« Les grèves sauvages reviennent avec fracas » : ce titre n’est pas celui d’une quelconque feuille gauchiste en mal d’événement, mais provient du respectable quotidien britannique du capital, The Financial Times, du 6 novembre. Un tel titre montre d’une part que le capital britannique est hanté par l’ère d’avant Thatcher et d’autre part l’ignorance (feinte ?) d’une situation latente depuis des années mais qui n’a pas encore enfanté d’affrontements directs globaux dignes d’avoir les honneurs médiatiques.
Avant de parler en détail de la grève des postes qui, après celle du personnel au sol d’Heathrow (1), a fait ainsi irruption dans le quotidien des dirigeants, nous pensons qu’il est nécessaire, pour la compréhension de cet épisode de la lutte de classe dans le Royaume-Uni, de remonter à plus de cinquante ans en arrière, dans l’immédiat après-guerre. Comme partout, ce sont les circonstances historiques qui modèlent le contenu et les formes des luttes d’aujourd’hui.
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Au lendemain de la dernière guerre mondiale, au Royaume-Uni comme ailleurs, le capital parut répondre aux aspirations des travailleurs, contribuant en fait au sauvetage du système capitaliste et impérialiste. Une série de mesures furent prises, destinées à la fois à prévenir tout mouvement social de grande ampleur en créant l’illusion d’un monde meilleur ; ce faisant le capital assurait la préservation et la restauration de sa domination dans un cadre national. Pour l’impérialisme britannique, puissamment relayé par l’impérialisme américain, cela se fit en laissant les réformistes sociaux-démocrates du Labour Party (parti travailliste) mettre en œuvre tout un cocktail de mesures présentées comme la « marche vers le socialisme ». D’un côté, le « Welfare » (système de protection sociale) installait une certaine sécurité pour les travailleurs, assurant en réalité pour le capital les nécessités de la reproduction de la force de travail. D’un autre côté, les nationalisations, entretenant l’illusion que la propriété de l’Etat était la propriété des travailleurs, ne faisaient que préserver les industries nationales contre les prédateurs de l’internationale capitaliste - tout en projetant de les rationaliser et de les moderniser. Ceci était d’autant plus nécessaire que les mouvements d’émancipation nationaux outre-mer désagrégeaient l’Empire, laissant moins de champ à l’extorsion de la plus-value coloniale qui, jusqu’alors, avait alimenté en partie le « bien-être » tout relatif des travailleurs britanniques. L’espoir était que dans ce « package », le relais dans cette extorsion de la plus-value serait pris par les travailleurs britanniques qui contribueraient ainsi, moyennant quelques concessions, au redressement et à la modernisation de l’appareil productif national.
Cet espoir devait être particulièrement déçu. Laissons à d’autres réflexions le soin de déterminer si les résistances des travailleurs britanniques étaient la défense, d’une part d’un certain niveau de vie acquis dans la période antérieure et d’autre part de pratiques acquises depuis la première guerre mondiale. Ces pratiques faisaient que les travailleurs étaient parvenus à intervenir dans les processus du travail et à fixer ainsi, à la base, des limites dans les conditions d’exploitation (2). Rapidement, ces mêmes travailleurs se rendirent compte que les nationalisations ne signifiaient nullement qu’ils ne pouvaient avoir une influence quelconque, même dans le cadre minimum d’une trompeuse « autogestion » de l’entreprise (sauf à constater que les bureaucrates syndicaux ou politiques du Labour s’y installaient dans des fonctions d’administration lucratives). D’autre part, les tentatives de concentration d’entreprises dispersées (notamment dans l’automobile ou les mines) et de modernisation par l’introduction de techniques modernes se heurtèrent à une résistance pied à pied, car elles signifiaient non seulement une transformation radicale des conditions de travail, mais aussi l’élimination du peu de pouvoir qu’ils avaient acquis au cours des décennies précédentes dans le contrôle du processus de l’exploitation (3).
Jeu à trois Jusqu’à l’intervention de la tendance dure des conservateurs avec Thatcher (1979), le conflit de classe - travail contre capital - prit la forme typiquement britannique d’un « jeu à trois » :
le gouvernement (représentant les intérêts du capital, mais souvent lors d’un gouvernement Labour étroitement mêlé également au Trade Union, syndicat unique ;
les syndicats, tous regroupés donc dans le Trade Union mais avec des différenciations énormes (entre les plus-que-réformistes et les moins-que-radicaux, entre les syndicats « généraux » et les syndicats professionnels, entre la base plus ou moins indépendante des shop-stewards), l’ensemble reposant essentiellement sur des coutumes et des situations inscrites dans un rapport de forces et pratiquement pas dans la législation ;
la classe ouvrière nantie d’une vieille tradition prolétarienne (4) de lutte pour la préservation des acquis et pour un statu quo attaqué de toutes parts, et de formes d’organisation de base et d’habitudes d’autonomie assez distante de l’influence des appareils, même si elle restait inscrite au syndicat.
Toutes les « solutions », politiques ou syndicales, négociées ou répressives, venant du Labour ou des conservateurs, pour surmonter ces résistances de base échouèrent les unes après les autres (5). Un mouvement autonome complexe se développa pendant plus de trente ans, une sorte d’hybride qui combinait le système de délégués de base élus et responsables (les shop-stewards) et l’utilisation des structures de base syndicales (souvent renforcées par une large utilisation du « closed shop », l’obligation de syndicalisation dans une entreprise - autrement dit la gestion de l’embauche par le syndicat). On vit alors un développement de « grèves sauvages » (6) qui, à plusieurs reprises mirent en danger des gouvernements décidés à « passer en force ». Le résultat fut que pendant toute cette période, l’ensemble de l’appareil industriel et des superstructures s’enfoncèrent dans le sous-équipement et l’obsolescence par rapport aux concurrents internationaux. La crise que cet ensemble recelait culmina dans l’hiver 1978-1979 - « The winter of discontent » -, au cours duquel le pays fut plongé dans un chaos total sans autre perspective que l’immobilisme de ce bloc de résistance (7).
Le capital britannique put alors saisir, pour la première fois, une chance de sortir de cette impasse dramatique pour lui, parce que la situation nationale et internationale avait modifié les données de base de ce problème spécifiquement britannique et lui apportait de nouveaux atouts : d’une part la découverte et l’exploitation du pétrole et du gaz de la Mer du Nord, d’autre part les contrecoups de la crise mondiale baptisée « choc pétrolier ». Le capital et l’Etat britanniques pouvaient survivre non du développement industriel mais de la rente pétrolière et de ce que lui procuraient ce qui lui restait de ses intérêts dans l’ex-empire (8).
L’avènement de la tendance « dure » des conservateurs et la montée de Thatcher n’étaient pas dus à la personnalité politique de cette dernière. Au contraire, la situation offrait au capital la possibilité de « faire le ménage » après trente années de stagnation imposée par les résistances de classe. En d’autres termes, le royaume n’avait plus besoin, pour assurer sa pérennité, de l’exploitation du travail industriel comme cela avait été le cas au cours des derniers siècles (ce qui avait assuré la supériorité de l’impérialisme britannique), puisqu’il disposait dorénavant de ressources indépendantes des industries traditionnelles.
Les ravages de l’ouverture au marché mondial
Les nouveaux piliers de la puissance britannique (toute relative, car elle devait s’appuyer de plus en plus sur celle des Etats-Unis) imposaient l’ouverture au marché mondial, c’est-à-dire l’abandon de toutes barrières financières et économiques. Calculée ou pas, cette ouverture faisait des ravages dans un appareil de production totalement obsolète et dans l’incapacité de concurrencer l’irruption de produits meilleur marché du monde entier ; l’ouverture au capital financier international permettait de transférer au secteur privé l’ensemble du secteur nationalisé, et d’introduire dans tout l’appareil économique des « impératifs de rentabilité » donc de productivité qui n’avaient jamais pu auparavant s’y installer durablement. Les ravages furent importants. Il en résulta une explosion du chômage qui désorienta complètement les résistances de base. Cela se fit concomitamment à toute une série de mesures législatives qui interdisaient pratiquement les grèves sauvages selon le schéma qu’elles avaient utilisé jusqu’alors, et ceci sous menace de sanctions sévères, financières et pénales, pour les dirigeants syndicaux qui enfreindraient ces mesures (9). Le rapport de force qui avait sous-tendu le mouvement autonome était ébranlé ; mais il ne put être (provisoirement) renversé qu’après de durs combats dans des secteurs clés de l’autonomie ouvrière : les dockers, la sidérurgie, l’automobile, la presse et, surtout, les mines.
Chacun se souvient qu’il fallut près d’une année de grève des mineurs pour réduire la « forteresse minière », mettre hors circuit le syndicat des mineurs NUM et amorcer une privatisation du National Coal Board, ce qui devait aboutir pratiquement à la disparition de l’industrie minière britannique. Pendant près de vingt années, il y eut encore des conflits importants dans des secteurs jusqu’alors protégés. Il ne fut plus possible à la lutte de classe de dépasser émiettement et parcellisation, d’autant que privatisations et sous-traitance créaient d’inextricables situations juridiques où la législation répressive des luttes pouvait s’exercer pleinement.
Gouvernement et capitalistes pouvaient pavoiser devant un effondrement du nombre et de la durée des grèves, comme si la lutte de classe ne pouvait exister que dans les conflits ouverts sur le modèle de l’ère pré-Thatcher et pas sous d’autres formes. Ils étaient tous prêts à proclamer que la lutte de classe était terminée : les dirigeants syndicaux s’accommodaient fort bien de cette situation qui leur donnait une autre forme de pouvoir, et on vit même des dirigeants syndicaux jouer les briseurs de grève ou participer aux congrès du CBI (Confederation of British Industry), le syndicat patronal.
L’apparent succès de cette stratégie capitaliste n’améliorait pourtant pas sensiblement la situation de l’ensemble des superstructures, dont la modernisation nécessitait des injections de capitaux considérables. En l’absence de financement public, le capital privé était particulièrement réticent à s’engager, vu l’improbabilité d’un rendement financier proche. Même si les rentes pétrolière et financière permettaient (tout juste) d’assurer le fonctionnement de l’appareil d’Etat, les services publics étatiques ou locaux (notamment transports, santé, éducation) sombraient dans le sous-équipement et dans un marasme que privatisation et sous-traitance ne résolvaient nullement.
Un nouveau mécontentement
L’ensemble de cette situation fit qu’il se développa rapidement, après une brève embellie spéculative, un mécontentement diffus qui s’ajoutait au refoulement aigri des luttes. Ce mécontentement, faute de pouvoir s’exprimer dans des luttes ouvertes dans ces mêmes secteurs touchés par les privatisations et la sous-traitance (comme cela fut le cas dans le mouvement contre la poll tax [10]), se traduisit par le retour au pouvoir du Labour, après quelque vingt ans d’éclipse politique. Mais, comme cela se produit toujours avec les gouvernements « socialistes », leur venue au pouvoir (encouragée par une bonne partie des médias et du capital britannique) signifiait seulement une consolidation des mesures impopulaires des gouvernements précédents.
Alors que beaucoup espéraient, sinon l’abrogation, du moins la réforme de la législation encadrant strictement l’activité syndicale et le mouvement autonome, rien ne fut changé. Il y eut des modifications mineures, comme par exemple l’annonce d’une indemnisation pour les travailleurs licenciés pour fait de grève légale (pas pour les grèves sauvages bien sûr). Une disposition récente adoptant le système américain de « représentativité » est beaucoup plus importante ; elle vise à éliminer en fait ce qui pouvait rester de base syndicale combative : dans une entreprise, un vote majoritaire des travailleurs garantissait à un seul syndicat la représentation de ces travailleurs ; mais - et c’était encore plus dangereux - cette représentativité exclusive pouvait être acquise par un accord direct entre l’entreprise et un seul syndicat, sans que les travailleurs concernés soient consultés (11).
Par ailleurs, l’ensemble des dispositions antérieures restent en vigueur, ce que le gouvernement social-démocrate ne manque pas d’utiliser à l’occasion. Sauf à faire la démonstration de son impuissance et de celle de la réglementation lorsque, dans des grèves sauvages, la solidarité des travailleurs fait échouer toute tentative de répression. Les syndicats peinent dans l’accomplissement de leur fonction pour endiguer la montée des revendications dans bien des secteurs. Dans tout le secteur public ou privé assumant les tâches de service public, secteurs particulièrement massacrés dans les deux décennies antérieures, l’action des syndicats, sous couverture légale, a servi essentiellement à prévenir des grèves sauvages ou leur extension (12).
La situation sociale s’est ainsi caractérisée ces dernières années par un mélange inédit : récurrence de votes pour des grèves, scrutins suivis d’accords, de grèves limitées dans le temps ou très localisées mais répétées et relayées par d’autres dans des secteurs voisins. Le tout ponctué de grèves sauvages tout autant limitées et localisées : dans certains secteurs comme les chemins de fer, divisés lors de la privatisation en une vingtaine de sociétés distinctes, les transports routiers locaux, les postes, la santé, l’enseignement, les travailleurs municipaux...
Cela confinait à une sorte de chaos que ne pouvaient résoudre des discussions paritaires, en raison précisément de l’émiettement des entreprises, voulu pour briser la combativité ouvrière mais qui ne réussissait qu’à faire resurgir cette combativité sous une autre forme.
Le cas de la dernière grève des postes britanniques (Royal Mail) illustre bien cette situation.
Il serait compliqué de recenser et de retracer les affrontements dans les postes britanniques depuis une bonne décennie - de multiples grèves sauvages, le plus souvent très localisées, quelques grèves « légales » contrôlées par le seul syndicat CWU (Communication Workers Union). Un des derniers services publics à n’être pas démantelé, mais soumis à une pression constante en vue d’en accroître la productivité (restructurations liées à la mise en œuvre de techniques modernes, introduction de la polyvalence et de la flexibilité, restauration de la discipline...) le tout dans la perspective d’une mise en concurrence dictée par les règles de l’Union européenne et d’une future privatisation.
Les grèves sauvages se déroulaient la plupart du temps selon un schéma devenu classique. Pour ne pas avoir sur le dos une grève générale qui risquerait d’avoir des répercussions dans d’autres secteurs (13), les différents ingrédients supposés augmenter la rentabilité des services n’était pas mis en œuvre d’une manière globale, mais au coup par coup, localement (on peut supposer qu’une stratégie vise à tester les réactions dans les secteurs les plus faibles, à voir si elles resteront localisées ou risquent de s’étendre géographiquement). La direction d’un centre de tri ou de distribution (facteurs) essaie unilatéralement (peut-être parfois avec l’accord des bureaucraties syndicales locales) de réorganiser le travail à la base. Par exemple, comme on l’a vu récemment, en demandant aux chauffeurs de voiture postale de faire du tri, ou en modifiant les tournées des facteurs, etc. (14). Un ou plusieurs des travailleurs concernés refusent d’exécuter ces ordres et sont immédiatement mis à pied. Les autres postiers du centre concerné débraient tout aussi immédiatement. Le courrier bloqué par cette grève sauvage est alors acheminé vers d’autres centres proches. Mais les postiers de ce centre refusent de faire ce travail ou se mettent en grève à leur tour. Généralement, devant cette menace d’extension et d’autres menaces plus sérieuses si la direction veut poursuivre l’épreuve de force, tout est annulé, le statu quo maintenu et les sanctions levées. La plupart du temps, la base du syndicat (les délégués) est directement impliquée dans ce type de conflit, bien que les instances hiérarchiques du syndicat CWU préfèrent l’ignorer ou tentent de trouver un compromis avec les directions. Dans le passé, de tels conflits ont pu parfois s’étendre à la dimension de l’agglomération de Londres et le syndicat CWU s’est vu menacé de poursuites pour ne pas avoir « discipliné » « ses » délégués de base.
Cette guérilla s’est développée ces derniers temps, à la fois à la mesure d’un mécontentement global (15) et à celle de tentatives plus précises pour accélérer la restructuration de Royal Mail. Pour tenter de l’endiguer, le syndicat a lancé en août un appel à une grève générale dans les postes pour une augmentation de 8 % des salaires sans autres conditions.
La direction des postes fit des contre-propositions globales, comportant une augmentation de salaires de 14,5 % étalée sur dix-huit mois (seulement 3 % en 2004), augmentation en partie liée à la « performance », la possibilité de changer de poste de travail et des restructurations aboutissant à la perte des heures supplémentaires et à la suppression de 30 000 emplois (sur 160 000). En particulier, des discussions ultérieures avec le CWU devaient préciser l’étendue de ces restructurations, à savoir :
distribution du courrier seulement une fois par jour (l’essentiel des 30 000 emplois supprimés viendrait de là) ;
fermeture de 3 000 à 9 000 bureaux de postes « improductifs » ;
flexibilité totale, n’importe quel postier pouvant se voir assigner au pied levé n’importe quel travail ;
présence plus tôt et plus tard, en dehors de l’horaire normal si la masse de courrier le requérait ;
obligation de « coopération » pour les représentants syndicaux dont le temps toléré jusqu’ici d’activité syndicale était réduit ;
poursuite de la modernisation, notamment du tri, impliquant la suppression des centres encore en activité (une idée de l’ampleur de ce projet peut être donnée par l’ouverture prochaine d’un centre de tri proche de l’aéroport d’Heathrow, centre ultra-automatisé et qui aboutirait à la suppression de neuf centres de tri existants).
Un premier vote contre la grève
Le syndicat CWU, dont les instances supérieures ont certainement participé à l’élaboration de ce projet monumental, accepta de suivre la procédure légale habituelle de règlement des conflits et de le soumettre au vote (au moins dans ses grandes lignes, puisque le détail dépendait de discussions ultérieures avec la direction, dont le résultat ne serait pas de nouveau soumis au vote mais présenté comme une conséquence inévitable de l’accord précédent). Le rejet des propositions patronales signifierait la grève générale. Tout en le préconisant mollement, la direction du CWU déclarait qu’elle ne lancerait l’ordre de grève que le plus tard possible, après avoir épuisé les voies de la négociation. La direction de Royal Mail, relayée par les médias, se livrait en revanche à toutes les pressions imaginables pour obtenir un vote favorable : réunions sur le lieu de travail, lettres personnalisées adressées à chaque postier.
Le 17 septembre, par 48 038 voix contre 46 391, les propositions patronales furent déclarées « acceptées par la base ». Sur les 160 000 postiers, 40 % s’étaient abstenus, sans compter tous ceux qui travaillaient pour la poste. Autrement dit, toute la hiérarchie et les employés de bureau avaient participé au vote mais non la partie la plus « active » de Royal Mail, la plus concernée par les propositions patronales (à Londres, où cette « partie active » de base était plus importante, avec 30 000 postiers desservant près de 4 millions de foyers, le projet avait été rejeté à 72 %). Gouvernement, appareil hiérarchique, patronat et médias dans leur ensemble pavoisaient devant ce résultat pourtant pas du tout significatif. Un dirigeant du CWU justifiait l’inertie de son syndicat en cette circonstance en déclarant : « C’est très dur d’amener les travailleurs britanniques à faire grève (16). »
Les dirigeants de la poste, encouragés par ce « succès » (et, certainement, par le pouvoir) s’empressèrent de « marquer le coup ». D’une part, ils présentèrent au CWU les termes d’un « accord final » comportant la mise en œuvre des mesures énoncées ci-dessus, mais rejetant en même temps la revendication syndicale de porter à 4 000 livres sterling l’indemnité spéciale de vie chère (« London Weighing ») que touchent les postiers de l’agglomération de Londres (17). D’autre part, dans les centres distincts, les petits potentats locaux prenaient les devants et commençaient à imposer ce qui n’avait pu être mis en pratique auparavant à cause des résistances de base. Mais, comme le dit un postier : « Nous en avons ras le bol d’être traités en esclaves... Faisons s’effacer le sourire de triomphe sur les faces de rat des managers. »
L’extension des mouvements illégaux
Peu de temps après, des grèves éclatent de nouveau : grèves sauvages le 4 octobre à Oxford et Headlington, dans l’ouest de l’Angleterre, et grèves légales d’une journée les 27 septembre et 16 octobre à Londres, pour le « London Weighing ».
Tout le long d’octobre et début novembre vont s’entremêler ces types de grèves, dont l’extension restera complètement incontrôlée dans la région de Londres (qui traite une part importante du courrier national) et atteindra le nord du pays, notamment l’Ecosse. Direction des postes, gouvernement, dirigeants syndicaux et représentants des employeurs tinrent des réunions d’urgence. La direction des postes essayait de ramener le conflit à la seule question du « London Weighing » pour empêcher l’extension de la grève à tout le pays. Le 29 octobre, les dirigeants du CWU envoyèrent dans tous les centres, y compris aux dirigeants, une lettre ouverte intitulée « Comment résoudre le problème des grèves sauvages ? » ; dans ce document, les dirigeants syndicaux se désolidarisaient des grèves en cours et dénonçaient le fait que le management les en tenait pour responsables. Dans ces conditions, le CWU lançait un appel à la reprise du travail sans aucune sanction.
Le management tenta de briser la grève en envoyant des jaunes (la plupart des cadres) pour faire fonctionner les « services prioritaires » ; il dut rapidement abandonner cette tentative. La seule réponse adressée par la base à la « déclaration » du CWU fut le durcissement de la grève, qui regroupait dans la région de Londres plus de 30 000 postiers et continuait de s’étendre.
Nous donnons (p. 30) un aperçu de la manière dont une grève sauvage sur une question apparemment de détail fait tache d’huile pour se transformer en une grève générale, réduisant à néant toute tentative de restructuration et de mise au pas du mouvement de base. Nous donnons aussi le témoignage d’un postier de Londres sur la manière dont il a vécu la grève.
L’épilogue est bien dans la ligne des grèves sauvages antérieures : une capitulation sans conditions de la direction, qui annule toutes les velléités d’application des propositions « adoptées » par le vote de septembre et de sanctions contre les grévistes. On doit bien comprendre que ce n’est pas uniquement le souci de sauvegarder le fonctionnement du service ou la crainte d’une grève générale des postes qui motive cette capitulation. Mais la crainte, émanant des plus hautes sphères gouvernementales et capitalistes, que des conflits difficilement endigués par les syndicats et le gouvernement dans de nombreux secteurs menacent, au moment de cette grève des postes, de se transformer en une grève générale : conflits des pompiers, du secteur hospitalier, des employés territoriaux, des chemins de fer... et bien d’autres. Une grève générale des postes risquerait de faire éclater au grand jour une opposition de base qui, jusqu’à présent n’a pas dépassé le niveau local fragmenté ou les manipulations syndicales - comme ce fut le cas pour les pompiers (18). L’accord conclu le lundi 3 novembre entre le CWU et la direction centrale de Royal Mail stipule que des délégués syndicaux vont aller partout en Grande-Bretagne propager la bonne parole pour une reprise immédiate du travail aux conditions suivantes :
1. toutes les tentatives de réorganisation locales des services sont suspendues ;
2. aucune sanction ne sera prise contre quiconque y compris celles qui avaient pu être à l’origine des conflits locaux ;
3. aucune mesure concernant la distribution ne sera prise sans négociations à la base ;
4. aucune poursuite ne sera engagée contre le CWU, qui est reconnu « non responsable » de la grève.
Après, la grève cesse, bien que les postiers de Londres n’aient pas obtenu l’augmentation de leur prime (on peut voir ainsi que l’extension d’une grève et sa fin programmée peuvent permettre aux dirigeants de bloquer une revendication première, alors que la satisfaction de cette revendication aurait eu des conséquences plus importantes ; par exemple, elle aurait amené d’autres secteurs, géographiques ou professionnels, à demander la même prime ou la même augmentation). Néanmoins cette fin de grève est considérée par l’ensemble des postiers comme une victoire (voir le récit du postier de Londres pages 26-27).
Elle ne préjuge aucunement du futur. Si tant est que la lutte de classe ne cessera qu’avec la fin du système capitaliste et de l’exploitation du travail, il ne fait aucun doute que, dans ce secteur des postes, les impératifs du capital via les directives européennes et la pression du secteur privé des messageries, imposera aux dirigeants de Royal Mail de poursuivre tout le programme de restructuration qui vient ainsi d’être (temporairement) mis en échec. Nul doute que tous les organismes d’encadrement du travail mettent au point les stratégies et tactiques pour tenter de répondre aux batailles qui s’annoncent.
Au moment où, en France, on parle de limiter le droit de grève (limitation qui existe déjà sous la forme des préavis de grève dans certaines branches d’activité) en introduisant par la petite porte un « service minimum » des transports, la manière dont les postiers britanniques ont réduit à néant une législation de la grève autrement contraignante et surmonté les cadres syndicaux d’actions contrôlées peut être citée comme un exemple. Toutefois, il faut considérer que toute lutte de cette nature s’inscrit dans un cadre historique différent selon les pays et que, par suite, les méthodes utilisées dans un Etat ne peuvent pas forcément être copiées ailleurs.
« Mutualité » et « démarcation »
Les fondements de la lutte, s’ils marquent une rupture avec de la base avec les directions syndicales, montrent aussi la persistance de certaines notions dans les relations de travail et dans l’utilisation des structures de base syndicales, ces notions mêmes que la « mise au pas » de l’autonomie des luttes dans le début des années 1980 avait tenté d’éradiquer, mais qui resurgissent. C’est ce que craignent de toute évidence les commentateurs patentés que nous citions au début de cet article.
Toutefois, il nous faut considérer que les postes britanniques sont pratiquement, pour diverses raisons y compris l’intervention de la lutte de classe, restées une des seules entités nationales non démantelée (c’est un des principaux employeurs britanniques, avec 160 000 travailleurs, nombre qui leur donne un pouvoir évident). Aussi des pratiques de base dans les relations de travail, courantes autrefois dans l’industrie mais éliminées dans les années 1980, restent-elles ici bien vivantes. Ces pratiques, appelées « mutualité » et « démarcation », font que les équipes règlent les conditions de leur activité et que la direction ne peut assigner une tâche autre que celle pour laquelle on a été embauché. Il est évident que ce manque de « flexibilité » et cette limite de l’« autorité » gêne considérablement toute tentative de restructurations. Ce que résume bien un dirigeant de Royal Mail en déclarant : « Il est nécessaire que chacun travaille d’une manière moderne », ajoutant que les structures actuelles permettent aux postiers de « profiter » d’une quantité impressionnante d’heures supplémentaires.
Ces pratiques s’appuient sur la structure de base du syndicat (19) c’est-à-dire le délégué syndical, qui, selon le concept du shop-steward élu directement, sans « mandatement » syndical, représente plus la base que le syndicat. Cet « activisme de base » ouvre la porte à l’activisme politique, pour autant qu’action syndicale, action de classe et action politique se mêlent inextricablement, particulièrement dans une structure para-étatique comme le Royal Mail. C’est une des raisons pour lesquelles une organisation gauchiste comme le SWP (Socialist Workers Party) peut paraître influencer tout le mouvement de base ; il serait pourtant erroné d’attribuer à ces gauchistes (comme le font facilement médias, direction et gouvernement) la paternité de tels conflits, car ils ne font que surfer sur le mouvement autonome de base sans lequel ils ne seraient rien (20).
H. S.
Notes
(1) Heathrow : voir le récit de cette grève sauvage aux services au sol de British Airways dans cet aéroport londonien dans Echanges n° 106, p. 3.
(2) Le mouvement des shop-stewards n’a jamais eu d’existence légale. Il est né au cours de la guerre de 1914 en Ecosse lorsque les résistances à la surexploitation dans les industries de guerre ont contraint à des concessions dans l’organisation du travail qui donnaient aux travailleurs de base et à leurs délégués élus et révocables un certain pouvoir dans la fixation notamment des rythmes de travail. Cette situation a duré jusque dans une période récente et a été au cœur des luttes dans la période pré-Thatcher.
(3) Deux des règles essentielles du contrôle des rythmes de travail par la base, règles que nous voyons réapparaître dans les résistances à la restructuration des postes, ont été d’une part la « mutualité », qui permettait à un groupe de travailleurs affectés à une tâche de décider du rythme de cette tâche, et d’autre part la « démarcation », qui interdisait à un travailleur affecté à un poste de travail avec une tâche définie de se voir confier d’autres tâches, ce qu’il pouvait refuser tout en restant dans son droit. Il ne fait aucun doute que la moderne « flexibilité » va totalement à l’encontre de ces règles.
(4) On peut tenter de comprendre pourquoi, par exemple en France, il n’y eut pas de résistances notables de la part du prolétariat aux restructurations et modernisation de l’après-guerre (le même mélange de « welfare » et de nationalisations dans la même perspective). L’énorme mutation prolétaire dans les années 1950 en France, déversant dans l’industrie un prolétariat agricole suite à la mécanisation et à la concentration de l’agriculture, peut expliquer comment ce « nouveau » prolétariat a pu accepter des conditions de travail qui, dans une certaine mesure, était meilleures que celles qu’ils pouvaient connaître dans le travail de la terre. Au contraire, la Grande-Bretagne avait connu de longue date la prolétarisation industrielle et c’est une classe ancienne, habituée à certaines conditions et à la lutte, qui se trouvait attaquée dans ses œuvres vives.
(5) On pourra trouver un récit détaillé de ces luttes et des « points forts « dans l’ouvrage de Cajo Brendel Lutte de classe autonome en Grande-Bretagne, 1945-1977, disponible à Echanges (photocopies).
(6) Un Premier ministre conservateur modéré, Edward Heath, après avoir tenté de réglementer les grèves, avait dû capituler en 1972 alors que les dockers faisaient le siège de la prison de Pentonville à Londres, où des délégués dockers avaient été emprisonnés pour avoir enfreint cette législation. Le gouvernement travailliste qui lui avait succédé n’avait guère mieux réussi dans la négociation avec les syndicats de sortes de pactes sociaux, qui aboutirent à ce « winter of discontent » (hiver 1978-1979), puis à l’élection en 1979 des conservateurs « durs » représentés par Margaret Thatcher.
(7) Nous n’épiloguerons pas ici sur une certaine similitude avec mai 1968 en France : dans les deux cas (Grande-Bretagne 1978-79 et France 1968) une crise sociale de grande ampleur secoue ces deux pays mais sans qu’un dépassement politique radical se précise, ce qui entraîne l’arrivée au pouvoir des éléments politiques les plus conservateurs, un raz de marée gaulliste en France et Thatcher en Grande-Bretagne. (8) Pour autant que les bases de la survie du Royaume-Uni dépendaient du pétrole et d’intérêts financiers dans les ex-colonies, le parapluie américain devenait absolument indispensable ce qui, jusqu’à aujourd’hui, définit encore les options et incertitudes et hésitations par rapport à un engagement franc européen, alors même que les liens économiques avec l’Europe se sont renforcés.
(9) La législation des gouvernements conservateurs successifs était destinée à interdire au mouvement de base toute utilisation des structures syndicales. Les deux axes centraux de ces mesures étaient d’une part l’interdiction de toute grève qui ne concernerait pas les strictes relations de travail avec son employeur (ce qui proscrivait toute grève de solidarité et autorisait le capital à procéder à des constructions juridiques accentuant encore les effets d’une telle interdiction), d’autre part la réglementation des grèves contraignant à des procédures lourdes excluant toute spontanéité et autorisant toutes les manipulations des appareils. Contrairement à ce qui continue d’être affirmé, l’ensemble de ces mesures n’a pas affaibli les syndicats mais leur a donné plus de possibilités d’intervention dans les relations de travail et de règlements des conflits avant qu’ils n’éclatent.
(10) L’instauration en 1990 d’un impôt local particulièrement injuste (uniforme par tête d’habitant, quel que soit le statut social) se substituant aux impôts locaux basés sur la nature de l’habitation donna lieu à une sorte de refus national, caractérisé à la fois par des actions locales de base d’une forte solidarité et par des manifestations monstres, à la limite de l’émeute. Cette réaction entraîna d’abord le retrait de cette réforme puis, à terme, la chute du gouvernement Thatcher (voir Echanges n° 63, janvier-mars 1990).
(11) Cette nouvelle notion de représentativité a déjà donné lieu, à notre connaissance, à deux conflits lorsque la pos- sibilité d’imposer un seul syndicat par accord direct syndicat-employeur a été utilisée pour éliminer un syndicat trop combatif et trop proche de sa base. Chez les agents de conduite anglais d’Eurostar et chez ceux de la ligne privée de Londres à l’aéroport d’Heathrow (octobre 2003).
(12) Un exemple peut être donné avec la vingtaine de compagnies privées qui ont pris en charge l’exploitation des lignes ferroviaires après le démantèlement de British Rail. On a vu au fil des années une succession de grèves localisées dans des catégories diverses (agents de conduite ou contrôleurs) qui rejaillissent les unes sur les autres, créant une sorte de perturbation continue qui ne peut pas plus être coordonnée que contrôlée, et qui est finalement beaucoup plus chaotique qu’une grève générale. Il en est de même dans d’autres secteurs comme les hôpitaux ou les travailleurs municipaux.
(13) Par contre le syndicat FBU a dû faire des efforts constants pour prévenir une grève générale des pompiers dans tout le Royaume-Uni et ce malgré plusieurs votes favorables à une telle action.
(14) voir note (3) ci-dessus. Il semble certain que, malgré les attaques de plus de vingt années sur les pratiques de travail, celles-ci ont subsisté et sont à la base des affrontements dans les tentatives de restructuration des services postaux dans laquelle la flexibilité joue un rôle central.
(15) S’il est un Etat où la manipulation des statistiques économiques masque la réalité sociale, c’est bien le Royaume-Uni : la médiatisation d’une « prospérité britannique » n’évoque guère le fossé qui s’est considérablement élargi entre riches et pauvres depuis l’ère Thatcher.
(16) On peut mesurer l’humour involontaire d’une telle déclaration lorsqu’on sait que le syndicat CWU a constamment bloqué toute tentative de généralisation des grèves sauvages, ce qui peut par ailleurs se comprendre vu les risques que cela comportait pour le syndicat en tant qu’organisation légale exposée alors à des sanctions particulièrement sévères.
(17) Depuis l’ère Thatcher, une énorme différenciation s’est établie entre les conditions de vie à Londres et dans le reste du Royaume-Uni. Dans la capitale le coût de la vie, notamment du logement, est tel que les primes spéciales de vie chère dont il est question sont non seulement nécessaires mais aussi largement insuffisantes.
(18) Le mouvement des pompiers britanniques s’est développé pendant plusieurs années de grèves locales puis dans des actions nationales limitées, le tout dans la pleine légalité mais avec une grande cohérence, pour les salaires et les conditions de travail. On peut y voir une grande similitude avec le mouvement des postiers en ce sens que le gouvernement entendait lier les augmentations de salaires à une restructuration conduisant à des licenciements et à une augmentation de la « productivité ». La pression de la base était telle que le syndicat FBU a finalement dû, à l’automne 2002, organiser un vote sur la grève. Mais cette grève nationale, décidée à une forte majorité, ne fut jamais déclenchée. Les militaires devant jouer les jaunes en cas de grève des pompiers, le syndicat joua la carte patriotique de la guerre d’Irak pour surseoir à la grève et le mouvement s’enlisa dans une grande confusion.
(19) Si l’on compare la position du shop-steward, par exemple avec celle du délégué élu en France, on voit qu’il n’a pas à être accrédité par le syndicat et est ainsi beaucoup plus proche de la base.
(20) Le SWP (Socialist Worker Party) est actuellement le principal groupe trotskiste britannique. Ses membres cherchent à se placer dans les appareils syndicaux fédérés dans la confédération unique (Trade Union). Le journal Postworker (Le Postier) (dont il est question dans le récit du postier page 26) est fortement influencé par le SWP.