mondialisme.org
Accueil du site > Vagabondages > La voix des sans papiers > "La voix des sans-papiers" n° 13 : Nous sommes tous des réfugiés (...)

"La voix des sans-papiers" n° 13 : Nous sommes tous des réfugiés économiques !

jeudi 10 septembre 2015

C’est le cri d’alarme et d’indignation des migrants sans-papiers subsahariens, de ceux du moins venus des pays francophones d’Afrique.

Cri d’alarme parce que, parmi les migrants noyés en Méditerranée, morts dans le désert libyen, il y a souvent leurs frères, arrivant des mêmes familles, villages, régions. Eux-mêmes sont souvent passés par d’inimaginables épreuves, et ils essayent depuis des années de faire entendre leurs voix à une France officielle incapable d’écouter leurs appels et leurs raisons. Pour en appeler à la plus haute autorité de l’État, la CSP75 et la CISPM avaient demandé, il y a un an, à être reçues à l’Élysée – sans même mériter une réponse. La Voix des sans-papiers avait cherché à tirer la sonnette d’alarme, dans son numéro du 12 novembre 2014, en montrant qu’« à chaque clôture rajoutée à leurs frontières, les pays européens signent l’arrêt de mort de milliers de personnes ». Et les collectifs et groupes de sans-papiers et réfugiés réunis dans la CISPM (présents dans dix pays européens et cinq africains) en avril dernier ont écrit le courrier publié page 2. À ce courrier, les plus hautes autorités européennes ont fait des réponses pleines d’autosatisfaction, n’évoquant même pas l’éventualité d’une rencontre, et au contenu qu’on verra brièvement ci-après.

Cri d’indignation devant l’hypocrisie des politiciens d’ici, ne jurant, d’un côté, dans leurs pays, que par l’« économie mondiale » et sa domination sur les choix politiques, pour justifier soit leurs applaudissements ou échecs soit leurs réprobations, et qui, de l’autre, séparent nettement, « à des fins humanitaires », migrants politiques (« réfugiés ») et économiques venant des pays du Sud du monde. Comme si les derniers n’avaient pas, au fil des ans, payé le plus lourd tribut de vies humaines aux requins de la Méditerranée. Indignation pour le cynisme social et l’iniquité institutionnalisée de l’État français et de l’Europe – pour la ligne française d’« immigration choisie » devenue programme officiel européen : accueil d’un nombre fermé d’individus à compétences et de « réfugiés politiques », refoulement et renvoi de tous les autres. Comme si mourir de pauvreté n’était pas aussi lamentable que mourir pour cause de guerre ; comme si la faim n’en faisait pas autant, en ruinant de fond en comble le tissu social et économique d’un peuple affamé ; comme si les enfants noirs subsahariens n’étaient pas des enfants ; comme si risquer sa vie pour fuir la mort par la faim n’était pas, humainement, à plaindre ; comme si l’« immigration choisie » n’était pas une continuation et aggravation du pillage du tiers-monde ; comme si cette ligne n’était pas, aujourd’hui, la mise à mort et physique et sociale des damnés du Sud du monde : des migrants économiques comme de leurs familles restées dans la souffrance au pays, dans l’attente des transferts d’argent de leurs enfants venus trimer (quand ils réussissent) « à la sueur de leur front » au paradis terrestre nordique.

Au courrier qu’a écrit la commission européenne (27 mai) au nom de son président, sont joints différents textes. Nous ne retiendrons que quelques lignes de l’Agenda européen en matière de migration (13 mai).

Ce document a le mérite de mettre les choses au clair dès le début : « La synthèse des différentes mesures que l’Union européenne doit prendre dès maintenant, et dans les années à venir… [c’est] de tirer avantage des migrations et de remédier aux problèmes qu’elles posent. » Et le mérite aussi de poursuivre en ajoutant ceci : « Une lutte résolue contre l’immigration clandestine… la sécurisation des frontières extérieures de l’Europe… doivent aller de pair avec une politique commune solide en matière d’asile et une nouvelle politique européenne de migration légale… Sur son [de l’UE] marché du travail, on ne trouve pas toujours immédiatement les travailleurs possédant les compétences nécessaires à une économie dynamique… l’acquisition de ces compétences prend du temps. Les migrants… légalement admis… [doivent] recevoir toute l’aide nécessaire pour intégrer la société du pays d’accueil. » Par contre : « Pour les personnes n’ayant pas besoin d’une protection, Frontex aidera les États membres à coordonner le retour des migrants en situation irrégulière. » Ces personnes sont : « Les demandeurs d’asile déboutés qui tentent d’éviter d’être renvoyés là d’où ils viennent, les titulaires de visa qui dépassent la durée de séjour autorisée, et les migrants en constante situation irrégulière. »

Le lien étroit entre « tirer avantage des migrations », « politique en matière d’asile », « nouvelle politique de migration légale », « marché du travail européen », « acquisition de compétences modernes qui prend du temps », ce lien n’aura pas échappé à l’attention du lecteur. La politique européenne d’immigration ne peut plus négliger les guerres en cours dans des pays (comme la Syrie) où d’importantes couches sociales moyennes, modernes et dynamiques, se sont formées. En accueillant ces gens en fuite, l’Europe fera coup double : d’une part, aux yeux du monde, elle fera figure de continent ouvert et fidèle à ses valeurs d’humanité (thème recurrent de l’Agenda), et de l’autre elle pourra en tirer profit sur son marché du travail en manque d’hommes et femmes à compétences ; de plus, leur longue et coûteuse formation n’aura pas été à sa charge. On peut parier que la possession de telle ou telle compétence sera un critère préférentiel pour l’octroi du statut de « réfugié politique ». (On remarquera aussi que ce document a été présenté à l’Europe en mai dernier, avant le grand afflux de migrants demandeurs d’asile de l’été.)

À ce pragmatisme européen mêlé d’appels aux « valeurs » européennes d’accueil, adressés aux États membres, a fait pendant (17 juin) une perle en matière de déni des droits des migrants : le plan gouvernemental français titré Répondre au défi des migrations, respecter les droits, faire respecter le droit. On peut y lire de belles pensées ministérielles de grande valeur, de la valeur de celle-ci : « L’Union européenne a vocation à accueillir ceux qui fuient les persécutions ou les conflits. Elle ne pourra toutefois le faire dignement que si elle s’en donne les moyens, notamment en mettant en place une politique de retours ferme et ambitieuse. » Qu’est-ce à dire ? C’est-à-dire que pour accueillir avec humanité les uns, il faudra se débarasser de toute humanité envers les autres, les repousser et expulser sauvagement, un point c’est tout.

On verra, en fin d’année, à combien s’élèvera l’augmentation du nombre effectif de « réfugiés politiques » en Europe et en France. Mais d’ores et déjà il est apparent que l’État français (avec la collaboration active des associations « d’aide » financées par lui) a obtenu un résultat certain : la division du mouvement des migrants entre demandeurs d’asile et migrants économiques.

Hypocrisie pure et simple, avons-nous dit, la séparation officielle, programmatique, entre réfugiés politiques et migrants économiques : les premiers « ayant droit à une protection » (Déclaration du conseil européen, 23 avril), et les seconds ayant « vocation à être éloignés du territoire » (Répondre au défi… cité), d’après le barbarisme et contresens en usage dans le français ministériel. Ce n’est pas ici le lieu de faire la critique historique et idéologique de la Convention de Génève relative au statut des réfugiés (1951) ; mais penser résoudre la « crise migratoire » (ou « des réfugiés ») actuelle, avec un instrument déjà impuissant à sa naissance au lendemain de la deuxième guerre mondiale, avec les législations et institutions nationales consécutives sur le droit d’asile (là où elles existent, comme en France, mais fondées la plupart sur l’arbitraire et conçues avant tout pour exclure, comme en France), ou encore (là où elles n’existent pas) par l’entremise du Haut commissariat aux réfugiés (HCR) de l’ONU, cela est dérisoire, la proverbiale souris que la montagne accouche. Vu l’ouverture annoncée par l’Allemagne, il se pourra qu’une solution soit trouvée pour une partie des réfugiés syriens, mais pour tous les autres migrants au désespoir ? mais pour les années à venir, quand l’exode à partir des pays du Sud s’accentuera ? Tout se passe comme si les dirigeants européens et français ne voulaient pas saisir la portée des événements en cours, ni comprendre en face de quoi ils se trouvent : non pas une conjoncture imprévue et passagère, mais un phénomène structurel de fond, lié aux modifications de l’économie mondiale et aux conséquences sur la vie de populations entières, réduites à la limite de la survie. Puisque, sans la moindre volonté d’abandonner leur politique de l’autruche malgré l’évidence des nombres de jour en jour croissants, ils en sont par contre venus à officiellement déclarer la guerre sociale européenne aux migrants, et que les réfugiés politiques en question viennent de pays en guerre, il nous reste à dire un mot là-dessus.

Dans la plupart des cas, les guerres d’aujourd’hui n’apparaissent pas comme des conflits armés internationaux, alors même qu’elles sont le produit (celles notamment des régions d’importance « géostratégique ») d’un vaste et complexe réseau d’intérêts rivaux, « géopolitiques », de concurrences économiques régionales et mondiales. C’est le résultat de ce que les généraux de l’armée française, confrontés dans l’après-guerre aux insurrections dans les colonies, mais supportés par une économie métropolitaine faible, ont appelé la « guerre révolutionnaire » (et psychologique) : tout un arsenal de pratiques (enseignées plus tard à d’autres armées) d’infiltration chez l’ennemi, de fabrication sur le terrain de son propre « ennemi », ou de l’ennemi de son ennemi… Bref, les agents internationaux sont présents et actifs aux côtés des acteurs locaux, mais sous de fausses apparences. En encore plus bref, on peut avancer une formule : le temps de guerre est la continuation de la guerre économique du temps de paix.

Cette paix (parfois sous le nom d’« aide au développement ») est un des faits majeurs de notre époque, et elle est sans merci. Là où elle règne, elle s’abat sur les populations locales comme un fléau du ciel. Étant de tous les jours, et sans fin, elle arrive à causer bien davantage de pertes humaines qu’un conflit armé. La Voix des sans-papiers a documenté, dans son numéro 6 (L’or de Kéniéba, 26 octobre 2011), les dégâts causés par la paix économique d’Occident (importée avec la bénédiction de la corruption d’État locale et internationale) aux populations d’où viennent en plus grand nombre les migrants maliens de France. Ignorer, quand on parle de migrants et de réfugiés, les guerres économiques innombrables menées entre acteurs en concurrence contre les peuples du Sud, c’est participer à la guerre sociale qui ravage ces peuples partout dans le monde, sous les ordres de Sa Majesté l’« économie ».

Sait-on ce que c’est que la « science économique » contemporaine, adoptée par les universités, credo et guide des hommes d’État d’Occident et d’ailleurs ? Pour résumer en quelques lignes plus de deux siècles de théorie économique dans sa lignée principale, disons que, de théorie sociale d’ensemble (à juste titre appelée économie politique par ses théoriciens, car conception sociale du « progrès » de la société tout entière), elle est devenue une science « pure », donc abstraite, basée, à l’instar des sciences pures modernes, sur les mathématiques – et partielle. Concernée par les nombres et les quantités : donc, dans sa sphère spécifique, par la « maximisation » des résultats (profits) aux moindres coûts. La société en tant que telle reste en dehors de son domaine (c’est celui de l’État), l’homme l’intéresse en tant qu’acteur de l’offre et surtout de la demande.

Rien d’étonnant si, armée de ces principes, l’économie capitaliste représente aujourd’hui, et de loin, le summum de la violence sociale, si elle a accentué fortement les inégalités partout dans le monde, et si, en particulier, elle a exclu les populations pauvres du Sud de son modèle économique (puisqu’impuissantes à représenter une demande dynamique d’un quelconque intérêt), les renfermant dans un modèle de stagnation. Les classes moyennes avec leurs pouvoirs d’achat, ce sont elles, et elles seules, qui intéressent globalement l’économie et sa théorie et son État.

Voilà quelques raisons qui font que les sans-papiers de la CSP75 et de la CISPM affirment que même les réfugiés en fuite des pays en guerre sont en réalité des réfugiés économiques, et ils précisent, quant à eux, que, dans ce contexte, le mot réfugiés n’implique aucune forme d’assistanat, mais bien la liberté de déplacement et de travail, conformément à la tendance la plus générale du monde actuel, et à la résolution 45/158 du 18/12/1990 de l’ONU (Haut commissariat aux droits de l’homme), entrée en vigueur le 1er juillet 2003 : Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille.

Extrait de "La voix des sans-papiers" n° 13

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0