Jusqu’aux années 60/70, les marxistes et les anarchistes se sont peu intéressés aux différentes formes de racisme (le mot n’est apparu en français que dans les années 20 même si le phénomène est bien antérieur), et encore moins aux différences entre racisme et antisémitisme.
En effet, pour la gauche et l’extrême gauche occidentales, la question était « simple » puisque le racisme pouvait être réduit (selon les argumentaires et les périodes) à :
* l’ignorance (la théorie des races n’ayant pas de fondements scientifiques, l’éducation ferait reculer le racisme),
* une tactique des patrons (diviser pour mieux régner) ; or, l’unité de la classe ouvrière était censée se réaliser dans les luttes et atteindre son zénith lors de la révolution sociale à venir ;
* un sous-produit de l’idéologie nazie (il suffisait de dénoncer de façon générale le nazisme et le fascisme, nul besoin de se pencher sur les spécificités de l’antisémitisme),
* une idéologie justifiant les pratiques coloniales (il suffisait de soutenir les luttes d’indépendance nationale) ;
* la « barbarie » d’un système capitaliste en pleine « décadence » ; avec ce type d’explications invoquer la révolution socialiste suffit, inutile de se demander pourquoi le rejet de l’étranger existe dans presque toutes les sociétés précapitalistes puisque tout sera résolu après le Grand Soir.
La réflexion autonome et originale des groupes « révolutionnaires » a été inexistante sur ces sujets. Quiconque feuilleterait une collection complète de Socialisme ou Barbarie, de L’Internationale situationniste, ou même des principales revues trotskistes, ultragauches ou anarchistes des années 50, 60 et 70 aurait bien du mal à trouver des analyses (novatrices ou pas) sur les différentes formes de racisme ou même sur l’antisémitisme. Comme si ces maux étaient secondaires ou ne concernaient pas ces militants...
Les analyses du racisme sont devenues plus sophistiquées grâce à des écrits engagés d’orientation tiersmondiste et identitaire (F. Fanon, Malcolm X, Stockely Carmichael, Huey Newton, Angela Davis) qui ont ouvert la voie à de nombreuses recherches universitaires, principalement anglo-saxonnes au départ.
De nombreux historiens et spécialistes des sciences sociales ont fait avancer la réflexion en étudiant minutieusement toutes les dimensions (économiques, sociales, psychologiques, culturelles, anthropologiques) du racisme. Ils ont inventé toutes sortes de concepts : racisme voilé, discret, symbolique ; néo-racisme ; racisme institutionnel, structurel, systémique, etc.
Mais ce ne sont pas, répétons-le, des groupes militants, marxistes ou anarchistes, qui ont fait progresser la compréhension du racisme (et de l’antisémitisme).
Certains économistes ont défendu la théorie de la segmentation du marché du travail (cf. la définition qu’en offre le Dictionnaire suisse de politique sociale http://www.socialinfo.ch/cgi-bin/di...) pour expliquer comment le Capital jouait désormais sur deux segments du marché du travail : un « segment primaire » jouissant d’un noyau stable de salariés (des « travailleurs garantis », donc des « nationaux », généralement d’origine locale ancienne ou en tout cas européenne, mieux payés et mieux protégés) ; et un « segment secondaire », mobile et corvéable à merci (recruté parmi des immigrés, originaires du tiers monde, et soumis à une législation répressive sans cesse modifiée ; ou parmi les descendants d’une fraction de la population autochtone discriminée depuis des décennies voire des siècles – cf. les Afro-Américains).
Des sociologues se sont intéressés aux divisions internes à la classe ouvrière, notamment aux « privilèges » et préjugés des ouvriers professionnels autochtones par rapport aux travailleurs étrangers sans qualification ; ils ont souligné la crainte des travailleurs autochtones d’être bloqués dans l’ascenseur social, voire la peur d’un déclassement et d’une paupérisation conduisant les ouvriers « blancs » à rejoindre la situation des travailleurs « non blancs », etc.
D’autres universitaires, comme Taguieff ou Gilroy, ont défendu l’idée que le racisme biologique passait de plus en plus au second plan et que de nouvelles formes de racisme (ethno-différencialiste, culturel, etc.) prenaient leur essor et s’imposaient dans les sociétés britannique ou américaine, à l’extrême droite (GRECE en France) puis dans les partis nationaux-populistes européens de masse.
La gauche et l’extrême gauche se sont contentées de copier-coller les nouvelles hypothèses et les résultats obtenus par les sciences sociales, mais ont été incapables de mener la moindre enquête autonome sur ces questions.
Elles n’ont pas su mesurer non plus les changements survenus depuis un demi-siècle, notamment les conséquences sociales et politiques à long terme
– du rejet du racisme et de l’antisémitisme par l’ONU et l’UNESCO après la Seconde Guerre mondiale, puis de l’intégration progressive de l’idéologie du multiculturalisme dans les institutions internationales, les Etats et les grandes entreprises,
– et de l’énorme mobilité internationale des travailleurs vers les principaux centres d’accumulation capitaliste (Amérique du Nord et Europe).
Cet accroissement fantastique de la mobilité de la main-d’œuvre et des capitaux a permis que la proportion de prolétaires ou même de petits-bourgeois « non européens » augmente considérablement dans les métropoles « impérialistes ». Cette évolution a amené la bourgeoisie occidentale à souvent adopter un langage officiellement antiraciste, à adopter une législation antiraciste, voire même à appliquer des mesures de discrimination positive permettant l’avènement d’une classe moyenne d’origine « non occidentale ». Même dans des pays où les statistiques ethniques sont interdites comme la France, les sociologues ont pu établir que les petits patrons, les commerçants et les cadres supérieurs représentaient environ 30 % des personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne. Et c’est d’ailleurs dans cette nouvelle petite bourgeoisie issue du Sud qu’ont prospéré les idéologies nationalistes, religieuses et/ou identitaires en ce début de XXIe siècle.
Il est beaucoup plus difficile, pour des militants, de lutter contre le racisme dans un pays où l’Etat lui-même tient un langage formellement antiraciste que dans un pays où la ségrégation raciale est la politique officielle, comme c’était le cas encore aux Etats-Unis dans les années 60 ou en Afrique du Sud jusqu’en 1991.
Mais il existe d’autres raisons au lourd passif de la gauche et de l’extrême gauche actuelles en matière de compréhension du racisme et de lutte efficace contre celui-ci.
Avant l’ère des indépendances des pays du tiers monde, la gauche et l’extrême gauche n’ont pas su définir une position claire face aux questions coloniales, oscillant entre le soutien acritique aux fractions bourgeoises – FLN vietnamien ou FLN algérien par exemple – ou l’indifférentisme de principe (motivé par l’idée que les mouvements de libération nationale n’auraient plus rien de progressiste à l’ère de « l’impérialisme »).
La gauche et l’extrême gauche ne sont pas rendu compte qu’elles facilitaient parfois, à l’intérieur des organisations syndicales et des partis, le maintien voilé des discriminations raciales et ethniques qu’avaient imposées le colonialisme français (le syndicalisme dans les colonies était un syndicalisme de petits fonctionnaires « européens » qui ignorait les prolétaires autochtones ; le PCF et le PS s’opposaient à l’indépendance des colonies ou soutenaient cette revendication du bout des lèvres).
La gauche et l’extrême gauche n’ont même pas su lutter efficacement contre la xénophobie qui frappait les travailleurs immigrés européens (italiens, polonais, espagnols et portugais) qui, eux, n’avaient aucun contentieux colonial avec la France.
Elles n’ont pas su combattre le nationalisme et l’ont même ardemment propagé (souvenons-nous du « Produisons français » du PCF dans les années 70 ou plus récemment encore des arguments déployés par la gauche et les altermondialistes contre le Traité communautaire européen lors du référendum de 2005 ; ou de l’incapacité de la gauche gouvernementale depuis 1981 à rompre avec la politique de contrôle des flux migratoires).
La gauche et l’extrême gauche n’ont pas su établir de stratégie précise et efficace face à des phénomènes proches mais différents comme
– le racisme populaire plus ou moins spontané qui peut se traduire par des attitudes (opinions, croyances, préjugés, stéréotypes) ou des comportements plus ou moins discriminatoires ou violents (refus de fréquenter des « étrangers » ; soutien à une ségrégation institutionnelle ou à des discriminations ; manifestations, pogromes, lynchages, etc.),
– la xénophobie (importante dans un pays comme la France où les hommes politiques de droite comme de gauche n’ont jamais vraiment envisagé que ce pays puisse être une terre d’immigration) et le nationalisme (y compris le nationalisme de gauche républicain, fondamental pour l’identité de nombreux militants),
– le racisme pseudo-scientifique et ses avatars modernes (socio-biologie, darwinisme social, psychologie sociale, etc.),
– le racisme institutionnel (les pratiques discriminatoires « inconscientes » ou en tout cas non formulées explicitement dans l’Etat mais aussi les organisations de gauche et d’extrême gauche),
– et les discours idéologiques et les programmes politiques racistes propagés par les groupes ou partis d’extrême droite, fascistes ou néofascistes, discours qui se sont considérablement métamorphosés (46) .
En ce début de XXIe siècle, les partis politiques qui veulent encore utiliser la peur du « mélange des races » et mobiliser les catégories populaires contre les effets de la mondialisation et de la crise économique permanente depuis les années 70 n’ont plus recours ouvertement aux théories racistes biologisantes du XIXe siècle ou à l’idéologie fasciste ou nazie. Ils font appel au « racisme ethno-différencialiste », fondé sur les différences (réelles ou imaginaires) entre les « cultures », ce qui leur donne un visage plus respectable. Dans ce cadre, ils jouent à fond, notamment depuis les attentats du 11 septembre 2001, sur la paranoïa antimusulmane, ce qui permet de combiner nationalisme, ethnocentrisme, xénophobie, haine de l’islam et préjugés racistes contre les ressortissants des pays d’Afrique subsaharienne ou du Maghreb.
Face à ces nouveaux phénomènes, la gauche et l’extrême gauche se sont cantonnées à la critique antifasciste (le racisme ne peut être que d’extrême droite) et à une indignation morale, la petite main jaune de « Touche pas à mon pote » et les concerts de SOS Racisme en étant la manifestation « citoyenne » la plus récente et la plus aseptisée.
D’où notamment, au cours des trente dernières années, l’inefficacité totale de la propagande de la gauche et de l’extrême gauche contre le Front national, l’incapacité à s’implanter dans les quartiers populaires et plus spécifiquement parmi les populations d’origine antillaise, africaine, pakistanaise, chinoise, arabe ou kabyle.
Lorsque l’extrême gauche ou les libertaires se sont enfin saisis de la notion de racisme institutionnel ou structurel (avec un demi-siècle de retard) ou ont précipitamment adopté les thèses du « post-colonialisme », ils ne se sont pas interrogés sur leur fonctionnement interne, la façon dont ils pouvaient reproduire en leur sein des préjugés racistes, mais ont trouvé de nouvelles « bonnes » raisons pour minorer l’importance de l’antisémitisme. Il ne faut donc pas s’étonner que ces courants ne soient pas non plus capables de comprendre l’antisémitisme de gauche (cf. le point suivant).
Les courants de la gauche radicale actuelle pensent être en rupture avec l’antiracisme consensuel et légaliste promu par SOS Racisme dans les années 80. En fait, ils communient, consciemment ou pas, avec les courants antiracistes étatiques dans la même idéologie centrale au sein de toutes les démocraties occidentales : le summum de la moralité politique s’incarnerait dans l’antiracisme. Les patrons peuvent parfaitement promouvoir la diversité ethnique dans leur encadrement voire dans leurs conseils d’administration mais, par contre, ils ne trouvent pas du tout amoral de gagner 1000 ou 10 000 fois ce que gagnent les plus petits salariés de leurs boîtes. Plus le capitalisme occidental se modernise, plus il se montre « libéral » au niveau des mœurs et favorable à la disparition tendancielle des préjugés racistes les plus agressifs, plus en même temps il défend le principe de la propriété privée, de la hiérarchie, de la division sociale du travail et des inégalités économiques.
Un antiracisme de classe ne peut donc être seulement un antiracisme moral, à la SOS Racisme, ou stupidement « anti-Blancs » comme celui des Indigènes de la République.
En France, la majorité des « pauvres » sont des prolétaires, et leur pauvreté ne tient pas à « l’apartheid » (dixit le Premier ministre socialiste et ex-ministre de l’Intérieur Manuel Valls) dont ils seraient victimes mais à l’exploitation capitaliste... Les discriminations racistes sont intimement liées à la domination capitaliste (même si elles ne s’y réduisent pas et lui sont même antérieures d’une certaine façon, comme en témoignent toutes les sociétés esclavagistes).
Pour combattre les discriminations racistes, il ne faut
– ni céder au chantage des organisations islamistes qui veulent interdire toute critique des religions, donc de l’islam sous prétexte qu’elle serait « raciste » (cf. le point 4) et ne disposent pas des outils politiques pour mener une lutte efficace contre le racisme et l’antisémitisme ; ni adopter (du moins de façon acritique) la thèse de « l’islamophobie » comme le font de nombreux gauchistes ;
– ni tomber dans la démagogie identitaire de leurs alliés « de gauche » (PIR et militants ou intellectuels de la gauche théocompatible) ;
– ni propager l’illusion que seules la droite et l’extrême droite en seraient les défenseurs,
– ni faire preuve d’angélisme (les préjugés et les attitudes racistes sont présents de la classe ouvrière mais aussi au sein de la gauche et de l’extrême gauche, ne serait-ce que par leur fonctionnement interne).
YC, Ni patrie ni frontières, février 2015
(à suivre)
Notes
46. « "Haine de l’autre", racisme et religion » (2011, NPNF n° ) ; « Racisme institutionnel et action affirmative » (2007, NPNF n° 21/22).
ARTICLES LIES AU PRECEDENT
1. Adopter une position claire face aux religions et tirer un bilan des positions défendues dans le mouvement ouvrier à ce sujet.
http://mondialisme.org/spip.php?art...
2. Réfléchir à la question de la laïcité et des droits démocratiques aujourd’hui.
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3. Définir une position claire et offensive sur le statut de la raison et des sciences face aux obscurantismes religieux.
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4. Critiquer les ambiguïtés de la thèse de « l’islamophobie ».
http://mondialisme.org/spip.php?art...
5. Lier la question de l’islam aux luttes géopolitiques en cours, y compris entre les Etats dits « musulmans » du Sud.
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6. Remédier à notre méconnaissance et incompréhension du rôle social des religions, en particulier de l’islam.
http://mondialisme.org/spip.php?art...
7. Combattre l’influence néfaste des sous-produits gauchistes des théories « postmodernes », des « études subalternes » et « postcoloniales ».
http://mondialisme.org/spip.php?art...
8. Prendre conscience que les affirmations identitaires renforcent le poids social et politique des religions, donc freinent la lutte de classe.
http://mondialisme.org/spip.php?art...
10. Comprendre la nature complexe de l’antisémitisme mondialisé actuel.Retour ligne automatique http://mondialisme.org/spip.php?art...