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Les nouveaux rapports à l’État

jeudi 13 octobre 2016

Ce texte est la mise en forme d’une ré­ponse à cer­taines ques­tions po­sées par un ca­ma­rade belge. Il a en­suite ser­vi de base de dé­part à un texte beau­coup plus long pour le nu­mé­ro 18 de la re­vue Temps cri­tiques à pa­raître cet au­tomne.

 

La théo­rie et l’ou­bli de la ques­tion de l’État

Le ca­pi­ta­lisme n’est pas un « sys­tème » avec des lois qui ré­gi­raient stric­te­ment la marche du monde sur­tout au­jourd’hui que ce monde semble en voie d’uni­fi­ca­tion. C’est pour cette rai­son que les po­si­tions les plus cou­rantes perçoivent cette marche du monde (« tel qu’il va » disent cer­tains) comme une ca­tas­trophe ou une fa­ta­li­té. À l’ex­cep­tion des rares qui vou­draient re­fon­der une théo­rie com­mu­niste (Théo­rie Com­mu­niste) ou qui main­tiennent plus mo­des­te­ment une po­si­tion de théo­rie cri­tique (cf. les re­vues Temps cri­tiques ou en­core Kri­sis-Exit), l’im­pres­sion gé­né­rale est celle d’un manque théo­rique. Il n’ap­pa­raît plus de point de vue ou de pers­pec­tive qui per­met­trait, dans sa gé­né­ra­li­té, de dé­ga­ger une autre vi­sion du monde et ses voies d’ac­cès.

Ce qui do­mine, ce sont dif­fé­rentes formes d’im­mé­dia­tisme qui se posent en re­cours contre l’im­pres­sion de chaos. Il y a eu « l’in­sur­rec­tion qui vient » il y a main­te­nant des ap­pels à prendre des me­sures ré­vo­lu­tion­naires comme si quelques ZAD pou­vaient trans­for­mer le rap­port de force gé­né­ral qui nous est émi­nem­ment dé­fa­vo­rable. Le même constat d’un im­mé­dia­tisme sa­tis­fait et vel­léi­taire trans­pa­raît à la lec­ture des ex­pé­riences re­trans­crites dans le suc­cès de li­brai­rie (bien­tôt 20 000 exem­plaires) Constel­la­tions : Tra­jec­toires ré­vo­lu­tion­naires du jeune XXIe siècle (L’Éclat, 2014). Il s’agit avant tout d’y af­fir­mer des pra­tiques en les au­to­qua­li­fiant de ré­vo­lu­tion­naires. L’apo­rie his­to­rique des deux siècles pré­cé­dents sur les rap­ports dia­lec­tiques entre théo­rie et pra­tique est ré­so­lue d’un coup de cha­peau de ma­gi­cien. La pen­sée de­vient af­fir­ma­tive ; il s’agit avant tout de po­si­ti­ver et non pas de cri­ti­quer. Voi­là un nou­veau cre­do.

De­vant l’ob­so­les­cence des théo­ries du pro­lé­ta­riat, le manque de sub­stance et de cré­di­bi­li­té de nou­veaux su­jets (telle la « mul­ti­tude ») conçus sur le même mode que l’an­cien su­jet de classe, cet im­mé­dia­tisme trouve de la vi­gueur parce qu’il ré­ac­tive des lignes de frac­ture qui per­met­traient d’y voir clair et donc de tran­cher dans le vif. Au ni­veau le plus ba­sique, ce­la veut dire que face à un grand pro­jet on ne peut qu’être pour ou contre, face à une ré­forme ou à une nou­velle loi il en se­ra de même. Il n’y a plus rien de dis­cu­table au sens fort. À un ni­veau plus ré­flé­chi (l’im­mé­dia­tisme éri­gé en sys­tème peut être do­té d’une stra­té­gie), il s’agit de re­créer des lignes de frac­ture en­ne­mis/amis qui étaient celles aus­si bien des fas­cismes (cf. les thèses de Schmitt) que du so­cia­lisme (les « fron­tières de classes ») mais qui se sont gran­de­ment es­tom­pées avec la moyen­ni­sa­tion des so­cié­tés et la trans­for­ma­tion de l’an­cien an­ta­go­nisme his­to­rique de classes en di­verses pra­tiques de res­sen­ti­ment qui ont eu pour ef­fet de faire bais­ser le ni­veau de conflic­tua­li­té cen­tra­le­ment re­pré­sen­té jus­qu’à pré­sent par les luttes sur le lieu de tra­vail.

Il ne s’agit pas de les ju­ger a prio­ri, mais de les ca­rac­té­ri­ser et éven­tuel­le­ment de leur ren­voyer une autre image que celle sous la­quelle elles se pré­sentent. Il faut re­con­naître qu’elles consti­tuent une ré­ac­tion à une so­cié­té ca­pi­ta­li­sée dont les lignes de frac­ture semblent s’ef­fa­cer. Il y a alors un be­soin soit de mi­ni­mi­ser l’en­ne­mi (simple pa­ra­site ex­ploi­tant le ge­ne­ral in­tel­lect pour les néo-opé­raïstes te­nants de la mul­ti­tude, co­losse aux pieds d’ar­gile pour les in­sur­rec­tion­nistes), soit de le sur­di­men­sion­ner ou sur­re­pré­sen­ter sous forme de forces obs­cures qui do­mi­ne­raient le monde (fi­nance, FMN, im­pé­ria­lisme amé­ri­cain, sio­nisme) comme le font sou­vent les cou­rants al­ter­mon­dia­listes ou en­core sous forme d’une struc­ture abs­traite de do­mi­na­tion : le ca­pi­tal fait sys­tème.

Tout ce­la n’est pas in­ven­té ; il y a bien une dif­fi­cul­té à ar­ti­cu­ler l’as­pect de plus en plus abs­trait re­vê­tu par le ca­pi­tal et sa so­cié­té. D’où les ana­lyses en termes de « ca­pi­tal au­to­mate » (la re­vue al­le­mande Kri­sis, des au­teurs comme Post­one et Jappe) ou en­core le re­tour en grâce d’Al­thus­ser1 à tra­vers les no­tions d’ins­tances et de sur­dé­ter­mi­na­tion re­prises, par exemple, par la re­vue Théo­rie Com­mu­niste. Dans cette pers­pec­tive, il y a sé­pa­ra­tion entre ce qui se­rait de l’ordre d’un « sys­tème », d’une struc­ture et ce qui se­rait de l’ordre de l’État. La cri­tique ou même la simple pré­oc­cu­pa­tion de ce qu’est cet État au­jourd’hui et de ce que ce­la im­plique au ni­veau des pra­tiques po­li­tiques font dé­faut. Cet ou­bli ou en tout cas cette se­con­da­ri­sa­tion de l’État reste tou­te­fois une po­si­tion peu cou­rante d’au­tant qu’elle re­pose en gé­né­ral sur un socle théo­rique af­fir­mé, par exemple ce­lui qui a pour pers­pec­tive « la com­mu­ni­sa­tion » (la re­vue Théo­rie Com­mu­niste et ses épi­gones) et une dif­fu­sion li­mi­tée de ces thèses. Ce qui do­mine plu­tôt et s’étend jus­qu’à cer­taines sphères mé­dia­tiques de se­cond rang comme Le Monde di­plo­ma­tique et la re­vue Al­ter­na­tives éco­no­miques, ce sont les po­si­tions qui cherchent à per­cer ce qui se cachent der­rière la né­bu­leuse fi­nan­cière et l’ap­pa­rente im­per­son­na­li­té de la do­mi­na­tion bu­reau­cra­tique et tech­no­lo­gique ou der­rière la mon­dia­li­sa­tion (cf. les dis­cours ex­pli­ca­tifs en termes de com­plot et aus­si par­fois les dis­cours « al­ter » ou éco­lo­gistes). Ces po­si­tions se­con­da­risent elles aus­si l’État, du moins dans sa di­men­sion na­tio­nale dans la me­sure où toutes font état d’une perte de sou­ve­rai­ne­té na­tio­nale jus­te­ment par rap­port au pro­ces­sus de glo­ba­li­sa­tion/mon­dia­li­sa­tion.

Les nou­velles ar­ti­cu­la­tions de la puis­sance

Dans cette pers­pec­tive, l’État na­tio­nal au sein du ca­pi­ta­lisme mon­dia­li­sé est perçu comme écar­te­lé entre d’un cô­té la né­ces­si­té de rendre com­pa­tible les in­té­rêts de son éco­no­mie na­tio­nale avec la concur­rence éco­no­mique in­ter­na­tio­nale, et de l’autre la né­ces­si­té de sa sur­vie conçue en termes sé­cu­ri­taires avec l’idée d’un État ré­duit au mi­nis­tère de l’In­té­rieur dans une « so­cié­té car­cé­rale2 » (Po­lice par­tout, jus­tice nulle part) dans la­quelle règne la vi­déo­sur­veillance et le fi­chage gé­né­ra­li­sé. Là en­core, rien d’in­ven­té. Un dis­cours et des me­sures sont ef­fec­ti­ve­ment mis en place afin d’une part, de res­ti­tuer la fi­gure d’un en­ne­mi de l’in­té­rieur (le plus sou­vent ima­gi­né : « l’anar­cho-au­to­nome ») quand celle de l’en­ne­mi tra­di­tion­nel de classe a dis­pa­ru au pro­fit de contes­ta­tions dif­fuses et de « tra­jec­toires ré­vo­lu­tion­naires » in­no­vantes ; et d’autre part de ré­pondre au ca­rac­tère dif­fus des guerres asy­mé­triques que livrent des or­ga­ni­sa­tions ter­ro­ristes in­ter­na­tio­nales dont on ne sait plus si elles mé­ritent le nom d’en­ne­mi ex­té­rieur ou d’en­ne­mi in­té­rieur.

Le ren­for­ce­ment des moyens de contrôle de l’État par l’in­ter­mé­diaire des nou­velles tech­no­lo­giques (contrôle des com­mu­ni­ca­tions, vi­déo­sur­veillance, re­le­vés d’ADN, bra­ce­lets élec­tro­niques) et une ten­dance à la cri­mi­na­li­sa­tion des luttes à tra­vers une po­li­tique ré­pres­sive, sont cen­sés ré­pondre au dé­ve­lop­pe­ment gé­né­ral d’un sen­ti­ment d’in­sé­cu­ri­té dif­fus et élar­gi. Il pa­raît lié non seule­ment aux peurs de « pos­sé­dants » de plus en plus nom­breux, de plus en plus va­riés parce que de plus en plus « pe­tits » (pro­prié­taire de son lo­ge­ment jus­qu’à sa voi­ture en pas­sant par son por­table), mais aus­si aux ca­rac­té­ris­tiques d’une so­cié­té ca­pi­ta­li­sée dans la­quelle la « li­ber­té » crois­sante liée à un pro­ces­sus d’in­di­vi­dua­li­sa­tion tou­jours plus pous­sé, se paie d’une flexi­bi­li­té et d’une pré­ca­ri­té elles aus­si crois­santes. Le ca­pi­tal pro­duit du risque et de l’in­sé­cu­ri­té. Le ré­sul­tat c’est une me­nace dif­fuse qui pousse plus au re­trait des in­di­vi­dus qu’à leur in­ter­ven­tion so­ciale-po­li­tique. Face à ce­la l’État, lui, peut se pré­sen­ter comme ce­lui qui a tous les droits puis­qu’il est le res­pon­sable de la conser­va­tion et de la re­pro­duc­tion du rap­port so­cial d’en­semble. Il n’est pas te­nu par un pacte so­cial comme le croît la pen­sée de gauche, puis­qu’il n’en est plus seule­ment le su­jet comme à l’apo­gée de l’État-pro­vi­dence mais au­jourd’hui plu­tôt la consé­quence comme si, en ap­pa­rence nous étions re­ve­nus à l’État-mi­ni­mum de l’époque de Hobbes.

C’est le temps de la « dé­mo­cra­tie ab­so­lue3 » qui in­ter­dit de plus en plus des com­por­te­ments ju­gés à risque tout en « li­bé­rant » de plus en plus les mœurs. Le nou­veau sens ci­vique c’est ce­lui de la res­pon­sa­bi­li­té avec in­ver­sion de prin­cipe. Ce qui est ju­gé de l’ordre de la dé­la­tion et de la col­la­bo­ra­tion sous les fas­cismes de­vient une simple vi­gi­lance dans la dé­mo­cra­tie ab­so­lue qui per­met d’en ap­pe­ler à la dé­non­cia­tion des sans-pa­piers. Contrai­re­ment à ce que disent cer­tains4, l’ini­tia­tive de ces po­li­tiques n’est pas le fait uni­la­té­ral de l’État puisque jus­te­ment les in­di­vi­dus-dé­mo­cra­tiques et leurs nou­veaux types d’as­so­cia­tions vont au-de­vant des de­mandes de ci­visme de l’État en trans­for­mant eux-mêmes leurs ré­ac­tions im­mé­diates et per­son­nelles en de­mandes de droit ou en dé­pôts de plaintes comme le montrent aus­si bien des ha­bi­tants de quar­tiers qui ne sup­portent plus les « nui­sances » dues aux pauvres ou aux per­sonnes dé­pla­cées ou en­core le trai­te­ment de la ques­tion du har­cè­le­ment. Par exemple, sur la ques­tion du fi­chage, que ce soit par l’in­ter­mé­diaire des cartes d’iden­ti­té nou­velle for­mule, des cartes vi­tales, des cartes ban­caires ou des mul­tiples cartes de consom­ma­teurs ou que ce soit par l’uti­li­sa­tion des cour­riers élec­tro­niques ou des té­lé­phones, le fi­chage est gé­né­ra­li­sé… et ac­cep­té dans le cadre d’un don­nant-don­nant. C’est ça le prin­cipe du « ca­pi­ta­lisme et de la dé­mo­cra­tie comme moins mau­vais des sys­tèmes ». Chaque in­di­vi­du-dé­mo­cra­tique tient les comptes et sa ba­lance qui éta­blit un ra­tio avan­tages/ in­con­vé­nients. Ce­la rend toute lutte un peu vaine ou alors juste pour le prin­cipe. Il en fut ain­si de la lutte contre le fi­chage des en­fants à l’école pri­maire dans la ré­forme de 2008.

C’est pour­quoi il faut re­pla­cer l’en­semble de ces me­sures, de cette po­li­tique, dans le cadre des nou­velles ar­ti­cu­la­tions de la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée et non pas faire d’une ten­dance, par exemple celle qui ver­rait se dé­ve­lop­per une « so­cié­té car­cé­rale », une ten­dance do­mi­nante ou même unique. Ce qu’il faut mettre à jour, c’est cette ar­ti­cu­la­tion entre la po­li­tique, le so­cial et le ju­ri­dique avec très sou­vent une ré­duc­tion du po­li­tique au ju­ri­dique que ce soit dans le cadre de l’état d’ex­cep­tion comme dans l’Ita­lie des « an­nées de plomb » ou dans le cadre du li­bé­ra­lisme qui ré­duit la lutte pour l’éga­li­té à des luttes contre les dis­cri­mi­na­tions et pour l’équi­té. Ar­ti­cu­la­tion aus­si entre so­cia­li­sa­tion, re­pro­duc­tion, do­mi­na­tion et sou­mis­sion. Ar­ti­cu­la­tion en­fin entre le lo­cal et le glo­bal puisque l’État n’est pas vu comme l’ins­tru­ment de cette der­nière ar­ti­cu­la­tion quand il s’ex­prime et in­ter­vient sous sa forme ré­seau. Le glo­bal n’étant plus que par­tiel­le­ment mé­dié par les an­ciennes ins­ti­tu­tions (crise de l’État dans sa forme d’État-na­tion), ce glo­bal ap­pa­raît comme un Lé­via­than qui nous se­rait ex­té­rieur. Il nous fe­rait face comme si nous ne par­ti­ci­pions pas à sa re­pro­duc­tion alors que rai­sonnent de toute part des ap­pels à l’État qui ne rem­pli­rait plus son rôle pro­tec­teur ou des ap­pels à des com­por­te­ments ci­toyens qui visent à re­com­po­ser une so­cié­té ci­vile pour évi­ter le face à face dont nous ve­nons de par­ler. Au­jourd’hui, l’in­for­ma­ti­sa­tion du so­cial im­plique une dia­lec­tique crois­sante entre les formes contem­po­raines de contrôle d’un État qui uti­lise lar­ge­ment les moyens tech­no­lo­giques et l’au­to-contrôle des in­di­vi­dus-dé­mo­cra­tiques fixes et re­con­nus qui sou­daient la com­mu­nau­té ou­vrière. Il lui op­pose le temps d’au­jourd’hui, ce­lui de l’in­di­vi­dua­li­sa­tion des rap­ports so­ciaux, de la crise du tra­vail et de la fa­mille et du sen­ti­ment d’in­sé­cu­ri­té qui en dé­coule.

Les phé­no­mènes de groupe, y com­pris dans les ré­voltes de ban­lieues, ne se com­prennent plus en termes de luttes de classes mais en termes de bandes y com­pris quand il s’agit d’af­fron­ter une po­lice qui se com­porte elle-même par­fois comme une bande. Le dé­ve­lop­pe­ment au grand jour des ac­ti­vi­tés re­li­gieuses parce qu’en­cou­ra­gées par l’État et les ins­ti­tu­tions re­li­gieuses of­fi­cielles, ain­si que le dé­ve­lop­pe­ment d’ac­ti­vi­tés illé­gales pa­ral­lèles, lar­ge­ment to­lé­rées par cette même po­lice parce que lar­ge­ment to­lé­rées par l’État, vont dans le sens d’une sta­bi­li­sa­tion même si tout n’est pas « sé­cu­ri­sé ». Jus­qu’à un cer­tain point, ac­ti­vi­tés so­ciales lé­gales et ac­ti­vi­tés illé­gales com­pensent en par­tie le manque d’ac­ti­vi­té-tra­vail tra­di­tion­nel.

Des manques théo­riques aux dé­rives pra­tiques

L’État n’est pas perçu comme un concen­tré de la so­cié­té et comme en in­hé­rence avec le ca­pi­tal dont es­saie de rendre compte notre concept de so­cié­té ca­pi­ta­li­sée. Il en ré­sulte un re­tour à l’idée de so­cié­té ci­vile en dé­ca­lage avec l’État, la po­li­tique et les po­li­ti­ciens cor­rom­pus. Ce manque d’acui­té cri­tique pro­duit une aug­men­ta­tion de ce qu’on pour­rait ap­pe­ler le taux de com­pen­sa­tion avec le dé­ve­lop­pe­ment de po­si­tions prin­ci­pa­le­ment « an­ti » : an­ti-Ber­lus­co­ni ou an­ti-Sar­ko­zy, an­ti­ca­pi­ta­liste sans plus de pré­ci­sion, an­ti­amé­ri­caine, an­ti­sio­niste et an­ti­fas­ciste. Toute pers­pec­tive ré­vo­lu­tion­naire ap­pa­rais­sant uto­pique, on as­siste à un re­pli désa­bu­sé ou au contraire fré­né­tique sur des pe­tits com­muns dé­no­mi­na­teurs. Les com­mu­nau­ta­rismes rem­placent l’in­ter­na­tio­na­lisme, le res­sen­ti­ment rem­place la conscience de classe, la sus­pi­cion com­plo­tiste rem­place la ré­flexion.

Ce manque théo­rique s’ac­com­pagne d’une dé­rive pra­tique quand des mou­ve­ments comme ceux an­ti-TAV du Val de Suze ou an­ti nou­vel aé­ro­port de NDDL ou en­core contre le gaz de schiste ont ten­dance à jouer le lo­cal contre le glo­bal, c’est-à-dire concrè­te­ment le pou­voir mu­ni­ci­pal contre l’État comme si ces pou­voirs lo­caux ne consti­tuaient pas des seg­ments du ré­seau glo­bal. Le pa­ra­doxe étant que ce sont sou­vent les mêmes qui cri­ti­quaient le « ci­toyen­nisme » hier qui en re­vêtent les ori­peaux au­jourd’hui. Pour­tant, si l’idéo­lo­gie ne nous obs­cur­cit pas la vue, il faut bien re­con­naître que ce qu’il y avait de vi­vant dans le lo­cal tend de plus en plus à dis­pa­raître sous le coup des trans­for­ma­tions du rur­bain et ce qui sur­git n’est sou­vent qu’un lo­cal re­crée, ar­ti­fi­ciel dans son op­po­si­tion au glo­bal. Cette re­ter­ri­to­ria­li­sa­tion s’ef­fec­tue sur une dé­ter­ri­to­ria­li­sa­tion dé­jà bien avan­cée.

Au­jourd’hui, c’est l’État dans sa forme ré­seau qui se fait le dé­po­si­taire du mul­tiple… comme nou­velle forme de l’Un. L’ac­tion contre l’État au­jourd’hui re­vêt alors la forme d’une cri­tique et éven­tuel­le­ment d’une lutte contre les an­ciennes mé­dia­tions ins­ti­tu­tion­nelles qui ap­pa­raissent comme les re­pré­sen­tantes d’une norme uni­ver­selle qui a per­du tout sens pro­gres­siste ou éman­ci­pa­teur. C’est l’im­mé­dia­te­té pro­duite par le pro­ces­sus de glo­ba­li­sa­tion qui tend à as­su­rer l’équi­va­lence entre ce qui est de l’ordre de l’in­di­vi­dua­li­té et ce qui est de l’ordre de l’uni­ver­sa­li­té à tra­vers le triomphe du re­la­ti­visme cultu­rel et idéo­lo­gique.

Là en­core la ré­vo­lu­tion du ca­pi­tal a frap­pé et nous ne sommes pas loin de « l’in­di­vi­du im­mé­dia­te­ment so­cial » sou­hai­té par Marx, mais sans pers­pec­tive com­mu­niste.

Comme l’État-na­tion a pu être un État-stra­tège (et l’être puis­sam­ment), l’État-ré­seau peut aus­si être un État-stra­tège. Mais il l’est à sa ma­nière, c’est-à-dire en créant ou en ac­ti­vant des groupes et des or­ga­ni­sa­tions qui se­ront les opé­ra­teurs d’une ac­tion po­li­tique et idéo­lo­gique par­ti­cu­lière. Son ac­tion passe beau­coup moins par les mé­dia­tions ins­ti­tu­tion­nelles du sys­tème édu­ca­tif (ins­pec­tions, rec­to­rats, di­rec­tions des éta­blis­se­ments, for­ma­tion des maîtres, ad­mi­nis­tra­tion des car­rières, éva­lua­tions, etc.) bien qu’elle ne s’y op­pose pas, mais cherche plu­tôt à la dé­bor­der. En ef­fet, elle passe da­van­tage par la mo­bi­li­sa­tion de ré­seaux ad hoc, de groupes et d’in­di­vi­dus-re­lais. Il s’agit d’une stra­té­gie de type cam­pagne po­li­tique et mo­rale, une ac­tion de néo agit-prop en quelque sorte (En 1954, Men­dès-France avait an­ti­ci­pé avec sa cam­pagne sur « un verre de lait pour tous les élèves, le ma­tin, à l’école »). Ain­si, la cam­pagne ABCD a été pré­pa­rée par une frac­tion mi­no­ri­taire de l’ap­pa­reil d’État (Mi­nis­tère du Droit des femmes) avec des ex­perts qui as­so­ciés aux lob­bies (ici les lob­bies gen­ristes) et à cer­taines as­so­cia­tions « ci­toyennes » vont en­suite la pro­gram­mer dans l’or­ga­ni­sa­tion de l’école, dans son em­ploi du temps, dans ses mé­thodes pé­da­go­giques, etc. La po­si­tion du Mi­nis­tère de l’Édu­ca­tion Na­tio­nale, qui a ici une fonc­tion de ré­gu­la­tion et de contrôle de la stra­té­gie, a peut-être in­duit des conflits d’in­té­rêts po­li­tiques dans la gou­ver­nance éta­tique du pou­voir so­cia­liste.

Un État mo­derne au­jourd’hui c’est un État qui se fait concen­tré de so­cié­té de la même façon qu’il ex­prime son in­hé­rence au ca­pi­tal5. Mais le pro­cès de to­ta­li­sa­tion ne prend pas la fi­gure d’un nou­veau Lé­via­than ou de Big Bro­ther. Il y a to­ta­li­sa­tion en ré­seaux dans la­quelle les forces de pou­voir dif­fusent main­te­nant de ma­nière cen­tri­fuge alors qu’elles ac­cu­mu­laient et cen­tra­li­saient de façon cen­tri­pète. La ques­tion éco­lo­gique est ré­vé­la­trice des lo­giques nou­velles des États. Quelles que soient les dif­fé­rences entre États na­tio­naux, ces der­niers, quand ils comptent en­core en termes de puis­sance, af­firment leur sou­ve­rai­ne­té et leur pou­voir par le contrôle des po­li­tiques éner­gé­tiques, en­vi­ron­ne­men­tales et ne l’ou­blions pas, ali­men­taires. En France la com­pé­tence tech­nique est concen­trée dans l’État (la forme État-na­tion y per­dure plus qu’ailleurs suite aux ca­rac­tères par­ti­cu­liers de la Ré­vo­lu­tion française) à tra­vers quelques ins­ti­tu­tions à forte au­to­ri­té ou dans des en­tre­prises sa­tel­lites comme EDF ou des ins­ti­tuts comme l’IN­RA. En Al­le­magne il se pro­duit un jeu com­plexe entre Länders, Par­le­ment fé­dé­ral, Com­munes et tri­bu­naux ad­mi­nis­tra­tifs. Le pas­sage à l’État-ré­seau y est plus avan­cé puisque cette com­plexi­té des liens a pour fonc­tion de re­cueillir, confron­ter et syn­thé­ti­ser les dif­fé­rents in­té­rêts. Mais dans ces deux cas, pour­tant dif­fé­rents, on as­siste à un ac­crois­se­ment du pou­voir des ad­mi­nis­tra­tions et de leurs ex­perts donc beau­coup tra­vaillent en lien avec les grandes en­tre­prises ou des ins­ti­tu­tions fi­nan­cières. Il n’en est pas de même dans les pays an­glo-saxons de tra­di­tion li­bé­rale qui ont pous­sé loin les dé­ré­gle­men­ta­tions. L’État doit aus­si y être très pré­sent, mais pas pour les mêmes rai­sons. Il ne doit pas ra­len­tir les choses pour prendre de la hau­teur car son but est d’ac­cé­lé­rer les pro­ces­sus de ca­pi­ta­li­sa­tion y com­pris en de­hors de toute pro­cé­dure dé­mo­cra­tique.

Des rap­ports pa­ra­doxaux à l’État

Pa­ra­doxa­le­ment, les in­ter­ven­tion­nistes et les non-in­ter­ven­tion­nistes se re­trouvent sur la né­ces­si­té du poids de l’État, mais d’un État trans­for­mé. Il n’est plus ques­tion « d’au­to­no­mie » de l’État ou à l’in­verse d’un État de classe. Et pas plus de l’au­to­no­mie d’une so­cié­té ci­vile qui est aus­si morte que la so­cié­té po­li­tique. La lutte pour les droits de l’homme qui était cen­sée pro­duire de l’écart à l’État, de la contes­ta­tion de l’ar­bi­traire quand il se pose comme dé­po­si­taire de l’Un et du chan­ge­ment so­cial pro­duit au­jourd’hui l’in­di­vi­du du mar­ché et du li­bé­ra­lisme avec ses mul­tiples par­ti­cu­la­rismes. Le moindre des pa­ra­doxes n’est pas ce­lui qui voit au­jourd’hui des « in­di­gnés » de­man­der la « dé­mo­cra­tie réelle », c’est-à-dire le ré­ta­blis­se­ment de la so­cié­té ci­vile alors que cette de­mande ne peut jus­te­ment pas être faite à un État qui s’est fait le dé­po­si­taire du mul­tiple.

Le consen­sus au­tour de nou­veaux droits fait que le su­jet de droit (ce der­nier bien sou­vent en­ten­du comme droit na­tu­rel pré-ré­vo­lu­tion­naire) rem­place le ci­toyen (au sens de 1789) même si le dis­cours éta­tiste se fait contor­sion­niste afin de rendre les deux com­pa­tibles.

L’État re­trouve une lé­gi­ti­mi­té au­to­ri­taire dans la me­sure où il est char­gé de faire te­nir en­semble ces élé­ments du mul­tiple quand il ne semble plus pos­sible de tran­cher entre d’un cô­té des droits fon­da­men­taux ap­po­sés aux ins­ti­tu­tions tra­di­tion­nelles qui forment les bases de la sou­ve­rai­ne­té ; et de l’autre des nou­veaux droits qui re­mettent en ques­tion les normes an­ciennes de l’ins­ti­tué.

Le pas­sage de l’État-na­tion à l’État-ré­seau est donc tout sauf un long fleuve tran­quille parce que comme nous l’avons dit à plu­sieurs re­prises, nous n’avons pas af­faire à un « sys­tème » même si le terme est dif­fi­cile à évi­ter ne se­rait-ce que pour des rai­sons de fa­ci­li­té de lan­gage. Ain­si, la forme État-na­tion et la forme dé­mo­cra­tique ont-t-elles lar­ge­ment contri­bué à en­ca­drer et contrô­ler les trans­for­ma­tions condui­sant de la do­mi­na­tion for­melle à la do­mi­na­tion réelle du ca­pi­tal, même s’il a fal­lu en pas­ser par deux guerres mon­diales et des des­truc­tions mas­sives de po­pu­la­tion et de biens. Or au­jourd’hui, la forme État-ré­seau ne semble pas avan­cer du même pas. Les trans­for­ma­tions conti­nuent certes, mais sans que des mé­dia­tions jouent en­core leur rôle de ci­ment sur le­quel puisse prendre pied et se dé­ve­lop­per une nou­velle dy­na­mique. Le contrat so­cial glo­bal qui unis­sait les classes au-de­là même de leur an­ta­go­nisme au sein de la na­tion dis­pa­raît dans la forme ré­seau pour lais­ser place à une contrac­tua­li­sa­tion gé­né­ra­li­sée, mais par­ti­cu­la­ri­sée qua­si­ment au cas par cas et sou­vent dé­lo­ca­li­sée et dé­cen­tra­li­sée.

Cette ab­sence pal­pable d’an­ta­go­nisme et de luttes fron­tales est an­xio­gène pour des pou­voirs en place (quels qu’ils soient) puisque leur pou­voir n’ap­pa­raît plus guère lé­gi­time : l’image des « pa­trons-voyous » et des po­li­ti­ciens « tous pour­ris » nous le rap­pelle. Ce n’est que leur puis­sance qui est res­pec­tée et pour nous qui conce­vons en­core la lutte comme ayant vo­ca­tion à de­ve­nir un mou­ve­ment de sub­ver­sion de ce monde, c’est l’image de notre im­puis­sance qui pré­do­mine et dé­cou­rage : c’est l’in­sur­rec­tion qui (ne) vient (pas).

 

1 – Toute re­prise est l’ob­jet d’une ré­no­va­tion et d’un tri pour dé­ga­ger le bon grain de l’ivraie. Il est évident, au­jourd’hui, que ce n’est pas l’Al­thus­ser des « ap­pa­reils idéo­lo­giques d’État » qui est re­vi­vi­fié puisque ces der­niers sont jus­te­ment en crise. Ce qui est mis en avant c’est que l’in­fra­struc­ture règne main­te­nant en maître, sans voir que ce qu’il faut dé­pas­ser, c’est une ana­lyse en termes de sé­pa­ra­tion entre in­fra­struc­ture et su­per­struc­ture pour com­prendre les trans­for­ma­tions ré­centes du rap­port so­cial ca­pi­ta­liste.

2 – Un « État pé­nal » comme l’ap­pellent cer­tains gau­chistes (en Ita­lie sur­tout) ou le so­cio­logue bour­dieu­sien Loïc Wac­quant dans ses études sur la ré­pres­sion de la dé­lin­quance aux États-Unis. Il ne se­rait nul­le­ment an­ta­go­nique avec un État so­cial comme le montre l’exemple his­to­rique de l’Al­le­magne de Bis­marck. À l’in­verse, la IIIe Ré­pu­blique française nous offre l’image d’un État dé­mo­cra­tique sans as­sis­tance so­ciale ni loi sur les pauvres.

3 – Cette no­tion est avan­cée par Clau­dio Iel­mi­ni dans Le Lé­via­than et le ter­ro­risme, L’Es­prit Frap­peur, 2004.

4 – Par exemple An­selm Jappe dans son ar­ticle « La vio­lence mais pour­quoi faire ? », Lignes, n° 29, mai 2009. On peut le lire en ligne sur le site Pa­lim Psao http://www.pa­lim-psao.fr/ar­ticle-34399246.html

5 – Et toute af­faire y de­vient une af­faire d’État.

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