Qu’est-ce que la classe ouvrière ?
2. Une histoire de la lutte
5-1. Le travail comme un jeu, ou rendre le travail humain (I)
5-2. Le travail comme un jeu, ou rendre le travail humain (fin)
Le travailleur en guerre contre lui-même
7-1. Les guerres au sein de la classe ouvrière. La guerre des sexes
7-2 : Les guerres au sein de la classe ouvrière. La guerre raciale. La guerre contre la bureaucratie
Depuis les tout débuts de la formation d’une classe de travailleurs salariés coïncidant avec l’émergence d’une société capitaliste, sont apparues certaines caractéristiques de l’histoire de la classe ouvrière. Une de ces caractéristiques fut le conflit. A aucune étape du développement de la classe ouvrière dans la société moderne, la vie des travailleurs ne fut pacifique et ordonnée. La lutte de classe semble être un attribut inhérent à la classe. Une autre caractéristique est que les luttes de classe, commençant toujours avec des problèmes spécifiques au lieu de travail, vont souvent au-delà des préoccupations étroites des travailleurs et contribuent à des changements fondamentaux qui affectent la société dans son ensemble.
La classe ouvrière est apparue d’abord dans le nord de l’Italie et aux Pays-Bas, dans le textile préindustriel et les industries qui s’y rattachaient. Aux Pays-Bas, la classe ouvrière atteignit les premières sociétés démocratiques dans le cadre du capitalisme. Dans son étude sur l’émergence de la démocratie aux Pays-Bas, Henri Pirenne décrit une succession de révoltes et de soulèvements. Une des premières de ces révoltes était une réponse à la conquête française. Nous citons longuement la belle langue du grand historien belge :
« ... Partout, on court aux armes et partout, à la tête des révoltés, les ouvriers de la laine, plus pauvres, plus méprisés, plus ulcérés que les autres, mais aussi plus nombreux et plus hardis, se signalent par leur violence et leur audace. A Bruges, un obscur tisserand, Pierre de Coninc, se met à leur tête, et son éloquence enflammée les porte aux résolutions suprêmes. Le 17 mai 1302, ils assaillent, à la faveur de la nuit, les soldats de Châtillon, qui viennent d’arriver dans la ville pour y rétablir l’ordre. (...)
» Ce coup d’audace (...) changeait brusquement la situation. Dans toutes les villes, le “commun” guidé par les tisserands et les foulons renverse les magistrats, s’organise, se donne des capitaines et institue à la hâte des gouvernements révolutionnaires. Les prolétaires de la grande industrie se trouvent, par un subit renversement des choses, appelés à exercer le pouvoir dont ils ont si longtemps été les victimes. (...)
» Durant toutes ces péripéties, le régime démocratique établi révolutionnairement dans les villes en 1302 avait subi de profondes modifications. (...)
» Mais ce système ne devait pas mettre fin à la période des troubles civils. Si les petits métiers et les marchands l’acceptèrent, ceux-là avec enthousiasme, ceux-ci avec résignation, les travailleurs salariés n’y trouvèrent point la réalisation de leurs désirs. Ils avaient espéré de la révolution démocratique un changement complet et radical de leur situation. Ils n’avaient pris les armes et combattu au premier rang que pour s’affranchir du joug de leurs employeurs, que pour arriver à l’indépendance économique, que pour sortir de la condition précaire où les réduisait leur profession. Bon nombre d’entre eux s’abandonnaient à des rêves confus d’égalité sociale (...)où leur apparaissait l’irréalisable idéal de la justice absolue et de la fraternité de tous les hommes. (...)
» A Bruges, à Ardenburg éclatent de sanglantes émeutes. A Gand, en 1311 et en 1319, les tisserands se soulèvent et la sinistre série des bannissements et des exécutions recommence. (...) On peut dire que durant le xive siècle, les ouvriers de la laine ont vécu dans un état de mécontentement continuel. A toute occasion, ils prennent les armes et ne les déposent que quand, affamés par un blocus ou décimés par un massacre, ils se voient forcés de céder. (...)
» Lors de la grande révolte de 1326,les tisserands de Bruges dirigent les événements, improvisent, en s’appuyant sur les paysans de la région maritime, un gouvernement révolutionnaire, confisquent les biens des riches, s’emparent du comte et ne se soumettent enfin qu’après l’épouvantable défaite que le roi de France vient leur infliger lui-même à Cassel (1328) (20). »
Nous ne voulons pas faire un résumé de l’histoire de la classe ouvrière. Notre propos est plutôt d’illustrer avec des exemples spécifiques les caractères fondamentaux de la classe ouvrière, les différentes sortes de résistance, le rapport de la classe ouvrière avec le capital et avec le gouvernement et l’impact que l’activité de la classe a eu sur le développement de la société capitaliste.
La société capitaliste ne fut pas à son origine et n’est pas aujourd’hui un système social basé sur le « laissez faire »*. Le premier cadre idéologique de la relation du gouvernement à la société fut le mercantilisme. Dans ce contexte, le gouvernement entreprit de contrôler la classe ouvrière. Les premières années du capitalisme en Grande-Bretagne virent les politiques gouvernementales visant à contraindre paysans et serfs à quitter la terre et à créer un prolétariat sans terre (et très souvent sans emploi). Aux xve et xvie siècles, conséquence de ce vaste changement social, la mendicité, le vagabondage, la criminalité prirent une grande extension. Le gouvernement traita cetteclasse ouvrière nouvellement créée comme un tas de délinquants volontaires et appliqua les punitions les plus brutales pour le crime d’être sans emploi, depuis la marque au fer rouge jusqu’au fouet et à l’exécution (21). Une même réalitépouvait être constatée en France dans les premières années du capitalisme.
Ces exemples sont une première illustration de deux aspects constants de la relation des travailleurs avec la société officielle. L’un est que la loi a été utilisée massivement pour contrôler et limiter l’activité de la classe ouvrière. La « common law » britannique et plus tard la loi américaine considéraient toute tentative des travailleurs de s’organiser et de présenter des revendications à leurs employeurs comme des conspirations criminelles. Les salaires furent réglementés dès les premières années du capitalisme - mais le gouvernement fixait des maxima, pas des minima. Quand, suite à l’activité ouvrière, le droit légal de s’organiser fut établi (par le Wagner Labor Relations Act de 1935 aux Etats-Unis), il fut élaboré de telle façon que l’activité de la classe ouvrière devint subordonnée à la supervision du gouvernement ; dans toute situation, les droits des travailleurs étaient restreints à la première occasion. Aux Etats-Unis, cela se produisit avec la loi Taft-Hartley, la loi Laudrum-Griffin et lors des changements dans le personnel du National Labor Relations Board et le Labor Department (ministère du travail).
En Grande-Bretagne, le gouvernement conservateur de Thatcher accomplit une réécriture totale des lois sur le travail.
Le second aspect des rapports gouvernement-travailleurs est la volonté d’utiliser la violence pour réprimer l’activité ouvrière. Un des événements les plus significatifs de l’histoire ouvrière britannique est connu sous le nom de Peterloo. En 1819, 60 000 travailleurs se rassemblèrent pacifiquement à St Peter’s Field, à Manchester, pour demander une réforme parlementaire. Ce rassemblement fut attaqué par la troupe, et au moins 600 participants furent tués. L’histoire américaine du travail est riche de faits semblables, même si leur dimension est moindre. Les cent travailleurs et plus tués par les troupes fédérales et des troupes d’Etat lors de la grande vague de grèves de 1877, les tués de la grève Homestead en 1892 et du massacre de Ludlow en 1914, les travailleurs tués lors de tentatives de créer des syndicats dans les années 1930, ne sont que quelques exemples de la violence qui a été un élément intégral de l’histoire de la classe ouvrière américaine.
La violence, naturellement, n’était pas à sens unique. Au xviiie siècle et au début du xixe, aux tout débuts de la classe ouvrière britannique, les travailleurs et d’autres, connus sous le nom de Luddites, attaquèrent les machines et les propriétés des employeurs. Ce fut un mouvement largement répandu et complexe, dont l’opposition à l’introduction de nouvelles machines ne fut qu’un aspect.
E. J. Hobsbawm s’y réfère comme à « un marchandage collectif par l’émeute (22). » Dans les colonies américaines, manifestations et émeutes des travailleurs des villes portuaires, comme Boston, New York et Philadelphie, contribuèrent au mouvement qui aboutit à une séparation totale de la Grande-Bretagne.
Dans les premières années du xixe siècle, les travailleurs américains créèrent des syndicats et des partis politiques (habituellement appelés partis des Workingmen) qui influencèrent fortement le développement de la jeune république. Quoique les syndicats n’eussent pas encore une dimension nationale - avant les chemins de fer et le télégraphe, les organisations syndicales restaient généralement limitées à des métropoles ou à des Etats -, on vit apparaître ce qu’on appela la Plate-forme des Workingmen. Outre les revendications spécifiquement rattachées au travail et aux travailleurs, comme la journée de 10 heures, le mouvement ouvrier à son début devint la principale force sociale qui contribua à démocratiser la société et contribua fondamentalement à l’expansion économique générale. Parmi ces accomplissements, on vit l’expansion du suffrage universel masculin, l’abolition des associations corporatistes (c’est-à-dire l’introduction du droit des sociétés) et, plus important, l’expansion de l’instruction générale gratuite et obligatoire (23).
La dimension croissante de l’influence de la classe ouvrière n’atténua pas l’intensité du conflit. Le dernier quart du xixe siècle avec l’expansion rapide de l’industrie fut une période de dures luttes. Les grandes grèves de 1877, déjà mentionnées, montrèrent que les travailleurs ne pouvaient pas être facilement contenus ni contrôlés. Les travailleurs en grève prirent le contrôle de Saint-Louis pendant deux semaines. Les grévistes de Pittsburgh, soutenus par la population locale, incendièrent les installations des chemins de fer de Pennsylvanie en représailles contre une attaque de la milice de l’Etat. Une des conséquences de ces luttes, à peine mentionnée dans les livres d’histoire, fut ce qu’on a appelé le mouvement des arsenaux. Ce fut un mouvement visant à construire des arsenaux de la Garde nationale dans le centre des grandes villes pour défendre ces cités contre les travailleurs qui y vivaient. Comme nous le verrons, il existe une documentation intéressante sur le mouvement des arsenaux et les attitudes très répandues dans la classe moyenne américaine contre la classe ouvrière et les conflits de classe.
La décennie 1890 vit une des principales luttes ouvrières déployant une grande violence. La célèbre grève de Homestead contre les intérêts du trust de l’acier Carnegie se déroula en 1892 avec des batailles rangées entre les sidérurgistes et des hommes de main recrutés par le trust. Il y eut trois autres grandes grèves brisées par les milices d’Etat - des mineurs des mines d’argent à Cœur-d’Alene (Idaho) ; cheminots à Buffalo (New York), mineurs de charbon à Tracy City (Tennessee). En 1894, une grande grève contre la Pullman Company, près de Chicago, fut brisée par l’intervention fédérale, y compris en engageant la troupe. Ce fut aussi la période au cours de laquelle la classe moyenne, croissant en dimension et en richesse, commença à voyager pour visiter les attractions nationales du genre de l’Exposition mondiale de Chicago. Les historiens, plus préoccupés de souligner l’enrichissement de la classe moyenne que les luttes ouvrières, ont baptisé cette période « l’Age d’or ».
Une des productions de cette période, les guides de voyage, en montrent plus sur la réalité économique et politique de cette époque que les études statistiques et enquêtes sociologiques. Ce qui suit est un des chapitres, intitulé « Les militaires », extrait d’un guide de voyage sur Chicago, publié en 1896 : « Chicago est totalement devenu un centre militaire. En raison du fait que la ville est aussi un grand centre pour les organisations ouvrières et afin d’avoir une force importante de troupes régulières facilement utilisables en cas de troubles sociaux, les hommes les plus riches de Chicago se sont regroupés pour pourvoir à l’établissement d’un poste militaire permanent près du Lac Shore, environ 25 miles au nord de la ville, qui a reçu le nom de Fort Sheridan. Incidemment, le poste forme une base d’opérations pour l’US Army contre les Indiens de l’Ouest, mais sa principale fonction est de fournir rapidement les moyens d’assurer la soumission des travailleurs.
» En plus et dans le même but, plusieurs régiments de la milice de l’Etat y ont leur quartier général. Ces milices sont recrutées et entraînées pour leur plus grand niveau d’efficacité et prêtes à intervenir au premier appel. Dans l’éventualité d’une grève, chaque homme de cette milice peut répondre immédiatement. Les différentes compagnies peuvent être prêtes à agir en une heure, de jour comme de nuit. Le 1er Régiment, ING, occupe un important arsenal, au coin de l’avenue Michigan et de la 16e rue, bâti en granit et bien calculé pour résister au plus formidable assaut. Il est situé au milieu de la partie la plus aristocratique de South Side. Le second régiment est cantonné, pour la protection des parties les plus riches de West Side, au coin du boulevard Washington et de la rue Curtis. Les 3e et 4e Régiments, les batteries C et D et le 1er Régiment de cavalerie sont aussi cantonnés convenablement pour pouvoir soutenir les autres régiments en cas de troubles (24). »
Inutile de souligner qu’un guide de voyage ne fait pas la leçon à ses lecteurs : il utilise le langage et les concepts qui sont acceptables pour un public appartenant à la classe moyenne. En fait, que dit le guide aux voyageurs de la classe moyenne : n’ayez pas peur de venir à Chicago pour jouir de ses parcs, de ses monuments et de ses distractions. Si les habitants ne sont pas sages, on s’occupera d’eux. Ces arsenaux en plein cœur de la ville, au tournant du siècle, étaient une réalité dans toutes les principales villes industrielles. Nulle part ils ne sont mentionnés dans les livrres d’histoire, bien qu’ils soient un élément significatif de l’histoire de la classe ouvrière américaine.
Une partie des luttes des travailleurs américains visait à la création d’organisations qui leur fussent propres. Elles allaient du syndicalisme révolutionnaire des Industrial Workers of the World (IWW) aux syndicats professionnels conservateurs de l’American Federation of Labor (AFL). Les IWW eurent de l’influence dans les premières années du xxe siècle et furent écrasés après la première guerre mondiale lors d’une massive offensive gouvernementale contre les syndicalistes révolutionnaires. L’AFL se renforça considérablement pendant la première guerre mondiale, mais elle aussi souffrit de l’offensive anti-ouvrière après la guerre. Une étape cruciale fut sa défaite lors de la tentative d’organiser la sidérurgie lors de la grande grève de l’acier en 1919. L’AFL réussit pourtant à survivre dans les dures années 1920, mais sa structure de syndicats professionnels prouva son inadaptation lors de la dépression des années 1930, à la défense des intérêts d’un nombre croissant de travailleurs industriels non qualifiés ou semi-qualifiés. Racisme et sexisme largement répandus dans les syndicats limitaient la possibilité d’organiser une proportion importante de la classe ouvrière. S’ajoutait à cela le conservatisme inhérent à des organisations dont le principal souci était la défense de l’organisation et non la lutte militante.
Les années 1930 virent une transformation importante dans le mouvement ouvrier américain. Plusieurs syndicats de l’AFL regroupés autour du syndicat des mineurs - United Mine Workers - dirigé par John L. Lewis commença à faire pression pour que se constituent des syndicats d’industrie plutôt que des syndicats professionnels et finalement (en 1935) formèrent le syndicat CIO (Congress of Industrial Organisations). Les contradictions fondamentales du mouvement ouvrier étaient évidentes dès le départ. Les premières victoires vinrent de grèves animées par des socialistes reconnus, des communistes et des trotskystes. En 1934, les grèves de Toledo Auto-Lite, menées par des socialistes, celles des camionneurs de Minneapolis, menées par des trotskystes, celles des dockers de la Côte ouest, menées par des communistes, furent toutes victorieuses. De plus, la plus grande grève de toutes, dans le textile, bien qu’ayant échoué, réussit à soulever le spectre d’une nouvelle vague de syndicalisme révolutionnaire. Le résultat fut la loi Wagner sur les relations de travail qui, pour la première fois, donnait aux travailleurs le droit d’organiser des syndicats hors de la pression et des manipulations patronales. Mais la victoire avait un prix : l’implication du gouvernement pratiquement à chaque niveau des relations de travail.
La contradiction est plus évidente dans l’organisation du CIO. Les travailleurs adhéraient en grand nombre aux syndicats d’industrie. Ils prenaient l’initiative en créant de nouvelles formes de lutte comme la grève avec occupation et obtinrent un contrôle considérable du procès de production au niveau de l’atelier. Les dirigeants du CIO, cependant, étaient plus préoccupés de construire une organisation solide et essayaient de limiter les grèves sauvages, se reposant de plus en plus sur le gouvernement pour parvenir à leurs fins. Ce qui fit pencher la balance en faveur de la bureaucratie fut la seconde guerre mondiale, au cours de laquelle les dirigeants syndicaux rejoignirent le gouvernement pour briser le militantisme de base. Après la guerre, la guerre froide servit de prétexte pour se débarrasser du plus possible de militants syndicaux et le CIO se joignit à l’AFL, comme organisation fondée principalement sur la direction unifiée de ses membres et de plus en plus sur les restrictions dans la liberté de la base. Inévitablement, les différences entre l’AFL et le CIO devinrent de moins en moins significatives et une fusion des organisations devenait inévitable.
Le résultat en a été une structure bureaucratique, totalement séparée de ses propres membres et incapable de mener à bien même les fonctions les plus banales et les plus traditionnelles d’un syndicalisme conservateur : la défense des emplois et du niveau de vie. Une partie de cette situation ne se rattache pas forcément à la politique particulière et aux pratiques des syndicats. Historiquement, les organisations ouvrières ont toujours suivi les hauts et les bas de l’économie et les changements dans la politique sociale du gouvernement. Etant donné la nature capitaliste de la société, les syndicats ont en général perdu plus de batailles qu’ils n’en ont gagnées. Mais ni victoire, ni défaite ne sont absolues. Même les grèves perdues contraignent les entreprises à des changements pour éviter les coûts futurs de telles batailles. Et les entreprises qui n’ont pas de syndicat doivent souvent s’aligner sur les acquis des entreprises syndicalisées pour garder leur liberté d’action dans leur politique anti-syndicale. Les récessions des années 1970, du début des années 1980 et des années 1990, et la sévère politique anti-ouvrière des administrations Carter, Reagan, Bush et Clinton ont pris leur part dans le déclin du mouvement ouvrier organisé.
Une enquête évoquée dans le New York Times indiquait quelques-unes des conséquences et des contradictions dans les attiltudes de la classe ouvrière à la fin du xxe siècle. « Quelque 33 % des travailleurs non syndiqués disent qu’ils sont pour une représentation syndicale, soit trois fois le nombre des syndiqués aujourd’hui dans le secteur privé. Mais 12 % de ceux qui s’affirment pour le syndicat voteraient néanmoins contre sur leur lieu de travail plutôt que de se battre avec une direction hostile à la reconnaissance syndicale. » Richard Truman, un des superviseurs de l’enquête, indique qu’il pensait que l’opposition des directions était une des principales raisons du déclin des syndicats, bien que pas la seule. « Il citait d’autres facteurs, comme la crainte de perdre son emploi si l’entreprise embauchait des travailleurs de remplacement ou déplaçait l’usine dans un autre Etat ou à l’étranger pour éviter la syndicalisation (25) ». Dans de telles circonstances, il était inévitable que les problèmes ne se limiteraient pas aux difficultés d’organisation syndicales. La lutte de classe décline, comme cela s’est souvent produit dans le passé, mais elle n’a jamais été sur le point de disparaître.
Il peut être très utile de comprendre les limites de la dimension et de l’influence du mouvement ouvrier organisé. Le mouvement syndical américain n’a jamais compté près de 50 % de la classe ouvrière dans ses rangs. Le mouvement syndical atteignit son plus haut point à la fin de la seconde guerre mondiale avec environ 36 % de la classe ouvrière, soit presque 15 millions de membres. Le maximum fut atteint à la fin de la guerre de Corée. « Ce maximum fut atteint en 1954 avec un total de presque 18 millions ou plus de 35 % de l’emploi non agricole (26) ». Mais le plus grand pouvoir du mouvement syndical n’était nullement évident dans cette période, sauf son influence dans le parti démocrate et les bureaucraties politiques locales. Le plus grand impact et la plus grande influence, on aurait pu les voir en 1930, lorsque, à partir d’une base beaucoup plus étroite, se formèrent les grands syndicats d’industrie. On doit se souvenir de cela dans toute période de déclin des organisations.
Un exemple peut être vu dans les grèves françaises de 1996. Les syndicats français, plus faibles en tant qu’organisations que les syndicats américains, obtinrent d’importantes concessions d’un gouvernement conservateur, bien que seuls 8 % des travailleurs français soient syndiqués, contre 15 % aux Etats-Unis. Et en outre il existe en France trois fédérations syndicales qui se concurrencent les unes les autres (27).
L’insécurité économique est une caractéristique fondamentale de la classe des travailleurs. En 1819, les Etats-Unis subirent une crise économique sévère. Il y eut de nombreux licenciements, les entreprises faisaient faillite, etc. Tous les cinq ou dix ans depuis lors, pendant presque deux siècles, le pays a subi une crise, une panique, une dépression, une récession... Le seul changement étant le nom qu’on lui donnait. Pour parler clairement, les dépressions et le chômage ne sont pas des aberrations, ils sont partie intégrante du système. La manière dont réagissent les gouvernements ou telle ou telle administration peut nous intéresser. Mais elle ne change pas fondamentalement la réalité. La politique gouvernementale peut aider ou ralentir le redressement, peut soutenir ou s’opposer à des mesures de sécurité. Mais l’insécurité économique, pour les travailleurs (et les autres parties de la population) est une donnée de base. « Le plein emploi avec un taux de chômage en dessous de 4 %, dans ce pays au moins a été un phénomène des périodes de guerre. Nous l’avions dans la seconde guerre mondiale. Nous l’avions lors de la guerre de Corée et nous l’avions avec le conflit du Vietnam avant la récente chute des dépenses militaires. Mais ce furent les seules fois où nous l’avons eu (28). »
Dans tout système social, des sociétés tribales jusqu’à aujourd’hui, les êtres humains ont travaillé pour produire la nourriture, l’habillement et le logement. Mais c’est seulement sous le capitalisme que le chômage massif est une composante normale du système. Dans les années récentes, nous avons vu des « dégraissages » largement répandus et impliquant des licenciements massifs. Des milliers de travailleurs ont été mis à pied et les actions des sociétés ont grimpé à Wall Street. En bref, le capitalisme est connu pour être un système de profit. Ce n’est pas un système de création d’emplois, bien que dans le cours normal des événements des emplois soient créés. Cette réalité est cachée par la manipulation du langage. Dans les deux premières décennies après la seconde guerre mondiale, quand le chômage atteignait 5 %, on parlait de récession. Dans les années 1990, quand le chômage avait chuté à 5,50 %, on parlait de prospérité (il est généralement reconnu que les chiffres officiels du chômage sont en dessous de la réalité d’au moins 2 %, même quand les catégories du gouvernement sont prises en compte dans le décompte du chômage. L’écart peut être encore plus grand si l’on utilise des catégories plus proches des réalités). Actuellement, outre s’inquiéter des conséquences de la prochaine dépression, les travailleurs doivent craindre les mesures prises par les entreprises simplement pour se préparer pour la prochaine dépression.
« La façon dont le business américain se positionne en générant aujourd’hui de gros profits pour mieux encaisser le choc de la prochaine récession est une histoire qui soulève des réactions mitigées. Les millions de cols blancs et cols bleus qui ont encaissé vague après vague de licenciements au cours de la dernière décennie paient encore le prix de la rigueur financière durement acquise par les entreprises américaines.
» Encore plus significatif, même les firmes dynamiques qui n’ont jamais perdu un centime prennent des mesures drastiques en réponse à une concurrence accrue et en prévision d’un développement futur dans des temps difficiles (29). » La nature du chômage change avec les technologies et avec les politiques de management. Un des changements des années 1980 et 1990 qui contribua à masquer l’extension du chômage et du sous-emploi fut l’expansion du travail temporaire et à temps partiel. « Entre 1982 et 1990, le travail temporaire s’est gonflé dix fois plus vite que l’emploi total. En 1992, les emplois temporaires représentaient deux sur trois des nouveaux emplois du secteur privé (...) On s’attend à ce que ces chiffres continuent à augmenter sensiblement au cours de cette décennie (30). »
« Une étude de la fin des années 1980 évalue la force de travail entre 29,9 millions et 36,6 millions de travailleurs. Selon les chiffres du Bureau des statistiques du travail (BLS), la force de travail civil a crû de 14 % entre 1980 et 1988. Mais durant la même période, le nombre de travailleurs temporaires (expressément enregistrés comme tels par les agences d’intérim) s’est accru de 175 %. Les travailleurs à temps partiel (à peu près 30 % d’entre eux ne le sont pas par choix) ont augmenté de 21 % et l’industrie des services (qui dans les années 1980 s’est développée plus rapidement que n’importe quel autre secteur del’économie américaine et qui est le premier pourvoyeur d’employés sous-traités à des employeurs) a augmenté de 70 %. (...) Les chiffres suggèrent une transformation fondamentale de la force de travail aux Etats-Unis (tendance relevée aussi dans d’autres pays capitalistes) (31). »
« La plupart des nouveaux emplois à temps partiel se trouvent dans ce qu’on appelle le ghetto des “cols roses” concentrés dans le secteur des services et les zones de cols blancs comme les secrétaires, caissières, serveuses. » On prédit que de tels emplois vont croître plus vite que les autres jusqu’en 2005, mais Jeremy Rifkin insiste sur le fait que quand les bouleversements atteindront les secteurs de la vente au détail et de la restauration, « même la plupart de ces emploisà bas salaires disparaîtront vraisemblablement dans la décennie suivante. Forcés d’entrer en concurrence avec l’automation d’une part et d’autre partavecun réservoir global de main-d’œuvre, les travailleurs américains seront encore plus pressés vers les marges de la survie économique (32). » On ne devrait pas être surpris qu’un sentiment permanent d’insécurité soit profondément ancré dans la conscience des travailleurs américains, en dépit de la relative garantie à l’ancienneté que procurent à une minorité de travailleurs les contrats signés par les syndicats . Ce sentiment d’insécurité est partie intégrante de la vie de la classe ouvrière.
Comme nous l’avons indiqué, Marx, il y a longtemps, supposait que le capitalisme engendrerait des « révolutions » périodiques impliquant restructurations, changements technologiques, etc. Aucune de ces « révolutions » n’a ouvert aux travailleurs la voie d’une sécurité, pas plus aux Américains qu’aux autres.
M. G. et S. F.
(A suivre)
(Les notes figurent dans un fichier à part.)
Le livre Travailler pour la paie :les racines de la révolte (163 pages, 17 euros) peut être commandé aux éditions Acratie, editionsacratie@minitel.net
Voir Echanges n° 102, automne 2002 : chap. I : « Qu’est-ce que la classe ouvrière ? »