Le caniveau
Comme vous le savez sans doute, le site des Halles de Rungis est, depuis plusieurs semaines, l’objet de barrages filtrants au niveau de la porte d’accès principale, la porte de Thias. Prenant mon courage à deux mains, bravant la pluie et le vent, je me suis donc levé à 4 heures du matin, j’ai pris le métro, puis le bus, et, après plus de 1 heure de voyage déprimant dans les zones industrielles du sud de Paris, je me suis donc retrouvé face aux quelques dizaines de Gilets jaunes qui filtrent l’entrée, histoire de prendre la température dudit « blocage » par moi-même.
J’avais déjà quelques soupçons, vu les interviews réalisés, sur la teneur et l’objectif de ces brillantes « actions directes » (dixit « Paris lutte info »). Mais j’avoue, en toute modestie, que l’ambiance a dépassé toutes mes espérances. Je ne suis retrouvé face à des bandes de vulgaires bourrins nationalistes, des deux sexes, dont l’un d’entre eux était antillais et fort accepté puisqu’il « était français lui aussi » : « On n’est pas raciste », m’affirma ainsi fièrement la cheftaine du groupe, qui ressemblait à Madame Bidochon en plus jeune (Cf. l’excellente BD de Binet des années 1980). Ils étaient là, à leurs dires, « pour sauver les paysans et les commerçants français » de la « concurrence déloyale » « organisée par l’Europe des banques représentée par Macron ». Après quelques tentatives d’approches balourdes et quelques tentatives de me faire passer le célèbre uniforme jaune, ce que je refusait avec beaucoup de courtoisie (par peur de me faire peut-être casser la gueule), je posais de façon innocente la question : « De quelle banque Macron est-il le représentant ? ». Ce a quoi il me fut répondu par la cheftaine, avec force clins d’œil de ses acolytes : « Ben, la banque Rothschild, bien sûr ». J’étais donc fixé sur la nature éminemment révolutionnaire de leur opposition au capital financier qui, c’est bien connu, est entre les mains des rabbins depuis des temps immémoriaux.
Histoire d’élargir quelque peu le champ de cette communication qui commençait si bien, j’évoquais timidement le rôle du brillant second de Macron, le dénommé Philippe qui, lui, ne vient pas de la banque mais du nucléaire, Areva en l’occurrence. Ce à quoi la cheftaine répondit qu’elle s’en foutait et que d’ailleurs elle était partisane du nucléaire français et hostile à tous « ces écologistes bobos parisiens qui veulent nous priver d’électricité ». Position si typiquement populaire partagée aussi par ses groupies.
Je commençais à me sentir quelque peu seul et tentais de conclure, avant de déguerpir, sur les modes « d’action directe » si intéressants dont on m’avait rabattu les oreilles du côté de « Paris lutte info ». La aussi, je ne fus pas déçu : ces remarquables saboteurs du « commerce européen » avaient commencé par filtrer d’abord exclusivement les camions étrangers 30 minutes, puis très récemment, par soucis de justice sans doute, les camions français 15 minutes et les camions étrangers 45 minutes. Ils ne leur étaient même pas venu à l’esprit que, accord européen oblige, des camions français peuvent transporter des marchandises étrangères et vice versa. La veille de mon passage, leur dernier exploit avait donc consisté à retarder presque trois heures l’un des camions espagnols, en menaçant le conducteur, qui transportait d’Oleron à Rungis des huîtres de la presque île, mollusques tricolores s’il en fut. Ce qui amena le grossiste de Rungis à les balancer à la poubelle. Sans commentaire.
Joyeux Noël !
24/12/2018
André Dréan