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(5). - La place politique de l’islam dans le monde actuel est inséparable des luttes géopolitiques entre les Etats musulmans du Sud...

dimanche 22 février 2015

...qu’il s’agisse des Etats pétroliers (Arabie saoudite, Qatar), des puissances régionales émergentes (Iran, Turquie) ou qui essaient péniblement d’émerger (Egypte, Irak), ou des pays « musulmans » asiatiques comme le Pakistan, l’Indonésie, etc. Face à cette imbrication entre les divers courants religieux de l’islam, les différentes tendances de l’islam politique et la gestion (ou la contestation) des Etats dits « musulmans », le tiers-mondisme, l’anti-américanisme primaire hérité de la guerre froide et de la propagande stalinienne et l’altermondialisme actuel (fortement influencé par les précédentes) freinent la compréhension des phénomènes géopolitiques, et nuisent à l’analyse des luttes entre puissances du Nord et puissances du Sud, et entre les puissances du Sud elles-mêmes.

De plus, la confusion entre religion et politique augmente puisque, pour conquérir une place plus grande dans les institutions et négociations économiques internationales, ces Etats dits « musulmans » concluent souvent des alliances avec les gouvernements des Etats latino-américains (Brésil, Venezuela, Bolivie, Paraguay, Equateur), où l’influence de la théologie de la libération dans les hautes sphères du pouvoir a été, ou est encore, loin d’être négligeable : Frei Betto (conseiller de Lula au Brésil pendant plusieurs années) ; Ernesto Cardenal, ministre de la culture au Nicaragua sous les sandinistes ; le père Aristide ex-président d’Haïti ; Fernando Lugo, ex-évêque et président actuel du Paraguay ; Rafael Correa, ex-missionnaire salésien et président actuel de l’Equateur, etc.

La démagogie tiers-mondiste des régimes nationaux-populistes « de gauche » latino-américains se marie parfaitement avec la rhétorique « antisioniste » et parfois « anti-impérialiste » employée par certains Etats du monde arabo-musulman. Cette démagogie tiers-mondiste est accueillie sans le moindre esprit critique par l’extrême gauche occidentale et les mouvements altermondialistes, et ceux-ci soutiennent telle ou telle puissance régionale contre le « Grand Satan » ou le « Petit Satan », plutôt que de réfléchir à une position politique des travailleurs du Sud comme du Nord, position qui soit indépendante des Etats.

Dans le contexte de la mondialisation, l’islam, en tant que grille d’interprétation du monde et que prescripteur de normes morales, sociales et juridiques, mais aussi les différentes formes d’islam politique (de l’AKP à Daesh en passant par les Frères musulmans) peuvent être, et sont effectivement, un pôle d’attraction puisqu’ils combinent une morale sociale avec des explications religieuses et des discours anti-impérialistes (27) , antisionistes, etc.

De nombreux spécialistes, généralement islamophiles ou avançant des thèses théocompatibles, veulent mettre de côté le rôle de la religion dans le monde arabo-musulman et surtout dans l’analyse du terrorisme.

C’est ainsi que Vincent Geisser (28) dans un récent article de la revue Migrations Société explique qu’il faudrait ne pas tenir compte de la religion pour analyser le djihadisme et préconise de se concentrer uniquement sur le rôle de la violence en elle-même. Malheureusement, quand l’usage de la violence contre les juifs, les chrétiens et les athées (au VIIe siècle on disait les « polythéistes » et les « idolâtres », mais cela revient au même) fait partie de l’éducation religieuse de tous ceux qui lisent et apprennent le Coran par cœur, il est difficile de fermer les yeux sur les justifications « sacrées » de la violence qu’on trouve dans de nombreux versets du Coran, dans les hadiths et dans les écrits de divers théologiens musulmans depuis des siècles.

Beaucoup de militants anarchistes ou marxistes actuels, s’appuyant sur les écrits de sociologues islamophiles, veulent ignorer le rôle néfaste de la religion musulmane, pour diverses raisons :

– pour des motifs tactiques (en ne critiquant pas l’islam, ils pensent attirer des « musulmans » dans leurs rangs) ;

– pour des raisons pseudo-« théoriques » : il ne faudrait tenir compte que du rôle économique et géopolitique de l’impérialisme américain, de sa « tête de pont » (Israël) et des impérialismes européens, et ne pas s’intéresser aux ambitions des puissances régionales du Proche et du Moyen-Orient, ou alors seulement de celles qui se sont alliées aux Etats-Unis et à Israël (Arabie Séoudite, Egypte, par exemple) ;

– les religions ne seraient que des idées vagues flottant dans le cerveau des individus (on devrait donc les laisser « délirer » et ne pas se pencher sur leurs réflexions personnelles qui relèveraient de l’intime) – une telle interprétation est aussi répandue dans certains milieux libertaires ;

– les religions (donc aussi l’islam) ne seraient pas des forces matérielles influençant leurs attitudes quotidiennes et leurs choix politiques, elles seraient seulement des opinions, aussi neutres que le fait d’aimer la glace à la vanille ou les huitres.

Malheureusement, une telle naïveté ne nous est pas permise. La religion musulmane est totalement imbriquée dans les jeux politiques du monde arabo-musulman et il est impossible de nier son rôle fondamental. D’ailleurs, il faut être un gauchiste théophile pour penser que la religion n’a aucun rôle dans la vie politique. Sofiane Meziani, professeur au lycée Averroès, proche des Frères musulmans et fan de Tariq Ramadan, l’explique sans aucun complexe : « L’islamisme n’est pas quelque chose de négatif en soi. C’est un mouvement politique qui se réclame de valeurs religieuses. » (Libération, 23/02/2015).

Je ne prendrai qu’un seul exemple, celui des Frères musulmans au Proche et au Moyen-Orient.

Rappelons que « pour al-Banna, la réforme à entreprendre devait donc s’attacher à reconstruire un socle de principes moraux islamiques mettant fin à ce retard et permettant d’agir sur l’ensemble des aspects de la vie sociale. Dans une formule célèbre, al Banna expliquait ainsi que la réforme devait en premier lieu consister en une “formation de l’individu musulman, puis de la famille (ou de la maison) musulmane, puis de la société musulmane, puis du gouvernement, de l’Etat et de la communauté des musulmans” » (29).

Pour procéder à cette réforme politique et religieuse radicale, il faut que « chaque aspect de la vie [soit] islamisé » en noyautant, à visage découvert ou clandestinement, « le secteur privé, les associations, les différentes institutions sociales, les écoles, les hôpitaux, etc. ». Les Frères musulmans ont une « mission sacrée » et ont refusé pendant des décennies d’adopter une forme légale : que ce soit le parti, considéré comme « occidental » ou l’association (parce que trop contrôlée par le pouvoir en place).

Lors d’une récente discussion, un internaute m’objecta que les Frères musulmans avaient toujours été les pires ennemis de l’Arabie saoudite puisque cet Etat les range (...depuis le 7 mars 2014 !) dans les organisations terroristes.

Ce militant ignorait totalement l’histoire des rapports entre les wahhabites saoudiens et les Frères musulmans égyptiens, qui « pendant des décennies (...) ont entretenu un lien quasi fusionnel » (29). Les clichés gauchistes « anti-impérialistes » (l’Arabie saoudite étant un allié des Etats-Unis depuis 1945 (30) ) ne permettent pas d’expliquer pourquoi les Frères musulmans ont occupé une place décisive dans la construction-modernisation d’un Etat comme l’Arabie saoudite (mais aussi du Qatar) pendant près de 40 ans, et pourquoi des milliers de Frères musulmans ont trouvé refuge dans ce pays et y ont fait fortune. Ils ne ne permettent pas de comprendre pourquoi les Frères musulmans ont pu occuper des places importantes en Arabie Saoudite dans l’Université islamique de Médine et dans la Ligue islamique mondiale et faire venir des milliers d’instituteurs et de professeurs dans ce pays. Ni pourquoi les Frères musulmans prirent en charge le système éducatif saoudien, du primaire au supérieur, définissant les programmes scolaires et enseignant à tous les niveaux.

Ce rôle complexe des Frères musulmans (qui non seulement n’est pas le même dans tous les pays, mais dont la confrérie change d’alliances régulièrement) permet de comprendre pourquoi nous avons du mal à analyser les événements du Proche et du Moyen-Orient avec des lunettes 100% laïques (les partisans de l’islam politique seraient tous des « islamo-fascistes ») ou 100% marxistes orthodoxes (il n’y a que la répartition de la rente pétrolière qui compte)...

Il nous faut donc apprendre à démêler les facteurs religieux, politiques et géopolitiques sans tomber dans les explications simplistes du type « conflit de civilisations » ; « la civilisation occidentale est, de fait, supérieure parce qu’elle sait se critiquer elle-même (31) », « l’islam est une religion plus dangereuse que les autres », « tout cela se résume à une question de pétrole », etc.

Y.C., Ni patrie ni frontières, février 2015

(à suivre)

Notes

27. Clive Bradley (2002) : « La gauche et l’« anti-impérialisme réactionnaire » : la théorie de l’adaptation » ; Sacha Ismail (2009) : « L’islamisme et la nouvelle gauche arabe : une critique du SWP » (2009).

28. « Éduquer à la laïcité, rééduquer au “bon islam” ? » https://entreleslignesentrelesmots....

29. Cf. l’article de Stephane Lacroix, « Arabie saoudite : de la fusion à la rupture », « Les Frères musulmans et le pouvoir, 2011-2014 », ouvrage dirigé par Pierre Puchot, Galaade Editions, 2014.

30. En 1945, le roi Ibn Séoud signa avec le président F.D. Roosevelt pour soixante ans le pacte de Quincy, renouvelé pour la même durée en 2005 par George W. Bush. Ce traité stipule que les Etats-Unis prendront toujours à cœur les intérêts de la monarchie et la protégeront contre toute agression extérieure, en échange de la garantie d’un approvisionnement régulier en pétrole de la puissance américaine. Depuis le déclenchement de la guerre civile en Syrie et l’ébauche d’un rapprochement entre l’Iran et les Etats-Unis les relations sont un peu moins cordiales.

31. Version vulgarisée d’un propos de Castoriadis : « il n’y a que l’Occident qui ait créé cette capacité de contestation interne, de mise en cause de ses propres institutions et de ses propres idées, au nom d’une discussion raisonnable entre êtres humains qui reste indéfiniment ouverte et ne connaît pas de dogme ». Pour la critique de cette position on pourra lire : « “Soulèvements arabes ” : il est temps de dire “Bye, bye, Castoriadis !” » (2011).

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