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Pechiney, une grève qui n’aurait jamais dû arriver

jeudi 13 mai 2004

A la fonderie Aluminium Dunkerque, usine modèle ultramoderne construite avec le dernier cri de la technique, tant dans les machines que dans les méthodes de gestion de la force de travail, tout était, paraît-il, prévu pour éliminer tout conflit...

Article paru dans Echanges n° 79 (premier semestre 1995).

Le mercredi 25 octobre 1994, une grève éclate à Aluminium Dunkerque. Un comité intersyndical avait organisé un débrayage de deux heures dans le cadre d’une de ces sempiternelles journées d’action dans la chimie. Il paraît, aussi, que suite à une augmentation de salaire de 50 F mensuels au 1er septembre, Force Ouvrière, un des principaux syndicats de l’entreprise, avait averti la direction d’un mécontentement parmi les travailleurs de l’usine. Quelles qu’aient été les intentions de l’intersyndicale, il est certain que la quasi totalité des 407 « opérateurs » étaient en grève illimitée ce même jour pour une augmentation mensuelle de 1 000F (leur salaire moyen mensuel oscille entre 8 000 et 9 000 F.)

La grève fait du bruit. Une poussière de grèves locales, soit contre les restructurations soit pour des salaires, ne trouvent guère place dans les médias qui, à ce moment, cherchent toujours, à la remorque du patronat et des sphères politiques, à accréditer l’idéologie dominante du dépérissement des conflits de classe. Mais dans cette usine modèle ultramoderne construite avec le dernier cri de la technique dans les investissements en capital fixe – les machines – et dans les méthodes de gestion du capital variable - la force de travail œuvrant dans cette fonderie d’aluminium mise en service il y a trois ans –, tout était, paraît-il, prévu pour éliminer tout conflit. De plus, Pechiney, la multinationale patron de l’usine, perd de l’argent dans l’aluminium depuis des années à cause de la concurrence des pays de l’Est, notamment de l’ex-URSS, ce qui devrait, paraît-il, inciter les travailleurs à tempérer leurs revendications.

« L’usine où il ne manquerait pas grand’chose pour que tout le monde soit content »

« Plus on avance dans le temps, plus on ressent que c’est une usine comme les autres »

(déclarations d’ouvriers lors de la grève)

Bien avant la mise en route de l’usine, Pechiney a sélectionné ses 400 « opérateurs » parmi 2 500 candidats à l’issue d’un stage de qualification de dix mois. Les ouvriers ne sont plus affectés à un poste mais assument des « missions » ou « rôles » regroupant diverses compétences. Pour son « évolution professionnelle » et salariale, « l’opérateur » doit « prouver ses capacités » à travers un « dossier individuel de progression de compétence ». Ils sont « autogestionnaires » de leur rendement, un rendement déterminé en dehors d’eux par le centre de décision de la direction.

Il faut s’arrêter sur les parrains de cette vitrine sociale supposée être le modèle de rapports d’exploitation non conflictuels. Il s’agit de Jean Gandois et Martine Aubry. Lors de la mise en place de ce néocapitalisme, le président de Pechiney est Jean Gandois, actuellement président du CNPF, qui vient juste de lancer la concertation dans l’unité syndicale et d’avancer la formule de flexibilité des salaires (augmentation en cas de profits, baisse en cas de pertes). A ce même moment, la directrice adjointe des affaires sociales de Pechiney est Martine Aubry, fille de Jacques Delors et étoile montante du Parti socialiste, et qui deviendra pour un temps ministre du travail.

Ces modernistes de l’exploitation ont trouvé que pour gommer l’extorsion de la plus value, il suffisait de lui donner de nouveaux habits. Aluminium Dunkerque n’a plus que trois échelons de grades, plus d’ouvriers mais des « opérateurs », plus de cadres mais des « conseillers techniques » ; elle a toujours, en revanche, des directeurs, qui condescendent aux familiarités avec les exécutants.

On doit se tutoyer et, lors du lancement de l’usine, le directeur n’hésitait pas à inviter par petits groupes les derniers embauchés dans des restaurants renommés. Celui qui le croise dans l’usine s’entend interpeller par son prénom et demander des nouvelles de sa famille.

« D’accord on se gère, mais on ne gère pas. »

« Ici, c’est comme si les dés avaient été pipés dès le début... On a fini par tout accepter, par oublier qu’une direction a sa logique de productivité et nous la nôtre, celle du travail et des salaires. »

(déclarations d’ouvriers lors de la grève)

Le complément de ces nouveaux habits de l’exploitation, c’est la polyvalence absolue jusqu’à un certain niveau de décisions relatives à l’exécution, mais pas jusqu’au niveau des décisions d’orientation. Les 407 « opérateurs » sont répartis en 50 équipes (l’usine tourne en continu nuit et jour sept jours sur sept, ce qui implique des équipes de 6 jours et 4 jours de repos, à toute heure du jour ou de la nuit et tout jour de la semaine). Dans chaque équipe, toutes les responsabilités sont partagées à tour de rôle, y compris celle de « responsable », par rotation pour une durée de deux mois, pour une tâche qui s’étend de la production à la livraison des commandes.

« Nous ne décidons pas du niveau de production, ni des investissements... Au début, à l’équipe B de l’électrolyse, on a joué le jeu. On a essayé de bousculer la hiérarchie en faisant des comptes rendus de réunion mensuelle très complets où l’on réclamait par exemple du personnel supplémentaire. On s’est fait taper dessus... Ce n’était pas notre rôle. Ils nous ont remis à notre place... »

(un ouvrier)

Le slogan est « autonomie et responsabilité » ; la morale d’équipe est définie par quatre lettres : SPQR – sécurité (pourtant l’usine modèle est avant-dernière des usines Pechiney dans le classement par taux d’accidents), productivité (30% plus performante que tous les autres producteurs d’aluminium), qualité et respect de l’environnement.

« Dans la réalité, on s’aperçoit que cette politique permet d’augmenter toujours plus la pression sur les ouvriers en leur demandant toujours plus »

(déclaration d’un délégué).

Au cours de la grève, on apprendra que l’horaire de base de 219 jours dans l’année n’est jamais respecté et qu’en moyenne, les « opérateurs » travaillent 230 jours et que Pechiney ne paie les heures supplémentaires qu’en traînant les pieds après maintes réclamations (certains ouvriers auraient ainsi touché 20 000 F d’arriérés d’heures)Que penser d’une telle atmosphère de grève ?

Il est difficile de dire comment le mouvement fut organisée. Sa cohésion du début jusqu’à la fin ne s’est jamais démentie : la grève est reconduite chaque jour entre l’équipe sortante et celle qui lui succède. Parce que, caractéristique de la grève, l’usine continue de tourner au ralenti ; l’arrêt total entraînerait une détérioration irrémédiable des fours. Les équipes produisent seulement un aluminium de basse qualité, qui sera recyclé à la fin de la grève. Seul signe évident de la grève : des piquets aux portes de l’usine qui en interdisent l’entrée aux cadres « conseillers techniques », à tout mouvement de matériel mais laissent circuler les membres de la direction comme ils le veulent. Impossible de dire quelle a été la part de l’intersyndicale dans le démarrage de la grève, dans son organisation, dans les votes sur des propositions patronales. Le seul élément clair est la calme détermination des grévistes. La grève ne s’étendra à aucune des nombreuses autres usines du groupe Pechiney en France.

Une proposition de 105 F mensuels est rejetée, puis une autre de 315 F le 2 novembre, et la grève est reconduite. Une « médiation » par le directeur départemental du travail et l’inspecteur du travail et une réunion à Paris (loin de l’usine), Le 4 novembre, la menace de poursuites pour faire « libérer » l’usine, aboutissent à de nouvelles propositions de 600 F en moyenne d’augmentation mensuels (450 F plus des primes). Après treize jours de grève, la reprise est votée le dimanche 6 novembre et est effective le 7.

Peu de détails sur ce vote, mais on ne parlera pas d’oppositions et de « fin de grève difficile », comme nous le verrons pour Alsthom. Partie des jours de grève seront payés à la mesure des travaux effectués au cours de la grève ; réduction du temps de travail de deux à quatre jours par an, modalités de formation, paiement des heures supplémentaires complètent le tableau de la reprise qui, pour l’essentiel, reste axé sur l’augmentation des salaires qui représente 5 à 6 % .

« Les relations humaines portent la marque d’une convivialité certaine qui ne s’est pas démentie au moment de la grève entre grévistes et direction, entre grévistes et non grévistes.

(Humanité Dimanche)

Nous verrons plus loin quel impact ce conflit – et son relatif succès – peut avoir eu, par-delà les rodomontades médiatiques, sur les luttes qui vont se dérouler en France et notamment sur la grève Alsthom de Belfort.

Le point essentiel de ce conflit reste que, quel que soit l’habillage des relations de travail et les techniques modernes de gestion de la marchandise force de travail, les travailleurs restent des travailleurs, c’est-à-dire des exploités, et que tôt ou tard les voiles qu’on a prétendu mettre sur cette réalité se déchirent. Les « opérateurs » Pechiney, bien conscients de la valeur de leur travail (leur formation spéciale et leur « responsabilité de gestion » sont là pour le leur rappeler quotidiennement), veulent être payés à la mesure des apologies et des louanges qu’on leur prodigue. Ils ont beau être incités à se montrer « familiers » avec les chefs et dirigeants et avoir à supporter leur familiarité, ils n’en restent pas moins des ouvriers qui, lorsque leur intérêt est en cause, agissent en ouvriers et recourent à leur seule arme, la grève.

« On se dit tu mais les problèmes sont les mêmes »

(un ouvrier de Pechiney)

On peut penser aussi que malgré le réseau étroit de contrôle qui les enserre sous prétexte d’association à la gestion, cette lutte pour leur intérêt se déroule aussi dans le quotidien, mais cela ne s’exprime que dans l’unanimité et la cohésion de la grève qui n’est, sans aucun doute, que le reflet d’une même attitude dans le travail.

Annexe

Aluminium Dunkerque, une usine du XXIe siècle

620 salariés dont 407 ouvriers et 60 intérimaires (on n’en parle nulle part), le reste cadres et direction.

L’usine fournit la moitié de la production française d’aluminium, 250 000 tonnes (2 000 ouvriers il y a quarante ans).

80% de la production va dans l’automobile et les boîtes alimentaires. Pechiney est le premier groupe européen de production d’aluminium. En 1992 , la production était de 400 tonnes par agent , presque le double de pas mal d’usines similaires.

• L’usine automobile de SAAB à Malmoe, sur la côte ouest de la Suède, fut conçue il y a quelques années pour fonctionner avec les mêmes principes qu’à Pechiney et dans le même but – surmonter l’impasse dans la productivité –. On peut voir des photos de l’usine avec des ouvriers au premier plan assis autour de tables et les machines à l’arrière-plan, dans un grand hall décoré de palmiers ; le but était d’accroître la « satisfaction au travail » afin de répondre aux problèmes de recrutement dans l’industrie automobile. L’usine est fermée aujourd’hui ; elle n’a pas résisté aux impératifs de la compétition internationale et aux résistances ouvrières, passée la période euphorisante de démarrage.

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