Dans une récente polémique sectaire d’un membre de l’UJFP (et d’Alternative libertaire) (ma réponse et la référence de ce libelle diffamatoire se trouvent ici : http://mondialisme.org/spip.php?art...), l’auteur cite quelques phrases isolées de Leibowitz, en se gardant bien de les placer dans leur contexte et surtout dans le cadre de la pensée complexe et parfois contradictoire de ce philosophe israélien.
Trois exemples :
– dans la longue interview réalisée par Joseph Algazy en 1994 et publiée à l’époque chez Le Monde éditions sous le titre La Mauvaise conscience d’Israël, il affirme tantôt qu’il existe un peuple juif, tantôt qu’il n’en existe plus ;
– de même, quand il déclare : « Quiconque transforme le nationalisme en valeur doit savoir qu’il prend le chemin de la bestialité », on a un peu de mal à comprendre son attachement à un Etat majoritairement juif et au sionisme même si, pour lui, il s’agit d’un « mouvement de libération » qui n’est pas « national » ou plus exactement qui ne serait devenu nationaliste qu’après la Guerre des Six Jours de 1967...
– Et enfin lorsqu’il dit : « Hitler était une personnalité morale par excellence : parce qu’il a agi en fonction d’un jugement de valeur. Il était, je le répète, profondément convaincu qu’imposer le pouvoir de la race allemande sur le monde entier constituait la valeur suprême et donc que tous les moyens pour y parvenir étaient bons. Cela dit, je suis évidemment persuadé qu’il fallait le tuer comme un chien enragé ».... je ne connais pas beaucoup d’antisionistes de gauche ou de militants d’extrême gauche qui seraient d’accord avec cette définition très particulière de la morale !
Quiconque fait preuve d’un minimum d’esprit critique admettra que Yeshayahou Leibowitz n’est pas un intellectuel récupérable par les discours automatiques de l’UJFP ou de tout groupe libertaire ou marxiste, tant sa pensée philosophique et religieuse est éloignée de toute croyance en des lois de l’histoire, et tant il réduit l’histoire aux folies des hommes et au hasard (« (...) l’histoire humaine ne suit aucune direction. Les choses se déroulent de manière accidentelle... (...) Oui, absolument accidentelle ! La seule logique, ce sont les folies des hommes. »
Nous ne pouvons que conseiller aux lectrices et lecteurs intéressés de lire ce texte entièrement s’ils veulent juger sur pièces et non en se fiant aux citations bidouillées par l’UJFP ou par d’autres « antisionistes » nettement moins sympathiques (1) .
S’ils lisent cette interview, ils découvriront que le concept de « judéonazisme » est fort peu et fort mal expliqué par Leibowitz ici, même si Joseph Algazy lui demande à plusieurs reprises de le préciser. Ce terme a donc des fondations pour le moins fragiles d’un point de vue théorique.
Apparemment, pour Leibowitz, un Etat qui « légalise l’usage de la torture » serait « nazi ».
A ce compte-là il faudrait qualifier l’Etat américain de nazi et l’Etat français aussi, depuis les années 50, depuis que la théorie de la guerre contre-révolutionnaire est enseignée dans les écoles militaires gauloises, depuis qu’elle a été mise en pratique sur le terrain en Indochine et en Algérie et a été enseignée à des officiers d’autres pays.
Et seraient « nazis » aussi tous les Etats latino-américains qui ont pratiqué et autorisé la torture – Brésil, Argentine, Chili, Uruguay, Paraguay – ou la pratiquent encore (à commencer par la Colombie depuis 1948) ; sans oublier la Syrie d’Al-Assad, l’Irak de Saddam Hussein, et bien des pays d’Afrique.
Il existe un second élément, encore plus fragile, qui justifie pour Leibowitz l’étiquette judéo-nazie « la conception selon laquelle il est interdit de désobéir à un ordre légal, c’est une conception fasciste, nazie , déclare-t-il ».
Dans ce cas, avec un critère aussi large et vague, tous les Etats du monde sont susceptibles de devenir, ou sont déjà, « fascistes » ou « nazis ».
En dehors de l’effet polémique très efficace au sein de la société israélienne pour lutter contre la colonisation des « Territoires occupés », la torture et les exactions et crimes de guerre de Tsahal, l’amalgame « judéo-nazis » est donc très douteux et politiquement catastrophique, surtout en dehors d’Israël, notamment dans des pays comme la France où l’antisémitisme est très répandu, où un parti d’extrême droite antisémite recueille 6 millions de voix et où un prétendu comique, agitateur fasciste chéri par la gauche et l’extrême gauche pendant des années, mène une propagande antisémite constante et remplit des salles de spectacle en propageant le négationnisme et en regrettant que tel ou tel journaliste n’ait pas péri dans les fours crématoires...
A l’UJFP de nous fournir donc une analyse serrée de ce terme aussi peu rigoureux que celui de "fasciste" que la gauche et l’extrême gauche française utilisent fréquemment contre n’importe quel politicien de droite (du général de Gaulle à Sarkozy) ou alors de nous fournir des références détaillées, autres que polémiques. Mais je doute qu’elle le fasse jamais....
Cette interview de Leibowitz est consultable en quatre parties sur le site suivant : http://www.defeatist-diary.com/inde...
http://www.defeatist-diary.com/inde...
http://www.defeatist-diary.com/inde...
http://www.defeatist-diary.com/inde...
D’ailleurs, quiconque veut se livrer au même petit jeu que celui de l’UJFP, c’est-à-dire piocher quelques citations éparses sur Internet, pourra aisément démontrer que Leibowitz ne partage pas les thèses de l’UJFP sur des points capitaux comme en témoignent les citations suivantes extraites de l’interview réalisée par Joseph Algazy (les passages soulignés l’ont été par mes soins, Y.C.).
« L’État d’Israël est le cadre constitutif de l’indépendance nationale et politique que le peuple juif avait perdue il y a deux mille an s. C’est également la définition que je donne du sionisme. Mais j’ajoute aussitôt que la création de l’État d’Israël n’a pas résolu le problème du peuple juif, ni la crise d’identité dont il souffre… »
« — Alors, pourquoi s’efforcer, aujourd’hui encore, de faire venir en Israël des Juifs de 1’ex-Union soviétique ou d’Éthiopie ? Pour les sauver de quel danger ? — Pour renouer, par cet acte, avec l’indépendance nationale et politique du peuple juif. »
« Jusqu’à la création de l’État d’Israël, nous n’avons pas expulsé par la force un seul Arabe de sa terre ! »
« Avions-nous pour mission de réformer le régime ottoman ? Nous avons établi l’État d’Israël en soixante années, des années 1880 du XIXe siècle aux années quarante du XXe siècle. Durant toute cette période, nous n’avons expulsé par la violence aucun Arabe de sa terre. Pas parce que nous sommes des justes : parce que nous n’avions pas le pouvoir ni la force de le faire.
— Vous trouvez juste que les fellah aient été expulsés de la terre qu’ils cultivaient ?
— On a versé de l’argent pour acquérir cette terre...
— ..Au féodal, pas aux fellah qui furent dépossédés de la terre qu’ils travaillaient pour gagner leur pain.
— La terre n’appartenait pas aux fellah. Ils n’avaient qu’à s’en prendre aux féodaux qui vendaient la terre. Encore une fois, ce n’était quand même pas aux Juifs de réformer le système ottoman ni de transformer la réalité dans laquelle ces fellah vivaient. »
« Que répondriez-vous à un jeune Palestinien accusant les immigrants juifs d’avoir dépossédé des Arabes de leurs terres bien avant 1948 ? — Je ne pourrais que lui répondre que, avant 1948, il n’y a pas eu, en Eretz Israël, de colonisation juive par la violence. »
« Je suis conscient que l’ensemble d’Eretz Israël est la terre d’Israël, et je sais en même temps très bien que ce n’est pas réalisable : parce qu’un autre peuple vit en Eretz Israël. (...) le fait est que l’indépendance nationale et politique du peuple juif ne peut s’accomplir, dans la pratique, que sur une partie seulement d’Eretz Israël. De même, si le peuple palestinien veut réaliser son indépendance nationale et politique — et c’est, de toute évidence, le cas —, il ne pourra y parvenir que sur une partie seulement de la Palestine. »
« Les Arabes étaient responsables de la guerre de 1948 comme de ses conséquences, et nous sommes responsables de ce qui se passe aujourd’hui »
« L’État d’Israël aujourd’hui n’est pas l’État du peuple juif, mais l’appareil d’un pouvoir violent sur un autre peuple. Moi, au contraire, je veux que l’État d’Israël soit uniquement l’État du peuple juif. Le « Grand Israël » ne peut pas être l’État du peuple juif. »
« Je n’ai aucune ligne rouge quant à ce qui est négociable. Les frontières sont négociables. Ma seule ligne rouge, c’est l’indépendance nationale et politique. C’est-à-dire que je n’accepterai jamais la Charte de l’OLP, parce qu’elle nie l’indépendance nationale et politique du peuple juif. »
« Joseph Algazy : Admettons qu’Israël, tout en refusant de se retirer des territoires occupés, accepte d’accorder aux habitants palestiniens des droits politiques et civiques, est-ce que...
Yeshayahou Leibowitz (Haussant le ton.) Non ! Octroyer des droits politiques et civiques aux Palestiniens des territoires occupés, cela voudrait dire que 40 % de la population de l’État d’Israël seraient désormais arabes.
Joseph Algazy : Pourquoi cela vous dérangerait-il ?
Yeshayahou Leibowitz Parce qu’alors l’État d’Israël cesserait d’être l’État du peuple juif. Je ne veux pas d’un tel État. La seule solution, je le répète, c’est qu’Israël se retire de tous les territoires occupés. »
« Yeshayahou Leibowitz : Les Juifs qui vécurent en Orient jusqu’à il y a une ou deux générations étaient loin de la civilisation occidentale. D’où un écart entre leur niveau de développement et celui des Juifs d’Occident. Autre source de tensions entre ashkénazes et sépharades, les différences dans les manières de vivre et les coutumes. Mais il n’existe pas pour autant, en Israël, ni séparation ni discrimination.
« Joseph Algazy : Les sépharades se plaignent néanmoins de subir une attitude de discrimination...
Yeshayahou Leibowitz...Ce n’est pas vrai. Si discrimination il y a, elle se joue au niveau psychologique. Je parlerais plutôt d’éloignement. »
« Joseph Algazy : Israël ne pratique pas l’apartheid, dites-vous. Il n’en mène pas moins une politique de discrimination nationale envers les Arabes citoyens de l’État d’Israël.
Yeshayahou Leibowitz : Cette discrimination est dénuée de base légale. D’ailleurs, aucun État, aucune loi n’est en mesure de résoudre les problèmes des rapports humains. Jamais il n’y a eu, chez nous, de législation d’apartheid à l’encontre des habitants arabes citoyens de l’État d’Israël ; et personne n’a imaginé leur imposer une politique d’apartheid.
»
Pour terminer, je reproduirai ci-dessous une note qui figurait déjà en 2008 dans L’Inventaire de la confusion, n° 36/37 de Ni patrie ni frontières.
* A PROPOS DE L’EXPRESSION « JUDEONAZIS » QUE LES ANTISIONISTES REPRENNENT DE YESHAYAHOU LEIBOWITZ (1903-1994).
Leibowitz était devenu, dans la seconde partie de sa vie (après 1959), favorable à un Etat totalement laïque, à une séparation complète entre la religion et l’Etat, car il avait le plus grand respect pour la Halakha, les lois et les règles religieuses juives, au centre de ses recherches, mais par contre aucun respect pour l’Etat (soyons clairs, il n’était pas anarchiste !).
Il s’était posé des questions morales dès le massacre de Qibya en Cisjordanie (le 14 octobre 1953, 38 femmes et enfants et 32 hommes furent tués par un commando de Tsahal dirigé par Sharon, en représailles contre un attentat palestinien à la grenade qui avait tué une femme et ses deux enfants en Israël).
Il avait réfléchi aux meurtres de civils innocents perpétrés par l’armée israélienne, « fussent-ils légitimement justifiés ».
Il s’interrogeait sur la « malédiction » que de tels actes pouvaient constituer pour l’Etat juif et établissait une comparaison avec un précédent biblique : lorsque Dinah, fille du patriarche Jacob, fut violée, ses frères (Simon et Lévi) tuèrent tous les hommes de la ville où l’agression s’était déroulée. Jacob ne leur pardonna jamais ce massacre et les tribus de Simon et Lévi furent très durement sanctionnées, privées de territoire pour l’une, obligées de vivre dans le désert pour l’autre.
En même temps, Leibowitz pensait que le sionisme, c’était « la volonté des Juifs qui refusent que le peuple juif continue à être dominé par les gentils » (ou « les païens » préférait-il dire, selon son traducteur).
Il n’accordait aucune valeur morale à l’Etat israélien, conscient que ce n’était qu’un appareil politique de coercition et de violence MAIS il pensait qu’il pouvait avoir au moins une utilité : garantir la continuité de l’existence du peuple juif.
On voit donc que les « antisionistes », de gauche ou de droite, qui le citent n’ont rien compris à la pensée de Leibowitz et ne l’utilisent que pour de basses polémiques. Et s’il employa des termes aussi forts que celui de « judéonazis », ce fut pour exprimer son indignation morale contre les guerres et les entreprises colonisatrices d’Israël après 1967, pas pour servir la soupe aux fascistes ni aux antisémites de gauche !
Y.C., Ni patrie ni frontières, 25/7/2015
1. Le site fasciste Egalité et Réconciliation, le 14 août 2010, a mis en ligne une vidéo de Yeshayahou Leibowitz, vidéo que les soraliens furent obligés de retirer mais en laissant quand même le commentaire hypocrite suivante : « Yeshayahou Leibowitz, né à Rīga en 1903 et mort en 1994 est un chimiste, philosophe et écrivain israélien, considéré comme l’un des intellectuels les plus marquants de la société israélienne, et l’une de ses personnalités les plus controversées pour ses avis tranchés sur la morale, l’éthique, la politique, et la religion. » Mais ce qui comptait pour les fascistes d’Egalité et Réconciliation c’était le titre qu’ils ont pieusement conservé : « Yeshayahou Leibowitz - "Israel judéo-nazis" »
Il est donc très dangereux de manipuler sans précaution quelques phrases de Yeshayahou Leibowitz, de récupérer l’un de ses concepts ("judéonazis" ou même " sionazis" que l’on peut bricoler en servant de certaines phrases de l’interview réalisée par Joseph Algazy puisque Leibowitz explique qu’Israël est en marcher vers le fascisme) sans en expliquer le contexte, et de tenter, à partir d’une ou deux citations isolées, de le mobiliser au service de « l’antisionisme », fut-il de gauche, version UJFP. On se retrouve alors en fort mauvaise compagnie, c’est-à-dire en compagnie d’antisémites qui ne connaissent rien à la pensée de Leibowitz (dont ils se foutent d’ailleurs complètement et qu’ils méprisent), qui vont jusqu’à publier certains livres de Karl Marx, Bernard Lazare et Abraham Léon chez Kontre Kulture pour mieux semer la confusion, mais qui se réjouissent d’avoir trouvé un Juif (de surcroît israélien) qui emploie le pseudo-concept de « judéonazis ».