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Éditorial :
Les luttes : de la coexistence à la coextension ?

lundi 26 novembre 2018

Vous l’avons affirmé dès la première période de Temps cri­ti­ques (1990-1998), la référence à un « sujet his­to­ri­que », qu’il soit nation ou classe, pour sortir du capi­ta­lisme n’a plus de portée poli­ti­que aujourd’hui. L’échec des mou­ve­ments mon­diaux d’insu­bor­di­na­tion et de refus du monde du capi­tal et de l’État qui se sont mani­festés dans la décennie 1965-1975 sur qua­si­ment toute la planète, a rendu impos­si­ble une nou­velle mise en conti­nuité avec les révolu­tions prolétarien­nes antérieu­res. Le fil rouge du mou­ve­ment ouvrier révolu­tion­naire est irrémédia­ble­ment rompu. Certes, les formes de lutte qui émer­gent à partir des années 1980, « les nou­veaux mou­ve­ments sociaux » des socio­lo­gues, ont tenté de main­te­nir ce fil his­to­ri­que (la grève des che­mi­nots et des infirmières en 1986, avec leurs coor­di­na­tions). En vain.

Ce qui a dès lors triomphé ce n’est pas l’uni­ver­sa­lisme d’un bou­le­ver­se­ment « à titre humain » comme l’écri­vait Marx dans ses écrits des années 1848, mais ce furent les mul­ti­ples par­ti­cu­la­ris­mes. Des par­ti­cu­la­ris­mes qui, sous cou­vert de défense des mino­rités opprimées ou de luttes contre telle ou telle « dis­cri­mi­na­tion », ont, de facto, contribué à dévelop­per la puis­sante com­bi­na­toire du capi­tal. Mais dira-t-on, s’il n’y a plus de sujet his­to­ri­que pour guider l’action col­lec­tive sur quoi la faire repo­ser aujourd’hui ? Certains mili­tants et acti­vis­tes qui ne se réfèrent plus à la classe, répon­dent : sur les com­mu­nautés de lutte.

Cependant, des exem­ples aussi variés que les suites de la Place Tahrir au Caire ou les déchi­re­ments à Notre-Dame-des-Landes après l’annu­la­tion du projet d’aéroport, ne pous­sent pas à l’opti­misme. Il ne s’agit pas de privilégier les anciens mou­ve­ments par rap­port aux nou­veaux, car il faut reconnaître que dans les deux cas se pose le problème de la nature des mou­ve­ments, de leurs objec­tifs et de la trans­cen­dance poten­tielle qu’ils contien­nent pour un deve­nir révolu­tion­naire.

Dans les mou­ve­ments prolétariens et par exem­ple dans des grèves dures, les objec­tifs immédiats, même très limités, cons­ti­tuaient la base de l’unité quitte à ce qu’ils débou­chent sur un dépas­se­ment révolu­tion­naire (de la grève par­tielle à la grève générale ; de la grève générale à la grève insur­rec­tion­nelle). La trans­cen­dance du mou­ve­ment se situait, en partie, à l’extérieur du mou­ve­ment, dans son exten­sion géogra­phi­que, dans l’appro­fon­dis­se­ment qui décou­lait du pro­ces­sus de la lutte contre les patrons et l’État. Cela ne lais­sait pas trop de place à des illu­sions, car très rapi­de­ment on s’aper­ce­vait que ça fonc­tion­nait ou pas. Il pou­vait certes y avoir par­fois conflit entre la maîtrise/ contrôle d’un mou­ve­ment par­ti­cu­lier qui s’auto-orga­ni­sait avec un mou­ve­ment plus général qui sem­blait échap­per aux pro­ta­go­nis­tes parce que géré d’en haut et bureau­cra­ti­que­ment, mais il y avait tou­jours la nécessité de main­te­nir le lien entre moyen et fin. L’auto-orga­ni­sa­tion ne pou­vait donc sortir de son rôle de moyen et deve­nir une fin en elle-même. L’orga­ni­sa­tion fai­sait partie de la lutte contre l’ennemi de classe. Or dans les nou­veaux mou­ve­ments, comme ceux qui sont centrés sur les ter­ri­toi­res, les objec­tifs de départ sont précis (lutter contre un projet) et le supplément d’âme (révolu­tion­naire ou éthique) n’est pas donné par la référence à un moyen mythifié ou à une forme d’orga­ni­sa­tion, mais par la référence à ce qui serait une uni­ver­sa­lité dépas­sant la par­ti­cu­la­rité de la lutte, à savoir, le refus de « ce monde » ou l’alter­na­tive. Mais pour rendre concrète cette uni­ver­sa­lité, une frac­tion des pro­ta­go­nis­tes retourne la trans­cen­dance abs­traite du « ennemi de ce monde » en de nou­vel­les formes de vie qui vont être expérimentées sur le ter­rain dans des com­mu­nautés de lutte. C’est alors comme si la trans­cen­dance était tout entière conte­nue dans le mou­ve­ment du fait de ces expérimen­ta­tions de nou­vel­les formes alter­na­ti­ves. Dans un pre­mier temps cela ren­force le mou­ve­ment parce qu’il s’uni­ver­sa­lise en dépas­sant le par­ti­cu­lier de la reven­di­ca­tion de départ (cf. le « ni ici ni ailleurs » qui s’expri­mait dans le mou­ve­ment de lutte à nddl afin de bien mar­quer le fait qu’il ne s’agis­sait pas d’une reven­di­ca­tion loca­liste et par­ti­cu­la­riste), mais le « sujet col­lec­tif » qui se forme là est par­ti­culièrement ins­ta­ble du fait qu’il se cons­ti­tue arti­fi­ciel­le­ment même s’il prospère sur une base matérielle, ici celle d’un aménage­ment/qua­drillage du ter­ri­toire. Dit autre­ment, il existe au moins autant si ce n’est plus par les différentes gref­fes qui vien­nent pren­dre sur le mou­ve­ment d’ori­gine d’oppo­si­tion à ce projet. Or, à notre connais­sance, il n’y a que dans le mou­ve­ment No-Tav du val de Suze (et plus ancien­ne­ment dans l’expérience du Larzac) que cette greffe a vérita­ble­ment pris parce que le corps d’ori­gine du mou­ve­ment était, à son com­men­ce­ment, plus fort que les gref­fes qui s’en sont sui­vies. Dans les autres cas, les « nou­vel­les formes de vie » mon­trent leur caractère éphémère et il nous semble très risqué d’y voir une nou­velle forme d’expérience se dif­fu­sant par capil­la­rité.

Une fois relevée cette limite, la ques­tion qui se pose, à tous ceux qui ne veu­lent pas sim­ple­ment culti­ver leur jardin, est de savoir si un mou­ve­ment de lutte peut exis­ter sans sujet col­lec­tif, c’est-à-dire fina­le­ment comme mou­ve­ment aveu­gle qui se pas­se­rait d’une cons­cience claire de ce contre quoi et qui il lutte ?

Il nous semble abusif de réduire un mou­ve­ment à son devenu. C’est vala­ble aussi bien pour la Commune, pour la révolu­tion russe que pour des mou­ve­ments de plus faible ampleur (Mai-68 réduit à son deve­nir soixante-hui­tard !) et il n’est pas tou­jours facile de cerner ce qui, dans un mou­ve­ment, au-delà de ses limi­tes, témoigne en acte du fait que ce sont les hommes qui font l’his­toire. Le chan­ge­ment de posi­tion de Marx par rap­port à la Commune nous four­nit un exem­ple pro­bant de ce qu’une lutte ou un événement impor­tant pro­duit de désarroi et de dis­conti­nuité au sein de la théorie la plus solide ou qui se veut telle. Il en est de même pour un mou­ve­ment aussi limité que celui des « Gilets jaunes » aujourd’hui. Un exem­ple tout récent de cette absence de sujet col­lec­tif au sein d’un mou­ve­ment col­lec­tif dont on ne jugera pas ici et main­te­nant le contenu et le sens.

Comment se présen­tent aujourd’hui les mou­ve­ments de lutte dans l’espace et dans le temps ? On peut tenter d’en repérer trois types :

1 – Des mou­ve­ments situés, avec un ancrage local et dans une période limitée. Les soulèvements des Places dans divers pays ces dernières années, sont emblémati­ques de ce type de mou­ve­ments situés. Ils mani­fes­tent à la fois une oppo­si­tion à l’ordre domi­nant dans le pays concerné et une aspi­ra­tion à des chan­ge­ments ou à des réformes plus ou moins pro­fon­des. Mais cette aspi­ra­tion garde l’État démo-républi­cain comme hori­zon poli­ti­que, même si ces mou­ve­ments n’ont pas forcément pour pre­mier but la négocia­tion. Leur mode d’orga­ni­sa­tion de la lutte, pour­tant sou­vent assembléiste, reste dépen­dant de la forme-parti dans la mesure où, in fine, il ne contri­bue pas à une alter­na­tive au pro­ces­sus ins­ti­tu­tion­nel des élec­tions représen­ta­ti­ves qui s’impose en der­nier res­sort (cf. Syriza en Grèce et Podemos en Espagne).

2 – Des mou­ve­ments sociaux plus tra­di­tion­nels davan­tage liés au sala­riat. S’ils ne sont pas tota­le­ment bordurés ou contrôlés par les syn­di­cats ils res­tent tou­te­fois tra­di­tion­nels, car leur dyna­mi­que clas­siste étant épuisée, ils sont poli­ti­que­ment sta­tion­nai­res, sans élar­gis­se­ment pos­si­ble. Ce fut par exem­ple le cas des oppo­si­tions à la loi-tra­vail El Khomri. Toutefois, ce der­nier mou­ve­ment, au-delà de ses limi­tes, a donné une impres­sion de force, sur­tout dans ses mani­fes­ta­tions de rue, quand ses cortèges de tête ne s’auto­no­mi­saient pas dans une black-blo­cki­sa­tion, mais, en gros­sis­sant, expri­maient une ten­sion pal­pa­ble vers autre chose, mais qui n’a pas trouvé de débouché, parce que, comme en mai 1968, tout ne se joue pas dans la rue et que là encore les salariés, dans leurs entre­pri­ses, n’ont pas suivi. Paradoxe d’une sorte de mou­ve­ment de grève sans grèves ni blo­cage. Le mou­ve­ment des che­mi­nots de l’hiver 2018 n’atteint même pas cette inten­sité, car si la grève a été dure elle n’a pas dépassé la défense du statut et s’est enfoncée dans l’iso­le­ment de ces grèves ouvrières qui, en dehors de leur ancien contenu de classe, ont perdu toute légiti­mité, aussi bien du côté du pou­voir que pour les autres salariés, chômeurs ou laissés pour compte parce que les acquis sociaux par­ti­cu­la­risés dans un corps de métier (le « statut spécial ») n’appa­rais­sent plus au mieux que comme une sur­vi­vance, au pire comme un privilège.

3 – Des mou­ve­ments à caractère fédératif, auto-orga­nisés et ne dépen­dant pas d’ins­tan­ces natio­na­les cen­tra­lisées. Leur mobi­li­sa­tion se fait hori­zon­ta­le­ment à tra­vers les réseaux sociaux. Les partis poli­ti­ques, les syn­di­cats et les médias sont contre leur exten­sion. Notre-Dame-des-Landes en a fourni un exem­ple assez contrasté puisqu’il n’avait pas coupé les ponts avec cer­tai­nes auto­rités régio­na­les, mais dévelop­pait par ailleurs une large auto­no­mie de mou­ve­ment.

Il semble que l’actuel mou­ve­ment dit des « Gilets jaunes » cor­res­ponde à un type de mou­ve­ment qu’on pour­rait définir comme un soulèvement du peuple fédéré. On pour­rait rai­son­na­ble­ment y voir des ana­lo­gies avec le soulèvement des Fédérés pen­dant la Révolu­tion française.

 

Aujourd’hui ces trois types de mou­ve­ments coexis­tent. Chacun cher­che à s’affir­mer d’abord dans sa tra­jec­toire spécifi­que, dans une forme en soi de grou­pe­ment, dans une cons­cience séparée. Dès lors, com­ment trou­ver la voie depuis la coexis­tence vers la coex­ten­sion ? Car c’est là une des condi­tions poli­ti­ques pour que soit sus­cep­ti­ble d’être entrevu un hori­zon des événements1 vers la com­mu­nauté humaine.

 

Notes

1 – Terme de cos­mo­lo­gie qui désigne l’espace-temps où des rayons de lumière ne tom­bent pas dans le trou noir, mais n’échap­pent pas non plus à sa force gra­vi­ta­tion­nelle. Autrement dit, si nous tra­dui­sons cette expres­sion métapho­ri­que proposée ici, cela signi­fie que cette hypothétique coex­ten­sion des luttes engen­dre­rait un événement his­to­ri­que pro­fond et massif qui ne condui­rait ni au chaos ni à la fin de l’his­toire.

 

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