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Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail. III. Conclusion et notes

lundi 3 mai 2004

Suite et fin de la brochure de Michael Seidman.

echanges.mouvement@laposte.net

Début de cette brochure : Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail. - I. Barcelone et Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail. - II. Paris

III. - CONCLUSION

La résistance ouvrière au travail ouvre de vastes perspectives. L’étude de l’aversion des ouvriers au travail montre que la prétention des syndicats et des partis politiques de gauche à représenter la classe ouvrière est pour le moins discutable. Les ouvriers français et espagnols continuèrent de résister traditionnellement au travail malgré les appels des communistes, socialistes, anarchistes ou syndicalistes à accroître la production. Cette opiniâtreté de la résistance ouvrière fit naître des tensions entre certains membres de la classe ouvrière et les organisations qui prétendaient les représenter. Dans des contextes différents, l’un révolutionnaire, l’autre réformiste, la persuasion et la propagande, destinées à convaincre les ouvriers à travailler d’arrache-pied, n’atteignirent pas leur but, et il fallut y suppléer par la force. A Barcelone, pour arriver à accroître la productivité, on dut rétablir le travail aux pièces et imposer des règlements stricts. A Paris, ce n’est qu’après le 30 novembre 1938, quand l’Etat fit intervenir massivement la police et l’armée pour briser la grève générale déclenchée en défense de la semaine de 40 heures, que la discipline fut restaurée et que la productivité augmenta dans la plupart des entreprises de la région parisienne. Il fallut renforcer la persuasion par la contrainte pour faire travailler plus durement les ouvriers.

Les théoriciens de la modernisation ont minimisé ou ignoré la résistance ouvrière au travail et l’usage qui fut fait de la force pour assurer un rendement accru. Cette théorie, qui considère les ouvriers dans leur adaptation progressive à l’usine, a sous-estimé la ténacité de l’absentéisme, du sabotage, des retards, des ralentissements et de l’indifférence - phénomènes qui posèrent d’énormes difficultés tant aux révolutionnaires espagnols qu’à la coalition française de Front populaire. Il est malheureusement à peu près impossible de mesurer avec exactitude le très grand nombre de refus du travail. Le mutisme des ouvriers a empêché de lever le voile sur les actes les plus importants de leur classe. Les actions « subversives » - destructions de machines, chapardages, ralentissements du travail, maladies simulées, sabotages - sont rarement revendiquées et exceptionnellement rendues publiques. Il va de soi que les partis politiques et les syndicats qui prétendent représenter la classe ouvrière rechignent à décrire leurs membres autrement que sobres, sérieux et travailleurs, dans des pays qui valorisent par-dessus tout le développement des forces productives. Ce qui est le plus intéressant et le plus important est souvent le plus difficile à trouver, et c’est généralement uniquement dans les archives patronales et policières que ces sujets sont traités. Or, si la discrétion des ouvriers empêche toute mesure statistique du phénomène, la résistance au travail pendant les années 1930 n’en doit pas moins être considérée comme une part essentielle de la vie ouvrière à Barcelone et à Paris.

Non seulement la théorie de la modernisation, mais l’historiographie marxiste du travail elle aussi, a généralement minimisé ou ignoré la persistance de la résistance ouvrière au travail dans les deux situations, révolutionnaire ou réformiste. Tout comme les théoriciens de la modernisation, les marxistes ont une conception progressiste de l’histoire, et ils postulent un mouvement menant de la classe en soi à la classe pour soi, c’est-à-dire une classe ouvrière en formation. Mais cette vision téléologique de l’histoire qui pose le principe du développement d’une classe ouvrière pénétrée d’une « conscience de classe » implicitement homogène conduit aussi à négliger les survivances de différentes consciences de classe, et en particulier la résistance ouvrière au travail. Le refus du travail, ainsi que nous l’avons vu, fut un aspect essentiel de la culture de la classe ouvrière jusque dans le deuxième tiers du xxe siècle dans deux grandes villes européennes, alors que la gauche détenait le pouvoir, à différents niveaux certes, mais considérables. Tant à Paris qu’à Barcelone, les militants sincèrement engagés dans leurs partis et syndicats restaient une minorité séparée de la classe ouvrière. Si de nombreux ouvriers se conformèrent à la nouvelle atmosphère sociale et politique en adhérant aux syndicats, la plupart adaptèrent leurs traditions de résistance au travail à la nouvelle situation. Les prétendus « travailleurs conscients » et les militants furent alors contraints de faire face à cette tout autre conscience de classe de ceux qu’ils appelaient parfois les « ouvriers sans conscience ».

Il ne suffit bien sûr pas de rejeter cette passivité ou ce refus de la classe ouvrière en la qualifiant d’« inconscience » ou de « fausse conscience ». Comme l’écrivait Jean Guéhenno dans son Journal d’une révolution (1936-1938), ce fonds d’indifférence, de confusion même, est une réaction relativement saine. Dans un monde médiocre et factice, le scepticisme est une force, et l’absence d’adhésion de beaucoup d’ouvriers aux idéologies des partis et des syndicats, qui dépendent du monde du travail pour exister en tant qu’organisations, n’est pas obligatoirement de la « fausse conscience ».

La résistance au travail n’entre dans aucune catégorie politique bien définie ; elle subsista pendant toutes les années 1930, quoique avec des intensités variables, sous les gouvernements de droite ou de gauche. Il est vrai que le refus du travail s’est certainement amplifié lorsque les régimes de gauche satisfaisaient les revendications des ouvriers, telles que l’abolition du travail aux pièces ou la semaine de 40 heures ; cependant, des politiques plus répressives, comme celles qui furent appliquées durant le bienio negro ou les premières années de la dépression en France, ont peut-être réduit les luttes contre le travail, mais ne les ont pas éliminées. On peut raisonnablement avancer que la résistance au travail répondait aux désirs les plus intimes de nombreux ouvriers et que si elle est restée cachée, elle n’en est pas moins une part importante de la culture de la classe ouvrière dans des situations politiques dissemblables.

NOTES

1. Pour l’historiographie marxiste, cf. Georg Lukacs, History and Class Consciousness (Cambridge, Mass., 1971), p. 46-82 [Histoire et conscience de classe, éditions de Minuit, 1960, chapitre : « La Conscience de classe » (NdT)] ; George Rudé, Ideology and Popular Protest (New York, 1980), p. 7-26 ; cf. aussi les nouvelles positions de Lukacs dans Eric Hobsbawn, Workers : Worlds of Labor (New York, 1984), p. 15-32. On trouvera les conceptions des théoriciens de la modernisation dans Peter N. Stearns, Revolutionary Syndicalism and French Labor : A Cause without Rebels (New Brunswick, NJ, 1971), et idem, Lives of Labor : Work in a Maturing Industrial Society (New York, 1975). Pour une critique de l’approche de Lukacs, voir Richard J. Evans, The German Working Class (London, 1982), p. 26-27.

(De Michael Seidman, voir aussi L’individualisme subversif des femmes à Barcelone, années 1930 (NDE.)

2. Fomento del Trabajo Nacional, actas, 15 avril 1932 ; Fomento, actas, 14 février 1927.

3. Federación de Fabricantes de Hilados y Tejidos de Cataluña, Memoria (Barcelona, 1930).

4. Alberto Balcells, Crisis económica y agitación social en Cataluña de 1930 a 1936 (Barcelona, 1971), p. 218.

5. Federación de Fabricantes, Memoria (Barcelona, 1932).

6. Alberto del Castillo, La Maquinista Terrestre y Marítima : Personaje histórico, 1855-1955 (Barcelona, 1955), p. 464/465. Fomento, Memoria, 1932, p. 143.

* Bieno negro : les deux années noires. (NdT.)

7. Actas de Junta y los militantes de las industrias construcciones metálicas CNT, 25 février 1938, carpeta (abrégé ci-après : c.) 921, Servicios Documentales, Salamanca (abrégé ci-après : SD).

8. Balcells, Crisis, p. 196 ; Albert Pérez Baró, 30 meses de colectivismo en Cataluña (Barcelona, 1974), p. 47.

9. H. Rüdiger, « Materiales para la discusión sobre la situación española », Archives Rudolf Rocker, n° 527-30, Institut international d’histoire sociale, Amsterdam. Mon propre échantillon de 70 ouvriers donne des résultats quelque peu différents : 54 % des ouvriers interrogés avaient adhéré à la CNT après juin 1936 ; le reste pour la plupart (42 %) s’était affilié à la Confédération après mars 1936 ; 4 % seulement en étaient membres avant 1936. Ce phénomène a été qualifié par Balcells de « recuperación sindicalista bajo el Frente Popular ».

10. Boletín de Información, 9 avril 1937.

11. Red nacional de ferrocarriles, Servicio de Material y Tracción, Sector Este, mai 1938, c. 1043, SD.

12. Libro de actas del Comité UGT, Sociedad de Albañiles y Peones, 20 novembre 1937, c. 1051, SD.

13. Lettre du Consejo Obrero, MZA, Sindicato Nacional Ferroviario UGT, 24 novembre 1937, c. 467, SD ; Actas de la reunión del Pleno, 1er janvier 1937, c. 181, SD.

4. Sindicato de la Industria Sidero-Metalúrgica, Sección lampistas, Asamblea General, 25 décembre 1936, c. 1453, SD.

15. Boletín del Sindicato de la Industria de Edificación, Madera y Decoración, 10 novembre 1937.

16. Actas de la reunión de Junta de Metales no-ferrosos CNT, 18 août 1938, c. 847, SD ; Sección mecánica, CNT-FAI, Columna Durruti, Bujaraloz, 13 décembre 1936, c. 1428, SD ; Actas de la Sección Zapatería, 15 mai 1938, c. 1436, SD.

17. Gonzalo Coprons y Prat, Empresa Colectivizada, Vestuarios Militares, c. 1099, SD.

18. Les informations qui suivent sont extraites de Projecte de Reglemantació interior de l’empresa, c. 1099, SD.

26. José Peirats, La CNT en la Revolución española, 3 vol. (Paris, 1971), t. 3, p. 21/22.

27. Projecte de Reglementació Interior, 5 mars 1938, c. 1099, SD ; Projecte d’estatut interior per el qual hauran de regir-se els treballadors, février 1938, c. 1099, SD ; Actas de la Sección Zapatería, 15 mai 1938, c. 1436, SD.

28. Revista dels treballadors de Filatures Fabra i Coats, avril 1937.

29. Boletín del Sindicato de la Industria de Edificación, Madera y Decoración, 10 septembre 1937.

30. Voir Informe confidencial, 27 janvier 1938, c. 855, SD.

31. Voir Michelle Perrot, Les Ouvriers en grève : France 1871-1890, 2 vol. (Paris et La Haye, 1974) ; Roland Trempé, Les Mineurs de Carmaux, 1848-1914 (Paris, 1971), t. 1, p. 229 ; Yves Lequin, Les Ouvriers de la région lyonnaise, 2 vol. (Lyon, 1977).

* L’ouvrage de Sylvie Schweitzer n’a pu être consulté, et le texte a été retraduit de l’anglais (NdT).

32. Sylvie Schweitzer, Des engrenages à la chaîne : les usines Citroën 1915-1935 (Lyon, 1982), p. 145-170.

33. « Campagne », Archives nationales (abrégé ci-après : AN), 91AQ3.

34. « Déclaration de Madame X », 14 janvier 1937 ; « P. », 1er février 1937, AN, 91AQ65 ; « Incidents », AN, 91AQ16.

35. Lettre à Jean Garchery, 9 décembre 1936, AN, F22396.

36. Perrot, Ouvriers, t. 1, p. 180.

37. « Autres manquements », 4 septembre 1936, Archives Renault (abrégé ci-après : AR).

38. « Note », 11 septembre 1936, AR.

39. 5 février 1937 », AN, 91AQ16.

* Le texte anglais indique par erreur « atelier 147 » [NdT].

40. « Les Violations », 21 octobre 1936, AR.

** Le texte anglais indique par erreur « 8 novembre » [NdT].

41. « Les Violations », 4 septembre 1936, AR. Il se peut que cette « simple observation » du contremaître ait été moins simple et plus agressive que la direction ne voulait bien l’admettre.

42. « Autres manquements », 4 septembre 1936, AR.

43. « Rapport concernant le licenciement du personnel de l’atelier 125 », (s. d.), AN, 91AQ15 ; « 22 janvier 1937 », AN, 91AQ16.

44. « Note de service n° 21.344 », 6 décembre 1937, AN, 91AQ16.

45. « Incidents », AR.

* Le texte anglais indique par erreur : « 38 % » [NdT].

46. « Incidents », AR ; Note de M. Penard, 22 avril 1938, AN, 91AQ65 ; « Séries de diagrammes de puissance absorbée par les ateliers », 22 avril 1938, AN, 91AQ65 ; « Freinage... des Cadres Camionnettes », « Freinage... des Cadres Celta et Prima », AN, 91AQ116.

47. « Déclarations de Madame X », 14 janvier 1937, AN, 91AQ65.

48. « Incidents aux ateliers », AR.

49. La Vie ouvrière, 21 juillet 1938.

50. C. Bonnier, « Huit mois de nationalisation », AN, 91AQ80.

51. Syndicats, 22 juin 1938.

52. Usine, 21 avril 1938 ; SNCAN (Société Nationale de Constructions Aéronautiques du Nord), 11 mai 1938.

53. Conseil d’administration, Chambre syndicale des constructeurs, 17 mars 1938, AN, 91AQ80 ; Usine, 9 juin 1938. Voir aussi Robert Frankenstein, Le Prix du réarmement français, 1935-1939 (Paris, 1982), p. 278.

54. Usine, 19 février 1938.

55. Alfred Sauvy, Histoire économique de la France entre les deux guerres, 4 vol. (Paris, 1972), t. 1, p. 232.

56. AN, Exposition 1937, rapport, contentieux, p. 34 (s. d.).

57. AN, Exposition 1937, Comité de contentieux, 20 juillet 1939 ; La Vie ouvrière, 30 mars 1939.

58. AN, Exposition 1937, Commission tripartite, 13 mai et 10 juin 1937.

59. AN, Exposition 1937, note des ingénieurs-constructeurs, (s. d.), Contentieux, p. 37 ; Lettre de l’administrateur, 21 avril 1939, Contentieux, p. 40.

60. AN, Exposition 1937, note (s. d.), Contentieux, p. 37.

61. « Résultat des élections des délégués ouvriers », AN, 91AQ116.

62. « Atelier : Evacuation des copeaux », 30 septembre 1936, AN, 91AQ16.

63. « Les Violations », 21 octobre 1936, AR.

64. « Assemblée Générale des Sections et Cellules d’ateliers », (s. d.), AN, 91AQ16. Ce document est probablement le rapport d’un informateur de la direction.

65. SNCASE (Société Nationale de Constructions Aéronautiques du Sud-Est), 29 mars 1938 ; « Note de la Chambre syndicale des industries aéronautiques du Sud-Est remise à M. le Ministre du travail », 31 mars 1938, AN, 91AQ80.

66. « Note », 8 juillet 1938, AN, 91AQ80.

67. Les informations qui suivent proviennent d’une lettre au ministère du Travail, 6 septembre 1938, AN, 39AS830/831.

68. Robert Jacomet, L’Armement de la France (1936-39) (Paris, 1945), p. 260 ; Croizat, cité par Elisabeth du Réau, « L’Aménagement de la loi instituant la semaine de quarante heures », dans René Rémond et Janine Bourdin (éd.), Edouard Daladier : Chef du gouvernement (Paris, 1977), p. 136. 69. Claude Fohlen, La France de l’entre-deux-guerres, 1917-39 (Paris, 1972), p. 157.

70. Edward Shorter and Charles Tilly, Strikes in France, 1830-1968 (London, 1974), p. 75.

71. SPIE-Batignolles, Comité de direction, 15 octobre 1937, AN, 89AQ2025.

72. SNCASO (Société Nationale de Constructions Aéronautiques du Sud-Ouest), 27 septembre 1938 ; discours au Congrès national des Commissions paritaires, 8 septembre 1938, AN, 39AS830/831.

73. « Note au sujet des effectifs », AN, 91AQ15.

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