Le texte qui suit nous est parvenu par des voies détournées, grâce à une camarade américaine, militante de toujours des IWW et qui, bien qu’actuellement à la retraite en Alaska, reste très active au niveau local dans les diverses organisations de soutien aux mouvements de libération d’Amérique latine.
L’origine de ce texte peut paraître insolite dans Echanges, mais il nous a paru un bien meilleur témoignage que bien des textes sur le Chiapas, et apporter des éléments permettant de comprendre la genèse des événements, dont on parle d’ailleurs beaucoup moins aujourd’hui, par-delà les engouements sur lesquels nous avons pris position par ailleurs. Le jésuite Mardonio Morales a passé trente années au Chiapas parmi la communauté indigène Tzeltal et son rapport date de mai 1995. Nous le livrons tel quel, traduit d’un article en anglais, lui-même traduit d’un texte en espagnol paru dans Proceso, 5 juin 1995.
Il est difficile de discuter la situation intérieure au Chiapas à cause de l’éventail complexe d’interactions. Depuis la deuxième tentative de dialogue à San Andres (1), il est clair que le caractère des batailles menées des deux côtés est celui d’un conflit de basse intensité. D’énormes intérêts sont en jeu. D’un côté, la survie des communautés indigènes, pas seulement au Chiapas mais dans tout le pays ; de l’autre, le contrôle sans réserve sur les matières premières, qui sont le sang du néolibéralisme économique qui nous révolte tous et qui a de lointains prolongements dans ses ramifications internationales.
Mon seul but était de séjourner dans les communautés Tzeltal, dans les municipalités de Sitala et des zones d’Ocosingo, hors de la mission de San Bachajon. Pendant toute cette période, je fus le témoin de l’apparition et du développement de ces forces qui maintenant s’affrontent dans une lutte à mort.
Je mettrai l’accent sur un facteur important qui, je pense, guide l’action du gouvernement et peut expliquer sa conduite actuelle, qui peut nous paraître procéder d’une mentalité très obtuse et d’une grande étroitesse d’esprit. Ce facteur est le pétrole. Je parlerai de ce que j’ai vu. C’est un témoignage, pas une étude technique. Je suivrai ces étapes : la découverte du pétrole, l’exploitation forestière, le peuplement, la « cattlization » (2), les infrastructures (routes, eau, électricité), la recherche et l’exploitation du pétrole.
1. - LA DÉCOUVERTE DU PÉTROLE
Au cours des premiers mois de 1964, je visitai pour la première fois les basses terres de Bachajon, dans la municipalité de Chilon, qui était alors totalement sauvage et très peu peuplée. J’arrivai dans la vallée de Sacun et là, dans le cours de la rivière Sacunil, à Cubwits, je trouvai une plaque de bronze de la Pemex (la société pétrolière mexicaine) scellée dans un plot en ciment et portant l’inscription 1961. Quand je descendis dans la vallée, on me dit, à Alan Sacun qu’il y avait là aussi d’autres repères de la Pemex. Ce furent les premiers éléments qui m’intriguèrent. Ainsi, dès 1961, dans les régions les plus reculées de la jungle, les réserves pétrolifères étaient déjà clairement connues.
Mieux encore, le long des routes principales traversant la jungle, depuis les zones basses vers Palenque et menant à Ocosingo, je trouvai des marques à la peinture rouge tous les cent mètres sur des rochers et sur les troncs des grands arbres. Elles portaient toutes les deux lettres EP et un nombre. Mes compagnons me dirent qu’occasionnellement des « ingénieurs » viendraient et prendraient des mesures.
Dans les années qui suivirent, au cours d’autres périples dans la région, je vis que ces mesures s’étaient étendues à toutes les routes et sentiers. Dans les montagnes plus hautes près de Coquilteel au-dessus de Chichi, je vis du pétrole brut qui suintait des fissures dans les rochers durant la saison chaude. Mes compagnons de voyage m’affirmèrent que cela pouvait être observé dans beaucoup d’endroits et qu’autrefois, c’était utilisé dans certains médicaments.
Comme les années s’écoulaient, il se confirma que les ingénieurs de Pemex développaient leurs activités. Ils me dirent alors que la plupart des gisements pétrolifères avaient été localisés comme à Jetha et le long de la rivière Paxilha. Sous l’administration de Lopez Portillo, lors du boom pétrolier, on parla même du site de Jetha à la télévision.
2. - L’EXPLOITATION FORESTIÈRE
En parallèle à ces travaux d’exploration, depuis les années 50 déjà, l’exploitation forestière battait son plein, notamment pour l’acajou (3) et autres bois durs ou tendres, tous aussi précieux les uns que les autres, transportés par des étrangers utilisant les scieries de Chancala et commerçant avec des firmes qui n’avaient de mexicain que le nom.
Les concessions accordées par le gouvernement stipulaient qu’elles pouvaient prendre tout ce qui les intéressait dans un rayon de 500 mètres le long des routes ou sentiers qu’ils pouvaient ouvrir. Naturellement ils prirent tout ce qui leur plaisait. La jungle inspirait la peur. D’abord, je pouvais marcher des jours entiers dans l’ombre et ne pouvait voir ni le ciel ni le paysage ; tout était vert.
Alors que l’exploitation forestière battait son plein, le processus de peuplement commença. Alors les compagnies forestières durent établir des relations avec les nouveaux membres des ejidos ou ejidatarios (4). Avec pour conséquence qu’il en résulta un partenariat étrange. Comme ils manquaient totalement de connaissances techniques et de conseils, les ejidatarios tirèrent profit de l’assistance des firmes pour l’éradication des arbres des terres qui leur avaient été concédées par le gouvernement pour planter du maïs. De plus, les chemins que les compagnies forestières avaient tracés étaient très utiles pour les communications internes des ejidatarios.
Avec les machines modernes et l’énorme scierie de Chancala, la destruction de la jungle marcha à pas de géant, mêlant le traditionnel brûlis qui achevait de détruire ce que les firmes forestières avaient délaissé dans les ejidos. Je pus voir ainsi comment le massacre progressa pendant dix années.
De 1968 à 1978, on put voir ainsi son extension depuis les terres de Tulilha jusqu’à celles de Pico de Oro. Cela s’étendait sur près de 200 km. Il y a quinze jours (5), j’ai voyagé à bord d’un gros camion qui venait de Mazatlan pour aller prendre un chargement d’acajou à Pico del Oro. En dépit de toutes les réclamations formelles émanant à la fois d’institutions et d’individus, adressées tant à l’opinion publique qu’aux responsables gouvernementaux, les destructions continuèrent leur cours comme auparavant. L’explication en est simple : les ressources en bois sont utilisées et le terrain est préparé pour la phase suivante, la recherche pétrolière et l’exploitation du pétrole.
3. - LE PEUPLEMENT
Au début des années 60, le gouvernement ouvrit les « terres nationales » aux groupes paysans indigènes des hautes terres et même aux paysans d’autres lieux comme Vera Cruz, Puebla et Guerrero. Des spécialistes agricoles critiquèrent vivement l’ouverture de la jungle à l’agriculture. La jungle n’est pas un terrain pour la culture mais pour la forêt. On ne prêta guère attention à ces arguments. Au lieu de ça, cette terre impropre à la culture fut en toute irresponsabilité transférée à des centaines d’ejidos.
La raison de cette stratégie est maintenant parfaitement claire. D’un côté on avait besoin de main-d’œuvre bon marché ; de l’autre on avait besoin de parfaire la préparation du terrain pour la recherche et l’exploitation pétrolière. On avait besoin de main-d’œuvre bon marché, c’est-à-dire de gens qui étaient contrôlables, et contrôlés, qui accepteraient tout ce qui pouvait survenir. C’est pour cela qu’il n’y eut aucun plan pour prévoir l’organisation de colonies de peuplement. C’était une bombe à retardement.
Dans chaque colonie de peuplement vivent des indigènes et des paysans venus de différents endroits, tous à la recherche de la possession de la terre. Tout d’abord ils furent unis par ce besoin qu’ils avaient en commun ; puis différents intérêts, coutumes et besoins commencèrent à apparaître. Il est extrêmement difficile de les organiser et il y a toujours quelqu’un qui cherche à servir les intérêts des plus puissants. C’était ce que le gouvernement cherchait : des gens désorganisés donc contrôlables. De plus, à partir de 1975, on vit arriver par vagues des groupes de sectes diverses qui furent un obstacle majeur à toute tentative d’organisation.
4. - CATTLIZATION
L’étape suivante qui paracheva la destruction totale et finale de la jungle fut de persuader les ejidos d’abandonner la culture du maïs pour l’élevage du bétail. Pour ce faire au milieu des années 60, les banques officielles et privées offrirent du crédit à faible taux d’intérêt et une profusion de conseils techniques. Dans cette voie, le ministère pour la réforme agraire qui pendant des années avait exploité sans répit les ejidos offrit aussi des conseils généreux de sorte que le plus grand nombre d’ejidos se convertit à l’élevage du bétail.
Ceux qui s’étaient embarqués dans cette voie dans les quatre ou cinq premières années devinrent de riches éleveurs. Ceci conduisit ceux qui avaient hésité à courir vers les banques pour emprunter.
Mais cette seconde vague fut contre-productive pour les ejidatarios. Le crédit était un piège et les dettes accumulées laissèrent des milliers de paysans sans méfiance sous la coupe rigide des banques. Maintenant, l’objectif a été atteint : celui qui cherche la jungle de Lacandon ne trouvera qu’un énorme pâturage. Vous n’avez qu’à regarder une photographie aérienne récente de la frontière entre le Guatemala et le Mexique le long de la rivière Usumacita. La jungle guatémaltèque contraste avec la ligne aride du Mexique de l’autre côté de la rivière.
5. - INFRASTRUCTURE
L’exploitation pétrolière nécessite de toute évidence de grandes infrastructures : routes, électricité, eau, des populations pour fournir du travail bon marché, des centres d’approvisionnement en nourriture, des villes qui peuvent être converties en lieu de résidence pour les techniciens et travailleurs qualifiés. Partout où les vagues du pétrole mexicain déferlent, d’énormes machines apparaissent et font disparaître les sentiers tortueux. Par exemple, tout le monde fut surpris par la route qui fut bâtie à Chichi, près de Bachajon, et par la construction d’un immense pont pour traverser la rivière et atteindre la région où j’avais vu le pétrole suinter de la surface du sol. Le plus surprenant fut que cette construction fut brutalement stoppée, une fois le pont construit, et ne fut pas reprise. Pourquoi ? Naturellement, personne ne donna d’explication. Les routes sont bâties et, en attente d’un usage officiel, sont laissées à l’abandon, se détériorant même jusqu’à la destruction, jusqu’à ce que l’industrie pétrolière en ait l’utilisation.
L’eau potable avait été une bataille menée dans les communautés indigènes pendant des années et des années. Les quinze premières années de mon séjour, c’était une recherche incessante pour trouver le financement seulement des tuyaux d’adduction d’eau ; les communautés faisaient le reste, mais l’Etat ne donnait aucune suite aux requêtes en ce sens. Puis, tout d’un coup, les villages furent approvisionnés en eau potable, comme par magie.
Les entrepôts de Conasupo sont situés à un point stratégique, d’où l’on peut approvisionner rapidement et efficacement toute la région pétrolière. Pour voir si ce phénomène s’est produit aussi dans la région de Los Altos, on doit seulement lire les rapports de ceux qui sont allés dans la zone de conflit et les comparer aux programmes sociaux du gouvernement. Ici, dans la jungle, destruction écologique et manipulation des populations locales et là-bas abandon, faim et maladies.
Il est notable aussi que le réseau électrique a couvert la région entière en l’espace de dix années. C’est sans aucun doute l’indication la plus claire de la hâte avec laquelle on mettait en place l’infrastructure essentielle à une recherche pétrolière rapide et efficace.
Nous fûmes aussi tous surpris de la diligence mise à installer le téléphone dans la région pétrolière. Pour ceux qui avaient lutté pendant des années et des années pour faire installer les services les plus essentiels, la stratégie du gouvernement dans la région était parfaitement claire. La modification de l’article 27 de la constitution fournit l’explication logique qui fait prévoir ce qui nous attend dans un futur proche.
6. - LA RECHERCHE PÉTROLIÈRE
Il y a environ six ans, le long des routes principales de la région basse, on commença à voir des campements provisoires de travailleurs d’origine paysanne. Ces camps, appartenant à une compagnie étrangère, étaient loués par la Pemex pour commencer les recherches pétrolières. Ils se multiplièrent rapidement et je les vis apparaître même le long de routes secondaires.
Quelque chose d’admirable ! Ils ont tracé des lignes droites partant des villages de la région basse vers la ville d’Ocosingo. Une voie d’un mètre de large courant à travers les montagnes, les ravins et les vallées, ne se détournant devant aucun obstacle. Cela causa plus d’un accident fatal chez les travailleurs, la plupart indiens, qui y étaient employés, ce dont bien sûr personne n’a jamais entendu parler.
Tous les vingt mètres ils creusaient un puits, le dynamitaient et recueillaient des informations avec des appareils transportés sur leur dos pendant des jours et des mois jusqu’à ce qu’ils atteignent Ocosingo. C’est comme cela qu’ils laissèrent leur marque dans la jungle. Naturellement, ils ne demandèrent jamais la permission d’entrer dans les ejidos ou dans les propriété privées. Les explosions firent disparaître bien des sources d’eau potable ; à la source de la rivière Tuliha, ils tuèrent tout le poisson et polluèrent tout le système d’irrigation qui court sur près de 80 km, causant de sérieux problèmes dans les ejidos qu’il approvisionnait. Les protestations et les réclamations des ejidos de Chol et Tzeltazl ne donnèrent rien.
Alors que cette activité battait son plein, le 1er janvier 1994 survint (6) et, avec lui, la suspension brutale de toute activité d’exploration. Il y a quinze jours (mai 1995) après la rencontre de San Andres, les installations réapparurent le long de la grande route près de Chancala.
7. - L’EXPLOITATION PÉTROLIÈRE
Dans la région où je me déplace habituellement je n’ai pas encore vu de puits en train d’être forés. Mais du bus, alors que je voyageais sur la route de San Miguel à Ocosingo, j’ai vu des puits en train d’être forés et des routes menant à d’autres forages. Et nous savons qu’il y a une grande activité dans la région de Pico de Oro. Naturellement tout n’a pas été stoppé. C’est la raison pour laquelle nous avons l’armée fortement présente partout même si nous sommes très loin de la zone de conflit.
Je crois que ce témoignage sur ce que j’ai vu depuis 1964 jusqu’à maintenant et la découverte des relations entre le pétrole, l’exploitation du bois, le peuplement, la cattlization et les infrastructures explique l’attitude inflexible du gouvernement
S’ils cherchent du pétrole et autres richesses du sous-sol, comment un accord peut-il être trouvé, dans lequel les populations indigènes pourraient avoir une autonomie territoriale ? Aussi longtemps que les indigènes sont regardés comme des bêtes de somme, comment peut - on trouver un accord qui respecte leur dignité ?
5 juin 1995
(Nous avons laissé de côté la conclusion de ce texte qui n’apporte rien de plus que les développements qui précèdent et qui attribue - l’auteur prêche pour son Eglise - la révolte du Chiapas à l’influence d’une évangélisation de trente-cinq années dans les populations indiennes qui, avec la foi, leur aurait apporté la conscience de leur exploitation et la force de leur révolte. Autrement dit, l’apologie de l’idéologie de la Libération prônée par certains secteurs de l’Eglise catholique et désavouée par la hiérarchie. - Note d’Echanges).
NOTES
(1) Il s’agit de l’insurrection de l’EZLN qui marqua le 1er janvier 1994 par l’occupation de cinq villes du Chiapas dont San Cristobal de las Casas. La rencontre de San Andres de 1995 dont il est question est le lieu d’une des rencontres/palabres entre le gouvernement mexicain et les zapatistes.
(2) Nous avons gardé le terme « cattlization » qui vient de l’anglais cattle (bétail) pour exprimer la transformation de l’agriculture qui vit la culture (essentiellement du maïs) remplacée par l’élevage du bétail (essentiellement la vache pour la viande).
(3) Nous avons traduit l’anglais mahogany par « acajou », bien qu’il s’agisse d’un ensemble d’essences forestières tropicales d’une même famille d’arbres.
(4) Les mots « Ejidos » (terres communales) et « ejidatarios » (leurs habitants) renvoient à une notion complexe difficile à expliquer succinctement, qui concerne le lien entre les communautés indiennes d’Amérique latine et la terre, lien modifié par des réformes agraires boiteuses toujours remises en cause. En 1980, le Mexique comptait 3 millions d’ejidos, exploitations individuelles de terres attribuées collectivement et inaliénables.
(5) En 1995.
(6) Voir note 1.