure. La même précision se retrouve lorsqu’il parle du Front populaire français. Dauvé ne se laisse pas illusionner : la guerre civile entre 1936 et 1938 en Espagne n’est qu’un épisode du processus révolutionnaire qui avait commencé le 14 avril 1931 avec la chute de la monarchie et le départ du roi Alphonse XIII. En parlant de cet épisode, Dauvé évoque la révolution espagnole comme une révolution politique et il continue : « Au service de l’Etat, le "milicien" ouvrier mue inévitablement en "soldat". En Espagne, à partir de l’automne 1936, la révolution va fondre dans la guerre, et dans un type de combat typique des Etats : la guerre de front. »
Dauvé cite une déclaration de Durruti : « Nous n’avons qu’un seul but : écraser les fascistes », en y ajoutant ce commentaire : « Il a beau dire : "les milices ne défendrons jamais la bourgeoisie", elles ne l’attaquent pas non plus. » Dauvé sait bien qu’« accepter la guerre de front, à la mi-36, signifiait partir avec les armes contre Franco en laissant à l’arrière l’arme politique et sociale aux mains de la bourgeoisie... »
L’auteur distingue très bien les différentes phases de la révolution en Espagne. Pour lui comme pour d’autres auteurs, avec l’installation du gouvernement Caballero, le deuxième acte de la révolution espagnole commence et pour ceux qui sont au pouvoir à ce moment-là il n’a aucun mot bienveillant ; pour Companys, le chef du gouvernement catalan, non plus. Dans le cours de son récit, il montre clairement la vraie signification de la petite bourgeoisie et des partis soi-disant "socialistes" et "communistes" qui ne défendent que la soi-disant « démocratie » capitaliste. Mais, comme nous l’avons dit ci-dessus, toute son analyse n’est « que » politique !
Cela n’est pas trop clair lorsqu’il écrit : « Pas de révolution sans destruction de l’Etat, telle est la "leçon" espagnole. Pour autant, la révolution n’est pas bouleversement politique, mais mouvement social où destruction de l’Etat et élaboration de nouveaux modes de débat et de décision vont de pair avec la communisation. » Dauvé ici distingue un bouleversement politique de la destruction de l’Etat et l’élaboration de nouveaux modes de communication. Pour lui, c’est la destruction de l’Etat qui est déterminante et non la destruction du mode de production existant. Et on ne peut que conclure que, pour lui, c’est l’Etat qui conditionne le mode de production, alors que c’est l’inverse.
Il est bien possible que Dauvé n’ait pas voulu trop entrer dans les détails. Quand même il est bien dommage qu’il ne se réfère pas à toute une série de publications de la gauche non bolchevique et plus radicale - par exemple des publications de Camille Berneri (Guerre de classes en Espagne, Paris 1938, rééd. Spartacus 1993), Henri Chazé (Chronique de la révolution espagnole, Spartacus, 1979) (1).
En dressant son bilan, Dauvé a particulièrement raison lorsqu’il parle du « taylorisme de Lénine » et de « la justification du travail militarisé par Trotsky », mais en reprochant tout ça aux bolcheviks, il sous-entend en même temps la « gauche communiste » en parlant de la gauche germano-hollandaise et de leurs fautes, lesquelles furent de la première heure et qu’ils ont rapidement abjurées. Mais il a parfaitement raison sur le point que les dirigeants bolcheviks se comportaient comme des gestionnaires du capitalisme, bien qu’il évoque le drame de la révolution d’Octobre qui n’a pas transformé la société.
En réalité, s’il est incontestable que les bolcheviks se montraient des gestionnaires du capitalisme, ce n’était rien d’autre que la fin logique d’une révolution bourgeoise. A la fin de la brochure, dans une sorte de bilan final, Dauvé cite une phrase de L’Idéologie allemande. Ce texte a été écrit par Marx et Engels dans leur jeunesse et critique l’école philosophique des « Jeunes Hégéliens » qui dominait en Allemagne en ce temps-là. Dans sa première partie, Marx règle ses comptes avec le philosophe Ludwig Feuerbach, qui avait impressionné Karl Marx mais qui défendait un matérialisme qui n’était pas du tout le matérialisme historique de l’auteur du Manifeste communiste. Marx explique sa propre opinion et il explique, par une comparaison avec la philosophie allemande de ce temps-là, une philosophie qui, ça va de soi, est caractérisée par la philosophie de Hegel autant que par le matérialisme de Feuerbach et qui est dominée aussi par un certain nombre de leurs adeptes.
La citation extraite par Dauvé est la suivante : « (...) Dans toutes les révolutions passées, le mode d’activité est constamment resté intact et il ne s’est agi que d’une autre distribution de cette activité et d’une nouvelle répartition du travail entre d’autres personnes ; tandis que la révolution communiste est dirigée contre le mode d’activité tel qu’il a existé jusqu’ici et supprime le travail et la domination de toutes les classes, en supprimant les classes elles-mêmes, parce qu’elle est exécutée par la classe qui n’est plus, dans la société, considérée comme une classe et est déjà l’expression de la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc. à l’intérieur de la société elle-même (...). »
A part cela, et à part les faiblesses relatives de son analyse uniquement politique, la brochure Quand meurent les insurrections est un texte qui peut prendre place parmi le grand nombre des publications qui ont paru sur l’Espagne des années 30, entre autres celles écrites par des anarchistes ou des représentants du POUM (Partido Obrero de Unificación Marxista). Car nous le répétons : elle concerne essentiellement l’Espagne.
C. B.
(1) Ajoutons pour références Enseignements de la révolution espagnole, de Vernon Richards (Acratie, 1997,110 F), la biographie de Durruti par Abel Paz (Durruti, le peuple en armes, 1972, rééd. Quai Voltaire, 1993, épuisée), que Dauvé cite en notes page 40, et Burnett Bolloten, La Révolution espagnole, la gauche et la lutte pour le pouvoir (The Grand Camouflage), Ruedo iberico, 1978, 90 F. (Note d’Echanges.)