Ce texte est extrait de Mai 68, les grèves en France
III - GRENELLE
III. 1 - La négociation
Les négociations de Grenelle se déroulent entre les syndicats, le patronat et le gouvernement. Elles sont ainsi nommées parce que le ministère du Travail, où se tiennent les réunions, se trouve rue de Grenelle. Elles commencent le samedi 25 mai à 15 heures et s’achèvent le lundi 27 à 7 heures. Elles sont l’aboutissement de séries de contacts entre patronat, gouvernement et syndicats. Quelques jours plus tôt, le Conseil national du patronat français (CNPF) a accusé réception du discours de Séguy le lundi 20 à Billancourt. On se souvient que la CGT a alors rejeté les revendications de cogestion de la CFDT. Le CNPF fait alors savoir que, dans ce cas, on peut toujours discuter. De son côté, Jacques Chirac, alors secrétaire d’Etat aux Affaires sociales, rencontre Magniadas, de la CGT, dans le square d’Anvers et parle au téléphone avec Krasucki.
Au cours d’un premier tour de table, la CGT demande l’abrogation des ordonnances en geste de bonne volonté, en quelque sorte pour mettre l’ambiance (121). Elle rappelle aussi que le paiement des jours de grève et l’échelle mobile des salaires sont des conditions préalables à toute négociation. Pompidou ne répond pas. On passe au SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti). Les trois parties (Etat, patrons, syndicats) s’entendent d’emblée pour le remonter de façon importante. Mais à partir de là, la plupart des rubriques de la négociation bloquent. Et le blocage dure jusque tard dans la deuxième nuit de négociation. Selon Adrien Dansette (122), Séguy déclare, le dimanche à minuit, que tout est bloqué. Mais il retrouve Chirac vers 4-5 heures en tête à tête dans un salon du ministère. Au cours de cette entrevue, Séguy renonce alors à l’abrogation des ordonnances et à l’échelle mobile des salaires (123). Chirac fait passer des notes à Pompidou pour l’en informer. Du coup la négociation peut avancer et tout le monde s’entend sur le texte du protocole dont nous allons examiner la substance.
III. 2 - Le protocole d’accord
Cet accord n’est pas signé mais indique dans son préambule que les partenaires sont : la CGT, la CGT-FO, la CFDT, la CFTC, la CGC, la FEN, la CGPME* et le CNPF. Ses 14 points sont les suivants :
1 - Hausse du SMIG à 3 francs l’heure à compter du 1er juin 1968.
2 - Salaires des fonctionnaires et assimilés : les discussions sont en cours.
3 - Salaires du secteur privé : augmentation de 7 % au 1er juin 1968. Ce pourcentage comprend les hausses déjà intervenues depuis le 1er janvier 1968. L’augmentation est portée à 10 % le 1er octobre 1968.
4 - Réduction de la durée du travail : accord entre patronat et syndicats sur le principe d’un accord cadre sur la réduction du temps de travail " en vue d’aboutir à la semaine de 40 heures ". Avant fin 1970, réduction de deux heures pour les horaires supérieurs à 48 h/semaine, et de une heure pour les horaires compris entre 45 et 48 heures.
5 - Révision des conventions collectives : engagement des parties à se réunir pour ajuster les conventions collectives en fonction des résultats des négociations de Grenelle.
6 - Emploi et formation : les parties s’engagent à trouver un accord pour améliorer la garantie de l’emploi, les reclassements et la formation.
7 - Droit syndical : engagement du gouvernement à faire voter une loi sur le droit syndical dans l’entreprise. D’ores et déjà, l’accord se fait sur les locaux syndicaux dans l’entreprise, les crédits d’heures aux délégués.
8 - Sécurité sociale : baisse du ticket modérateur de 30 % à 25 %. Accord sur le principe d’un débat parlementaire de ratification des ordonnances.
9 - Allocations familiales : aménagements pour les familles de 3 enfants, pour la mère au foyer, pour le salaire unique.
10 - Vieillesse : augmentation (non chiffrée) du minimum vieillesse au 1er octobre 1968.
11 - Fiscalité : Promesse d’une réforme de la fiscalité comprenant un allègement de l’imposition des salariés.
12 - Pouvoir d’achat : promesse de réunion gouvernement-patronat-syndicats en mars 1969 pour discuter de l’évolution du pouvoir d’achat au cours de 1968.
13 - Prix : le CNPF demande que le contrôle des prix ne soit pas plus strict que dans les pays concurrents du Marché commun.
14 - Journées de grève : elles seront récupérées. Une avance de 50 % est versée, remboursable par imputation des heures à récupérer. En cas de non-récupération au 31 décembre 1968, l’avance reste acquise.
Analysons les principaux points de l’accord.
Il y a toute une série de points qui ne sont que des promesses ou des engagements. C’est le cas du point 5 sur les conventions collectives, du point 6 sur la formation et du point 11 sur la fiscalité. Le point 12 est également une promesse : celle de discuter, en mars 1969, du niveau des prix et des salaires. Cette promesse est tout ce qui reste du " préalable " de l’échelle mobile. Le point 4, sur la réduction du temps de travail, comporte un engagement ferme mais à terme, sur les horaires de 45 et 48 heures, et un engagement de principe seulement, sur le retour aux 40 heures. De même, le point 10 sur le minimum vieillesse s’engage sur la date de la réévaluation, mais pas sur son montant. Jusque-là, donc, pas grand chose de très concret.
Le point 8, sur les cotisations sociales, est déjà plus payant : le ticket modérateur passe de 30 % à 25% (c’est-à-dire que les remboursements aux salariés passent de 70 % à 75 %). Ce n’est pas négligeable, mais c’est tout ce qui reste du préalable de l’abrogation des ordonnances. Un débat parlementaire sur la question est annoncé, histoire de faire passer la pilule.
Le point 7 est déjà plus concret... pour les syndicats en tout cas, sinon pour les salariés eux-mêmes. En même temps que le gouvernement s’engage à faire voter une loi sur le droit syndical, patrons et syndicats s’entendent tout de suite sur un certain nombre de moyens qui sont donnés aux syndicats pour agir dans l’entreprise. Juste reconnaissance par les patrons du bon travail d’encadrement des grévistes par les syndicalistes. Il y a bien sûr tout un secteur du patronat qui reste violemment opposé au syndicalisme, surtout chez les PME. C’est un aspect qui vaut pour l’ensemble du protocole : les " conquêtes " des salariés ennuient beaucoup plus les petits que les grands patrons, qui ont ainsi bon espoir d’éliminer une frange de petites entreprises (124).
Reste la question des salaires.
Le point 1 concerne le SMIG, qui est augmenté de 35 % (à Paris). Cette augmentation concerne environ 7 % des salariés. Elle est surtout un rattrapage, le rapport du SMIG au salaire moyen étant en recul constant depuis des années. Ainsi qu’on l’a dit, cette mesure est spécialement gênante pour les PME, et a donc un effet restructurant favorable du point de vue macro-économique. Le point 2 concerne la fonction publique. Il ne dit rien sur les hausses de salaires, mais simplement enregistre que les discussions sont en cours. Le point 3 annonce une hausse de 7% des salaires du privé au 1er juin 1968, suivi d’une hausse supplémentaire de 3 % au 1er octobre. Cornelius Castoriadis (125) fait le calcul suivant : la hausse en deux fois fait que, sur l’ensemble de l’année, elle n’est que de 7,75 %. Ce chiffre est à comparer à celui du glissement naturel des salaires à cette époque, de 6 % à 7% par an. La grève a donc rapporté de 0,75 % à 1,75% d’augmentation de salaire. Et comme la moitié seulement des heures de grèves sera payée (point 12), elle a coûté 3 % à 4 % du salaire annuel (selon que la durée de la grève est posée à trois ou quatre semaines). Il considère donc que l’opération est négative.
Dans l’ensemble, le bilan des accords est donc assez pauvre. Il n’a rien à voir, notamment, avec celui des accords de Matignon en 1936, où les travailleurs " avaient obtenu immédiatement la semaine de 40 heures et deux semaines de congés payés, des droits syndicaux considérables et une augmentation substantielle des salaires effectifs - le tout estimé par Alfred Sauvy comme équivalent à une augmentation de 35 % à 49 % (126) ".
La hausse des salaires est donc dérisoire dans le meilleur des cas, mais de plus rien n’est dit dans l’accord sur la forme de cette hausse et la réforme des rémunérations. La hausse est donc hiérarchisée, comme le souhaite la CGT notamment. Et rien n’est dit des modes de rémunération, comme le salaire aux pièces ou le salaire au poste. On sait que ce dernier est une arme redoutable dans les mains des contremaîtres sur les chaînes de montage. Une grande partie de la hargne des OS vient de ce problème. Le protocole de Grenelle n’en dit rien, et il n’est pas étonnant qu’il ait été mal reçu dans les usines à prédominance d’OS.
III. 3 - Le rejet du protocole d’accord
On peut donc se demander si, et si oui pourquoi les syndicats ont cru possible de présenter ce document à l’approbation des salariés. De trois choses l’une : ou bien les syndicats, et en premier la CGT, sont contents du protocole, et alors ils sont pris à contre-pied par les ouvriers de Renault-Billancourt où Georges Séguy et Eugène Descamps (CFDT) se rendent le 27 mai au matin en quittant la rue de Grenelle. Ou bien Séguy sait que le texte est mauvais, et dans ce cas soit il souhaite son rejet par les travailleurs, soit il espère le leur faire avaler. Dans ces deux derniers cas, le choix d’aller à Billancourt est bon. Car si le but est de faire rejeter l’accord, les travailleurs de Billancourt peuvent le faire puisqu’ils ne gagnent pas grand-chose ; et si le but est de passer en force, Billancourt en reprenant le travail peut entraîner toute la classe ouvrière.
Les récits que l’on connaît du fameux meeting de Billancourt le lundi 27 mai au matin ne sont pas clairs. Ce meeting était programmé de toute façon, dans le cadre de l’activité routinière des syndicats. Evidemment ce jour-là, l’actualité est plus excitante que d’habitude, puisque les grands chefs bureaucrates ont passés le week-end en négociations et viennent rendre visite à la base. Sur le perron du ministère, vers 7 h 30, les grands chefs ne semblent pas insatisfaits de leur travail de la nuit. Séguy déclare alors qu’" il reste beaucoup à faire, mais les revendications ont été retenues pour une grande part et ce qui a été décidé ne saurait être négligé ". De son côté, Eugène Descamps, de la CFDT, estime que " nous avons obtenu des résultats que nous réclamions depuis des années... Les avantages ainsi acquis sont importantsÈ (127). Mais tous deux renvoient aux assemblées de travailleurs pour une acceptation ou un refus de l’accord. Un peu plus tard, quand Séguy arrive à Billancourt, le rejet de Grenelle et la reconduction de la grève sont déjà votés, après une intervention de Halbeher, secrétaire de la CGT. Pour occuper la galerie en attendant que Séguy arrive, Frachon parle trois quarts d’heure. Il évoque des " gains appréciables " dans un silence réprobateur. Le discours de Séguy vient ensuite, et provoque beaucoup de cris et de protestations. Selon les uns, c’est que Séguy fait huer les clauses de l’accord qui sont insuffisantes. Selon les autres, c’est que les ouvriers protestent contre des clauses que Séguy veut leur faire accepter. Plusieurs témoignages indiquent notamment que l’idée de rattraper les heures perdues par la grève provoque un tollé général. Séguy conclut évidemment en approuvant la poursuite de la grève.
On en revient donc à l’alternative. On peut d’ailleurs poser la question autrement. Pourquoi Séguy a-t-il brusquement changé de position, renoncé à ses préalables et accepté un accord ne correspondant pas aux intentions initialement affichées ? Le dimanche après-midi, Séguy déclare qu’il est " mandaté impérativement " pour obtenir l’abrogation des ordonnances (128) et l’échelle mobile. Il sort même aussitôt de séance pour confier aux journalistes des radios ce qu’il vient de déclarer. Plus tard dans la nuit, après un coup de téléphone, il renonce à ces deux revendications ainsi qu’on l’a vu. Pourquoi ? En tout cas, l’explication n’est pas que Séguy a obtenu pour la CGT des sièges dans divers organismes internationaux comme la Commission européenne ou le BIT, car il en avait déjà obtenu la promesse du Premier ministre lui-même dans un entretien privé du dimanche matin.
Un détour par la petite politique interne à la gauche est sans doute ici nécessaire. Dans le cours de la nuit, Séguy a été probablement informé des tractations de la gauche non communiste. Selon Baynac (129) une réunion a lieu, dans la nuit du 26 au 27, entre le PSU (Rocard, Martinet, Heurgeon), la CFDT, FO, l’Unef et le SNESup. Cette alliance vise à promouvoir un gouvernement Mendès-France, présent à la réunion. Baynac dit aussi que le PC l’a su immédiatement. Ce serait donc là l’origine du retournement de Séguy, qui aurait alors pour instruction de conclure un accord à tout prix. Cette démarche d’urgence répondrait à l’acuité de la menace Mendès-France pour le PC. Mendès avait en effet avec lui les deux autres centrales ouvrières, les étudiants et l’université, mais aussi tout de sorte de personnalités de gauche et de droite (Lecanuet, Isorni et deux futurs ministres de Couve de Murville [130], notamment). La menace était simplement qu’un gouvernement de centre gauche se mette en place sans le PC ! On sait que Séguy a parlé avec le Parti pendant cette fameuse nuit. A-t-il reçu l’ordre de saboter l’accord pour qu’il soit refusé par les travailleurs et approfondir la crise, ou bien simplement de conclure rapidement un accord potable pour couper l’herbe sous les pieds de la gauche non-communiste en mettant fin à la grève ?
On ne tranchera pas ici cette question. Il y a en faveur de la première hypothèse le fait que, pendant que Séguy négocie avec Chirac, L’Humanité prépare cette même nuit un numéro spécial sur le thème " Poursuivons la grève ". La CGT de Renault diffuse, avant la fin des négociations, un tract allant dans le même sens. Dans ce cas, il ne reste plus à Séguy qu’à faire bonne figure en allant se faire huer chez Renault. La grève est relancée, la crise sociale devient politique. Ce serait donc là le plan du PC. L’autre hypothèse suppose un cafouillage entre les différentes parties de la bureaucratie stalinienne : tandis que Séguy négocie un accord qu’il pense acceptable (y compris pour ses donneurs d’ordre du Comité central ?), L’Humanité et la CGT rejettent par avance cet accord et attisent le feu de la grève à Billancourt, obligeant Séguy à faire bonne figure.
Nos sources ne disent rien de la façon dont d’autres entreprises importantes ont rejeté ce même matin du 27 mai le contenu du protocole. Au même moment en effet, Renault-Cléon, Renault-Le Mans, Berliet, Sud-Aviation, Rhodiaceta, la Snecma et Citroën-Paris décident de poursuivre la grève. La liste (131) n’est certainement pas exhaustive. Par ailleurs, on sait qu’il y a quelques reprises du travail et que certaines d’entre elles avortent quand les travailleurs voient que, dans l’ensemble, la grève continue. Car à midi, il n’y a plus aucune ambiguïté sur la question : la grève est relancée.
Rien n’a changé ? Certes non ! Car quelles que soient les raisons du comportement de Séguy, le résultat de Grenelle, même sans accord, est de liquider le peu d’unité que le mouvement avait jusque-là. Dans tout ce qui précède, on a montré les efforts des syndicats - principalement la CGT - pour limiter et contrôler l’unification du mouvement. L’unité d’action des centrales syndicales, consacrée au plus haut niveau par la négociation avec le gouvernement et le CNPF, a été le gage du maintien des séparations à la base. L’échec de Grenelle abolit à présent même cette forme bureaucratique d’unification. La négociation, et donc aussi la grève et, surtout, la reprise du travail sont renvoyées au niveau des branches et des entreprises. Car c’est tout de suite à ce niveau que patrons et syndicats posent la recherche des améliorations au protocole de Grenelle qui permettront la reprise du travail. Il est très clair à ce moment-là que les améliorations à obtenir résulteront d’une lutte de boîte ou de branche, et non plus nationale. Certes, la reprise de négociations au sommet n’est exclue ni par la CGT (pour l’échelle mobile) ni par la CFDT (pour le droit syndical et les ordonnances), mais ces déclarations, venant après l’annonce des élections, ne peuvent guère faire illusion.
Lire la suite IV. Le démontage de la grève. - Epilogue.