Début de cette brochure : Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail. - I. Barcelone
II. - PARIS
A Paris, dans le contexte politique et économique extrêmement différent du Front populaire, la conscience de classe de nombreux ouvriers d’usine se présentait sous une forme très proche de celle des ouvriers de Barcelone que nous venons de voir. Mais, avant d’entrer dans les détails de la résistance ouvrière au travail à l’époque du Front populaire, rappelons que les ouvriers français, tout comme les ouvriers espagnols, ont une riche histoire de refus du travail, sur laquelle il y a, heureusement pour les historiens, une abondante documentation. Les études sur les ouvriers au xixe siècle et début du xxe ont montré l’importance du sabotage, des retards, de l’ivrognerie, du vol, des ralentissements, des luttes contre le travail aux pièces et de l’insubordination (31). En outre, l’absentéisme, les congés pris sans autorisation et les conflits à propos de l’horaire de travail ont tous été recensés avant la première guerre mondiale.
On en sait moins sur la période de l’entre-deux-guerres. Quoi qu’il en soit, la stabilité politique et économique relative de la France dans les années 1930, comparativement à son voisin ibérique, semble avoir mis une sourdine à la résistance des ouvriers au travail. Chez Citroën, les ralentissements des cadences, l’absentéisme et le sabotage paraissent avoir été « relativement limités et s’être bornés à un taux élevé de rotation du personnel et à la résignation* », même s’il y eut plusieurs grèves importantes (32). Néanmoins, en 1932, Renault se lançait dans une vaste campagne contre le gaspillage, les tire-au-flanc et la mauvaise qualité de la production (33). Des sommes importantes furent dépensées dans le département de supervision mécanique qui employait 16 inspecteurs et 279 examinateurs pour vérifier le rendement d’environ 9 000 ouvriers. Hormis ces tentatives de pallier la défectuosité de la production, Renault employait aussi ses propres médecins chargés de faire passer un contrôle aux ouvriers se disant victimes d’un accident du travail. La compagnie cherchait ainsi à empêcher les ouvriers de trouver un docteur permissif ou compatissant qui autoriserait le blessé à demeurer en congé maladie plus longtemps que ne le souhaitait la direction. Enfin, on mit en place dans les ateliers des contrôles stricts afin de réduire les vols et les chapardages. Cette discipline soulevait les fréquentes protestations des ouvriers qui, comme au xixe siècle, disaient : le bagne, en parlant de l’usine.
Mais si le comportement de la base en Espagne et en France au début du xxe siècle était souvent similaire, la position des organisations de la classe ouvrière espagnole et française, elle, n’était pas du tout la même. Pour diverses raisons qui ne peuvent être développées ici, il n’y avait pas en 1936 en France de situation révolutionnaire ; et, sous le Front populaire, ni les syndicats ni les partis de gauche n’exproprièrent les usines. Contrairement à la CNT, la CGT (Confédération Générale du Travail), le principal syndicat français, ne dirigea aucune entreprise collectivisée ou sous contrôle syndical. Tout en étant associée au gouvernement du Front populaire et sympathisant avec lui, la Confédération devait tenir compte de sa base qui demandait à travailler moins et être payée plus. Les appels des hauts dirigeants de la CGT, plus sensibles aux implications nationales et internationales de la faiblesse économique et de l’impréparation militaire du pays, à travailler d’arrache-pied et à ne pas ménager ses efforts, se heurtaient parfois aux contrordres des délégués syndicaux d’un rang moins élevé qui approuvaient ouvertement ou tacitement les retards, l’absentéisme, les maladies simulées, les ralentissements de la production, les vols et le sabotage.
Au printemps 1936, une vague de grèves sur le tas suivait la victoire du Front populaire. La résistance au travail s’intensifia sous les gouvernements de Front populaire, même après qu’eurent cessé les occupations. Beaucoup d’ouvriers profitèrent du relâchement de la discipline de type militaire qui avait marqué la vie en usine pendant la crise des années 1930 pour arriver en retard, partir en avance, ne pas se présenter au travail, ralentir la production et désobéir aux ordres des supérieurs. Certains ouvriers n’interprétaient pas tant l’union de Front populaire politiquement qu’en termes de vie quotidienne ; autrement dit, pour la plupart des ouvriers parisiens, le « fascisme » était associé à une discipline de fer dans les ateliers, une productivité intensive et une semaine de travail longue et pénible. Un contremaître qui exigeait une stricte obéissance, un chef qui instituait un horaire de travail plus long, ou un ingénieur qui accélérait le rythme de la production se voyaient aussitôt traités de « fascistes » par une bonne partie des ouvriers (34).
Une lettre écrite par un ouvrier parisien à son député montre bien le rapport établi entre travail et fascisme dans l’esprit de certains travailleurs (35). Ce correspondant, qui se décrivait comme un « partisan convaincu du Front populaire », protestait contre le renvoi d’une jeune femme qui avait refusé de venir travailler le jour légalement férié du 11 novembre. Il accusait le directeur de l’entreprise, le magasin de luxe Fauchon, d’être un « fascite [sic] notoire » et affirmait que le licenciement de cette femme était illégal et intolérable « sous un gouvernement de Front populaire, élu par des travailleurs pour la défense de leurs intérêts ». Bien que celui qui avait écrit cette lettre eût tort relativement à l’illégalité du renvoi (l’interdiction de travailler les jours de congé légaux ne s’appliquait pas aux commerces de luxe mais aux usines et aux mines), son courrier - malgré les fautes d’orthographe et une connaissance lacunaire du code du travail - révèle que le Front populaire était assimilé à la défense des congés. Il est aussi intéressant de noter que les accusations de fascisme étaient portées contre un employeur qui voulait « récupérer » un jour férié. A Paris comme à Barcelone, il y eut de très nombreuses luttes contre la récupération de ces jours de fête.
De même qu’à d’autres époques de l’histoire de France où un gouvernement « faible » ou pour le moins permissif tolérait les grèves croissantes, par exemple au début de la Monarchie de juillet, à la fin du Second Empire, au cours des premières années de la Troisième République ou encore pendant le Bloc des gauches (36), le Front populaire offrait l’occasion de se rebeller contre le rythme de travail et de combattre le travail en tant que tel. Après l’occupation de Renault, ces luttes ont emprunté diverses formes, et les ouvriers modifiaient leurs horaires, arrivant après l’heure et partant avant l’heure.
Dans différents ateliers, les ouvriers ont modifié, de leur propre initiative, les heures de présence, se présentant une heure plus tôt ou une heure plus tard à leur travail, et le quittant en conséquence (37).
Beaucoup de délégués syndicaux ne venaient pas travailler, eux non plus :
Les Délégués n’effectuent, en fait, aucun travail effectif. Certains n’apparaissent à leur atelier qu’à titre accidentel. La plupart d’entre eux quittent leur travail à tout moment, sans en demander l’autorisation à leur Chef. Les Délégués se réunissent d’une façon presque permanente, et, malgré de nombreux avertissements donnés, ils persévèrent dans cette façon de comprendre leurs fonctions (38).
Les délégués, au su de tous, entraient à l’usine dans un état d’« ébriété excessif », « faisant des pitreries, empêchant ainsi les ouvriers de travailler normalement ». Le 5 février 1937, un délégué ordonnait d’arrêter les machines à l’heure du déjeuner ; en conséquence, « il fut difficile, sinon impossible de travailler pendant le déjeuner » (39).
Tant les délégués syndicaux que les ouvriers cherchaient à avoir un droit de regard sur les embauches et les licenciements chez Renault. En septembre 1936, le personnel de l’atelier 247* exigeait la démission de leur chef d’atelier « sous prétexte qu’il les fai[sai]t trop travailler » (40). Le 25 novembre** 1937, alors que la direction de Renault refusait d’embaucher un jeune ouvrier sans expérience à un poste hautement qualifié, Syndicats, l’organe de la tendance anticommuniste au sein de la CGT, protestait : « Les industriels ne veulent embaucher que les ouvriers capables de rendement maximum » ; et le journal demandait que la CGT exerce un droit de regard sur les embauches. Les délégués, de leur côté, exigeaient de la direction le licenciement d’employés qui ne voulaient pas s’affilier à la CGT.
La direction éprouvait souvent des difficultés à licencier des ouvriers ayant commis une « faute professionnelle lourde » :
Sur une simple observation faite par le Contremaître à un ouvrier celui-ci, sans un mot, appliqua deux coups de poing sur la figure du Contremaître, lui faisant des contusions assez sérieuses (41).
Le 8 septembre 1936, les délégués de l’atelier où avait eu lieu l’incident menaçaient de faire grève si l’ouvrier qui avait été licencié pour avoir frappé son contremaître n’était pas immédiatement réintégré. De même, il fut impossible de renvoyer un chauffeur de l’entreprise à l’origine de trois accidents séparés en trois jours de suite :
On nous mit dans l’obligation de conserver cet ouvrier, sous prétexte que son départ n’était pas motivé par des fautes professionnelles, mais parce qu’il avait été le Chauffeur du Député (PC) Costes pendant la grève (42).
Les représentants syndicaux empiétaient sur les prérogatives d’employeur de la direction. Ainsi, dans l’atelier 125, une rationalisation du processus d’aménagement intérieur des voitures ayant eu pour effet de réduire le nombre d’ouvriers nécessaires, la direction avait décidé de licencier ceux dont le taux d’absentéisme était élevé ; mais les délégués s’opposèrent aux choix de la direction. Les représentants syndicaux allaient jusqu’à contester le recours à la sous-traitance, une méthode, selon eux, de licencier de facto des employés de Renault ; et, le 22 janvier 1937, les ouvriers arrêtaient le travail et bloquaient un camion de livraison de pièces détachées fabriquées par une entreprise extérieure (43).
Les délégués faisaient un usage très particulier des acquis des occupations de mai-juin. Après les grèves du printemps 1936, les fouilles régulières des paquets et des musettes des ouvriers à la sortie des usines avaient pris fin et, dans l’atelier 243, un délégué avertit qu’il y aurait des « incidents » si la direction remettait ces contrôles en vigueur (44). Néanmoins, celle-ci exerça subrepticement une « surveillance discrète » pendant plusieurs mois. Le 4 décembre 1937, un délégué et un acolyte étaient arrêtés alors qu’ils montaient dans un taxi. Tous deux portaient de gros sacs ; ils furent conduits au poste de police où ils déclarèrent que depuis plusieurs mois, ils dérobaient tous les jours cinq kilos de métal anti- friction, qu’ils revendaient ensuite. Renault réclama 200 000 francs de dommages, incluant le coût de la marchandise volée et le prix estimé des « perturbations apportées dans nos fabrications ».
Les vols, l’indiscipline, les retards et l’absentéisme étaient l’expression d’un problème central : la répugnance des ouvriers à produire et travailler autant que le souhaitait la direction. Dans les ateliers de polissage, chromage et nickelage, les ouvriers (en majorité des femmes) débrayèrent avec une « facilité déconcertante » et ne formulèrent leurs revendications « qu’après l’arrêt injustifié du travail » (45). Les ralentissements du travail et les récriminations contre le travail aux pièces ont marqué toute la durée du Front populaire. Dans l’atelier 125, les représentants syndicaux firent une pétition contre les primes de rendement et pour un salaire « à la journée ». Les régleurs sur tour automatique menacèrent de faire grève si le travail aux pièces n’était pas supprimé et leurs salaires augmentés de 30 %*. Le 28 août, il y eut un arrêt de travail dans l’atelier des pièces détachées pour protester contre le rythme des cadences « considéré trop rapide par les délégués ». Le 12 octobre 1936, dans les ateliers de polissage, les représentants syndicaux s’élevaient « violemment » contre les nouvelles normes du travail aux pièces. Après juin 1936, on installa de nouvelles machines dans la fonderie d’aluminium, supposées réduire les coûts de 20 % ; mais la réduction attendue ne fut que de 4 % parce qu’après une « longue discussion » les ouvriers refusèrent de « travailler sur ce nouveau matériel ». Des ralentissements du travail affectèrent divers ateliers et chaînes d’assemblage tout au long des années 1937 et 1938, et la direction se plaignait de ce que le rendement en 1938 était inférieur à celui de 1936. De l’avis même des employeurs, il fallait impérativement surveiller de très près les ouvriers si l’on voulait obtenir un niveau décent de production (46).
Les délégués poussaient souvent les travailleurs à résister à l’accélération des cadences. En 1938, dans les ateliers de polissage, les représentants syndicaux obligeaient les ouvriers à leur montrer leur fiche de paye, les militants CGT pouvant ainsi savoir qui dépassait les quotas imposés de facto. En janvier 1937, une ouvrière semi-qualifiée reconnaissait qu’elle voulait bien « en faire plus » mais ajoutait qu’elle subissait des pressions de la part des délégués pour qu’elle ne dépasse pas lesdits quotas (47). L’un d’eux déclarait à qui voulait l’entendre : « Dès qu’il y a un bruit quelconque dans l’usine, je fais débrayer et je vais voir de quoi il s’agit. » (48)
Dans l’aviation, malgré une nationalisation partielle, la participation de la CGT aux conseils administratifs et autres innovations favorables aux syndicats, les délégués CGT et la base s’opposaient par tous les moyens au travail aux pièces et aux primes de rendement. Chez Salmson, une entreprise de construction aéronautique privée, la CGT se plaignait que son secrétaire eût été injustement renvoyé et que ses délégués fussent dans l’impossibilité d’exercer leurs fonctions. En agissant de cette façon, la direction, poursuivait-elle n’« encourageait pas les ouvriers à augmenter les cadences » ; et la CGT de déclarer : « Pour obtenir un rendement normal, on doit avoir une attitude normale vis-à-vis des ouvriers. » (49) Le président de la Société nationale de constructions de moteurs à Argenteuil, lui-même fervent avocat des nationalisations, avisait son personnel que « dans une usine on travaille » (50). Des courbes du rendement et de la production devaient être affichées dans chaque atelier, et il demandait à ses ouvriers de respecter l’autorité basée sur le savoir et les compétences. René Belin, le dirigeant CGT qui représentait sa Fédération au conseil administratif de la Société nationale de constructions de moteurs, niait avoir « imposé » aux ouvriers une résolution fixant la longueur de la journée de travail et le rendement, mais se prononçait quand même pour le maintien d’« un rendement satisfaisant dans les usines d’aviation, et spécialement à la [compagnie] Lorraine » (51).
Les directeurs des entreprises d’aviation nationalisées accordèrent des augmentations de salaires, une indemnisation élevée des heures supplémentaires, des vacances en août, de meilleures conditions d’hygiène et de sécurité, une formation professionnelle, des moyens de transports spéciaux pour se rendre au travail, et même une participation de la CGT aux embauches ; cependant, dans le même temps, le patronat insistait pour que la paye soit calculée en fonction de la production grâce à un système de travail aux pièces et de primes (52). Les cadres des entreprises publiques et privées étaient convaincus de la nécessité de ces primes alors que, malgré l’acquisition de nouvelles machines et l’embauche de personnel supplémentaire, la productivité ne cessait de décliner. En 1938, l’organisation patronale Constructeurs de Cellules faisait appel au ministre de l’Air, Guy de la Chambre, en faveur du « développement du travail aux pièces ». Les employeurs de la métallurgie alléguaient :
Le travail aux pièces [dans l’aviation] est pratiquement abandonné. La Fédération des Métaux (CGT) contraint les ouvriers payés aux pièces à ne pas dépasser un « plafond » de salaires fixés (53).
En février 1938, le ministre de l’Air déclarait que la production aéronautique était handicapée, non pas à cause de la semaine de quarante heures, mais plutôt de l’« insuffisance du rendement horaire dans nos usines nationalisées » (54). Ces luttes contre le travail aux pièces et la vitesse du rythme de production ne touchaient pas seulement les entreprises modernes, telles que l’aéronautique et l’automobile, mais aussi celles de la construction, plus petites et plus traditionnelles, généralement le refuge des artisans. L’indépendance des plombiers ou des couvreurs, par exemple, était énorme en regard du « territoire militarisé de l’usine ». La construction se composait majoritairement d’entreprises familiales et autonomes ; alors qu’en 1931, dans la métallurgie, 98,3 % des ouvriers étaient employés dans des établissements de plus de 100 ouvriers, ils n’étaient que 23,8 % à l’être dans le secteur de la construction et des travaux publics (55) ; 40 % environ l’étaient dans des établissements de moins de 50 ouvriers. Or en 1931, l’industrie de la construction faisait travailler un million d’ouvriers, approximativement 10 % de la force de travail.
Dans le plus grand projet de construction du Front populaire, l’Exposition universelle de 1937, auquel participaient des centaines d’entreprises, les délégués CGT imposèrent des quotas de production, limitant ainsi l’efficacité du travail payé aux pièces. Ils avaient, par exemple, fixé le nombre de briques qu’un maçon pouvait poser ou à quelle vitesse pouvait travailler un plâtrier (56). Il était difficile de licencier ces ouvriers à cause de la puissance de la CGT et des craintes de l’administration d’avoir à faire face à des perturbations. Par exemple, lorsque l’administrateur du pavillon de l’Algérie renvoya neuf couvreurs, les ouvriers occupèrent le site en représailles, malgré la présence de la police ; et les officiels durent se résigner à les maintenir en place. Arrachard, le secrétaire général de la Fédération du bâtiment, affirmait être fréquemment intervenu pour que les ouvriers travaillent normalement et remplissent leurs tâches dans les temps impartis ; apparemment en vain (57). Plusieurs semaines après que le 1er mai, date prévue d’ouverture, fut passé, les retards dans la construction devenaient de plus en plus embarrassants pour le gouvernement qui voulait faire de l’Exposition la vitrine du Front populaire. Le 13 mai 1937, Jules Moch, bras droit de Léon Blum, disait à Arrachard que « la comédie a[vait] assez duré », et que l’ordre devait être restauré. En juin 1937, le même menaçait de « prendre le public à témoin » et raconter à la presse que le syndicat était responsable des retards, si les musées n’étaient pas rapidement terminés (58). Certains pays étrangers cherchèrent à employer des ouvriers non français pour achever leurs pavillons ; la CGT non seulement s’y opposa fermement, mais s’opposa aussi au recrutement de Français de province (59). Les Américains, par exemple, auraient bien voulu que leur pavillon soit fini le 4 juillet, jour anniversaire de l’Indépendance, et avaient passé un contrat avec une entreprise belge pour mettre la dernière main à un toit métallique, en raison de l’« impossibilité d’obtenir un rendement suffisant des ouvriers français ». Mais la CGT, soutenue par l’inspection du travail de l’Exposition universelle, exigea l’embauche d’un certain nombre de ses ouvriers. Ces ouvriers français, fraîchement arrivés,
n’ont fait que désorganiser le chantier et décourager les ouvriers belges par leur inactivité absolue ressemblant à de la grève perlée (60).
La pose du toit prit deux fois plus de temps que prévu.
Il ne faudrait toutefois pas attribuer entièrement les baisses de rendement et le désordre dans les usines aux seules initiatives des délégués. Le patronat avait tendance à rejeter la faute des troubles dans la production sur des « perturbateurs » et des « agitateurs ». Mais chez Renault, ces meneurs, comme les appelaient les employeurs, disposaient parmi les ouvriers d’un solide point d’appui. Après tout, les délégués CGT étaient toujours élus à une écrasante majorité : en juillet 1936, la Fédération des Métaux recueillait 86,5 % des voix des inscrits, tandis que les autres syndicats confondus n’en obtenaient que 7 %, le taux d’abstention étant de 6,5 % (61). En juillet 1938, la CGT conservait le soutien de la grande majorité : elle obtenait 20 428 voix sur 27 913 votants, soit 73,2 %. Les autres syndicats - Syndicat Professionnel Français, CFTC (Confédération Française des Travailleurs Chrétiens/Catholiques) et « indépendants » - en recevaient à eux tous 10,9 % ; le taux d’abstention, lui, s’élevait subitement à 15,9 %, plus de deux fois celui de 1936. Certes, on ne peut exclure que les militants CGT aient pu intimider les votants, mais on peut aussi plausiblement avancer que les délégués de la Fédération des Métaux, qui bénéficiaient de telles majorités sans commune mesure (71 délégués sur 74 en 1938), exprimaient dans l’ensemble les attentes de leurs électeurs.
La base parfois mettait des limites au pouvoir de ses représentants. Ainsi, par exemple, des délégués sollicitèrent de la direction la suppression d’une certaine prime, en échange d’une promesse formelle que la productivité n’en souffrirait pas ; ce qui n’empêcha pas le rendement de chuter (62). Le 30 juin 1936 déjà, lors de négociations entre le ministre du Travail et les employeurs de la métallurgie, une délégation CGT avait promis son aide pour augmenter la production, mais cet engagement, lui aussi, resta lettre morte. L’intervention des délégués en faveur d’une amélioration de la production risquait de susciter la « colère des travailleurs contre les délégués ». Beaucoup d’ouvriers ne faisaient souvent aucun cas des hauts dirigeants de la CGT et du Parti communiste : le 16 septembre 1936, la direction de Renault signalait un arrêt de travail « malgré les interventions du secrétaire de la Fédération des Métaux et de M. Timbault », un important dirigeant de la CGT. Parfois même, des délégués de rang inférieur désobéissaient à leurs supérieurs syndicaux ou revenaient sur des accords convenus précédemment :
D’accord avec les délégués, il avait été convenu que les peintres feraient deux heures supplémentaires pour terminer des véhicules destinés au Salon. A 18 heures, le délégué M., mécontent de sa paye, leur donne ordre de partir au nom de la CGT (63).
Même si les délégués qui contrevenaient aux règlements étaient renvoyés, la base n’en continuait pas moins de freiner la production.
Certains militants communistes s’irritaient du comportement des ouvriers. Durant une réunion de cellule, un militant
[s’éleva] (...) contre les abus commis par les camarades : arrêts du travail avant l’heure. Le pointage de midi étant supprimé, on a vu, dit-il, des camarades dans la rue avant même que midi ait sonné (...), [et avait noté des] arrêt[s] du travail de 20 ou 30 minutes avant l’heure, etc. (64).
Un militant communiste avait été vu en train de discuter avec son contremaître alors qu’il était ivre ; il admit qu’il avait « un tout petit coup dans le nez », et ne reçut qu’un simple avertissement de sa cellule.
Avec ou sans le soutien des délégués, communistes ou non, les ouvriers se battaient pour préserver la semaine de 40 heures, pour beaucoup l’un des principaux acquis du Front populaire. Le patronat de l’aviation, lui, sous prétexte du faible niveau de la production et de la recrudescence des tensions internationales, fit pression tout au long du printemps et de l’été 1938 pour obtenir une extension de l’horaire de travail. En mars 1938, l’administrateur d’une entreprise nationalisée, la SNCASE (Société Nationale de Constructions Aéronautiques du Sud-Est), insistait sur
la nécessité, pour accélérer la fabrication, d’obtenir rapidement la faculté de travailler quarante-cinq heures (...) [pour] le personnel employé aux bureaux d’études et à la fabrication d’outillage.
D’autres industriels de l’aviation ajoutaient que, pour être efficace, la semaine de quarante-cinq heures devait être étendue aux fournisseurs des matières premières et des produits semi-finis (65). En juillet 1938, la Chambre syndicale des constructeurs de moteurs d’avions se réunissait pour discuter de savoir s’il fallait accepter simplement le crédit de 100 heures supplémentaires par an, proposé par le gouvernement, ou bien tenter d’obtenir une « dérogation permanente » aux restrictions affectant la semaine de travail :
M.. X estime que ce n’est pas un crédit d’heures supplémentaires, mais bien une dérogation permanente qui devrait être obtenue. Je serais de son avis si la dérogation permanente avait quelques chances d’être obtenue, mais je crois savoir qu’il n’en est pas question ; si donc nous nous cantonnons sur une demande de dérogation permanente, que nous sommes à peu près certains de ne pas avoir, nous risquons de perdre le bénéfice d’un crédit supplémentaire de 100 heures ; le mieux est quelquefois l’ennemi du bien (66).
En dépit des affirmations selon lesquelles les ouvriers étaient prêts à se sacrifier pour la défense nationale, avancées par beaucoup au sein du Front populaire, le gouvernement éprouvait des difficultés à étendre la semaine de travail au-delà des quarante heures. Le 2 mars 1938, Syndicats rappelait que « les ouvriers de la métallurgie [étaient] trop attachés à la semaine de 40 heures pour la laisser violer. » Le 1er septembre 1938, la Société d’Optique et de Mécanique de Haute Précision recevait l’autorisation du gouvernement de majorer de cinq heures la semaine de travail, qui passait ainsi de 40 à 45 heures (67). La direction décidait alors que la journée commencerait à 7 heures 30 au lieu de 8 heures et se terminerait à 18 heures au lieu de 17 heures 30. Le lundi 5 septembre, aux ateliers du boulevard Davout, 59 % des ouvriers refusèrent de se plier au nouvel horaire et arrivèrent après 7 heures 30 ; le soir, ils étaient 58 % à partir avant 18 heures ; le mardi, 57 % arrivaient après l’heure. Aux ateliers de la Croix-Nivert, 36 % du personnel arrivaient en retard le lundi, et 59 % le mardi. « La grande majorité » des ouvriers qualifiés ne tenait pas compte du nouvel horaire et était indisciplinée. D’autres sociétés signalaient aussi d’innombrables refus de la part des ouvriers de se conformer à l’extension légale de la semaine de travail. Pendant la seconde guerre mondiale, un numéro clandestin du journal socialiste Le Populaire reprochait encore aux ouvriers de n’avoir pas voulu faire d’heures supplémentaires au temps du Front populaire. Le dirigeant CGT Ambroise Croizat reconnaissait volontiers que la semaine de 40 heures handicapait la production aéronautique et qu’il fallait allonger l’horaire de travail, mais ajoutait aussitôt que « les masses ouvrières » étaient « insuffisamment informées des nécessités industrielles » (68).
Un célèbre historien a écrit que la semaine de 40 heures était un « symbole » pour les ouvriers (69). Seulement, les luttes pour la préserver étaient bien réelles, et les ouvriers dela construction, de la métallurgie et autres industries se sont battus sans relâche pour la conserver. La semaine de 40 heures peut apparaître comme un « symbole » du pouvoir croissant de la classe ouvrière aux intellectuels ou à d’autres, mais pour ceux qu’elle concernait directement - ouvriers et employeurs - cela signifiait surtout travailler moins. De même, lorsque Edward Shorter et Charles Tilly écrivent que la « grève devenait un acte symbolique », c’est en exagérer l’aspect emblématique (70). Une grève peut évidemment avoir un côté symbolique, mais c’est d’abord et avant tout un arrêt de travail. Il peut paraître superflu de le souligner, mais dans la mesure où les historiens du travail se concentrent généralement sur les causes politiques et économiques d’une grève, ou son symbolisme, on serait tenté de l’oublier.
Les grèves sous le Front populaire, quelle qu’ait été la forme qu’elles prenaient, exprimaient toutes une hostilité générale au travail. Pendant la grande vague des occupations et des grèves sur le tas du printemps 1936, les ouvriers français, à la différence des militants espagnols, n’ont jamais cherché à faire marcher eux-mêmes les usines. Les grèves plus conventionnelles, sauvages ou non, étaient elles-mêmes clairement des refus de travailler. Faire la grève, cela voulait souvent dire profiter de l’instant présent, et les danses ou les chants à l’intérieur des usines pendant les occupations manifestaient la joie de ne pas travailler. Le Front populaire fut pour la classe ouvrière une période particulièrement intense de réappropriation du présent, de prise de possession du temps pour soi-même.
Employeurs et fonctionnaires comparaient l’ambiance du Front populaire avec celle du début des années 1930. Une grande société de construction, qui était en train de prolonger le métro jusqu’à la gare d’Orléans, « opposait l’attitude en 1934, où la productivité était en augmentation, à celle de 1936 » (71). Un haut fonctionnaire d’une compagnie d’aviation nationalisée notait la « vague générale de paresse » qui déferlait sous le Front populaire. L’Inspecteur général du travail rappelait le 8 septembre 1938 :
Il faut aussi que les syndicats ouvriers ne laissent passer aucune occasion de proclamer que le respect de la convention collective implique l’observation [par les ouvriers] de la discipline nécessaire du travail. Qu’il n’y a pas de discipline sans autorité. Qu’après avoir par la convention collective défini, délimité l’autorité qui doit obligatoirement présider au travail, ceux qui l’exécutent ont le devoir étroit de s’y soumettre (72).
A cause du défi des ouvriers à leur autorité, du désordre réel ou menaçant et d’un nivellement de l’échelle des salaires, les personnels d’encadrement - contremaîtres, chefs d’atelier, mais aussi sans doute ingénieurs et techniciens - commencèrent à pencher en faveur des partis d’extrême droite ou des mouvements « fascistes » qui réclamaient à grands cris la restauration de l’ordre et de la discipline sur le lieu de travail. Une lettre du 1er décembre 1938, vraisemblablement écrite par Louis Renault lui-même, indiquait :
Notre maîtrise a subi, depuis deux ans, tous les contrecoups de la politique. Elle a été obligée d’accepter souvent que la discipline ne soit pas respectée, que le rendement soit systématiquement freiné (73).
Les mouvements d’extrême droite attiraient ces cadres (ainsi que certains ouvriers) qui, pour des raisons personnelles ou patriotiques, exigeaient du zèle dans le travail et plus de discipline, et considéraient les partis et les syndicats de gauche - peu importaient leur réformisme ou leur patriotisme affichés - comme fondamentalement subversifs de par leur incapacité ou leur irrésolution à empêcher les grèves, rétablir la discipline, et, plus généralement, contrôler les ouvriers.
Suite : Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail. III. Conclusion et notes