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Ferguson, une semaine après...

lundi 15 décembre 2014

Ce texte est paru dans Echanges n° 149

Ce qui a commencé comme un mouvement de contes­tation après dix jours d’insubordination prolongée, se transforme petit à petit et de manière hésitante en rébellion. Ici, la situation est encore instable et tout peut arriver. Les gens d’ici sont surpris que de tels troubles n’aient pas éclaté dans d’autres villes. S’ils devaient s’étendre, la portée de ce qui se passe ici en serait probablement accrue. Il est difficile de savoir comment les gens qui vivent en dehors de la métropole interprètent ce qui se passe ici. Les notes suivantes sont les ob­ser­vations des habitants de Saint Louis et de ceux qui participent à la lutte et sont susceptibles de donner une image plus claire de cette nouvelle et étrange réalité.

Les voitures, les armes et la rébellion en Amérique

West Florissant est une grande artère qui traverse le nord du comté de Saint Louis et le nord de la ville. Sur une portion de cinq cents mètres, cette route est le principal lieu de rassemblement des contestataires. Juste à l’extérieur de cette zone, dans le parking d’un centre commercial qui la borde, se trouve le lieu de rassemblement général de la police (celle de la ville, du comté ainsi que celle de douzaines de municipalités plus petites), de la police des autoroutes et de la Garde nationale. C’est sur cette petite portion de West Florissant que se trouvent plusieurs entreprises qui ont été pillées et incendiées (à des degrés divers), y compris le QT (1) – qui est devenu un point de repère, une destination touristique et un lieu de ras­semblement pour les contestataires. Canfield Drive coupe cette portion de West Florissant, c’est une route qui mène à d’autres arrondissements et au grand ensemble où a été tué Mike Brown. La police n’aime pas s’aventurer trop loin dans Canfield Drive.

Les jours où la police autorise la circulation, West Florissant est encombrée de voitures, dont bon nombre sont surchargées de passagers, à l’extérieur comme à l’intérieur. Les activités habituelles incluent faire jouer la musique à fond, faire crisser les pneus et injurier la police (« Merde à la police ! » «  Merde aux 12 ! »), à faire des tête-à-queue sous leur nez et à se tirer au dernier moment. Dans une ambiance de fête, les gens sautent des voitures, scandent des slogans, flirtent, chantent, boivent et fument. Quand la police bloque la rue aux deux bouts, les voitures arrivent par les rues adjacentes et tout recommence. Et quand les contestataires sont suffisamment échauffés, les gens viennent jusqu’aux magasins avec leurs voitures et les remplissent de marchandises pillées, puis s’enfuient dans les quartiers.

Bon nombre de contestataires sont armés. Pendant les premiers jours [des émeutes du mois d’août, NDLR], la tactique la plus courante était de tirer en l’air pour effrayer les flics s’ils s’approchaient trop près. Certains parlent ouvertement de partir en guerre contre la police et ne se cachent pas d’être armés. Ces derniers jours, certains ont commencé à tirer sur la police. Mais dramatiquement, les seuls blessés ont été une poignée de contestataires – certains grièvement (2). Les gens commencent à conseiller de tirer moins souvent et de viser mieux.

Les rebelles (et la police) n’ont aucune expérience de ce genre de situation. On n’a pas vu de rébellion comme celle-ci en Amérique depuis les années 1970. Les gens apprennent à fabriquer et à utiliser des ­cock­tails Molotov, des barricades, des pro­jec­tiles et du feu, ainsi qu’à juger du bon moment et du bon endroit pour attaquer. En dehors des moments d’émeute, la co­ordination et la communication sont dif­ficiles. C’est peut-être parce qu’il n’existe pas d’endroit sûr et confortable pour se réunir et échanger des idées. Le QT [Quick Trip] pourrait servir à cela, mais il vient d’être entièrement barricadé aujourd’hui même [le 8 août]. Il a dû y avoir une coordination exceptionnelle pendant la deuxième nuit d’émeute pour que des équipes puissent mettre à sac les magasins dans toute la métropole et remplir leurs voitures avec toutes sortes de marchandises.

Répression, respectabilité, race, genre et le fossé générationnel

La police est dans le pétrin et comprend que l’emploi de la force a des limites. Si elle se tient à distance, il y a des émeutes, mais si elle s’approche en force, les gens descendent dans les rues, ce qui entraîne d’autres émeutes. A ce stade, si [les autorités] veulent étouffer l’affaire, il faut qu’elles condamnent Darren Wilson (le flic qui a tiré sur Brown) pour meurtre. Mais les rouages de la justice sont lents. En attendant, elles vont devoir diviser les contestataires. Poussées dans leurs derniers retranchements, elles utilisent tous les moyens de diviser dont l’efficacité est avérée : contestataire contre criminel, honnête contre opportuniste, résidant contre étranger au quartier. Malheureusement, la police dispose de nombreux complices prêts à faire ce travail à sa place, et la plupart d’entre eux savent pertinemment ce qu’ils font. Cela va du Nouveau Parti des Black Panthers à la Nation de l’Islam. De HOT 104.1 à Fox News (3). De MORE à OBS (4). De Jesse Jackson à Al Sharpton (5). De Nelly à Tef Poe (Po) (6). De Slay, le maire actuel de Saint Louis, à French, le futur maire. Et la liste est encore longue.

Alors qu’ils peuvent remporter un certain succès à la télé, à la radio, et sur les médias sociaux, ces grandes gueules n’en ont pas autant à West Florissant (bien qu’ils disent le contraire), et ça doit leur foutre une sacrée trouille. Ça vaut la peine de dire que c’est sur les médias sociaux qu’ils ont eu le plus de succès. Ils sont passés pros dans l’art de convaincre des crétins, qui ne mettront jamais les pieds à Ferguson, de retweeter ad nauseam leurs petits rapports intéressés de moins de 140 caractères. En retour, les crétins en question ont l’impression de faire partie de quelque chose. Il est possible que ces rumeurs, demi-vérités ou mensonges, s’avèrent préjudiciables pour les gens, (et ce serait terrible) mais pour ceux qui ont l’esprit critique, il est clair que ce ne sont que des conneries conspirationnistes.

A West Florissant, il y a toujours plus de contestataires noirs que de blancs, mais à mesure que la lutte se prolonge, il semble y avoir plus de diversité. Au tout début, on répondait à des réflexions contre les Blancs telles que « qu’est-ce que tu fais là ? » par « mec, il/elle déteste aussi la police ». Maintenant, si on remarque encore les Blancs, ça ressemble plus à « merci d’être ici ». Une lamentable minorité de groupes libéraux et gauchistes répandent des histoires absurdes que de petits groupes d’agitateurs blancs (ou même d’infiltrés du KKK !) utilisent pour manipuler les contestataires noirs et les pousser à attaquer. Les sous-entendus racistes sur la nature manipulable des contestataires noirs tiennent debout quand on réalise que c’est exactement de cette manière que les perçoivent des groupes comme Nation de l’Islam et Le Nouveau Parti des Black Panthers. Dans le monde réel, les contestataires blancs commencent seulement à prendre la mesure de la fureur de leurs camarades noirs, qui sont assez grands pour prendre leurs propres décisions.

Les autorités ont adopté la tactique du gentil et du méchant flic en confiant le commandement des opérations policières à Ron Johnson (un policier noir qui a grandi dans le Comté Nord). Tant qu’il fait jour, lui et ses policiers marchent aux côtés des contestataires sans leur équipement anti-émeutes. Ce stratagème a marché avec les meneurs autoproclamés de la contestation qui travaillent ouvertement avec Johnson au contrôle des foules.

Nation de l’Islam, le Nouveau Parti des Black Panthers, et tous les conservateurs qui leur ressemblent, appellent constam­ment les femmes à rentrer à la maison et les hommes noirs valides à venir plus nombreux, et autres tentatives sexistes de division des contestataires. Pendant les premiers jours, la majorité des femmes noires leur opposaient une très forte résistance. «  Va te faire foutre, retourne à l’église » ; « Je suis là depuis le premier jour » ; « Ce sont nos enfants qui meurent  ». Ce harcèlement permanent a porté ses fruits car il y a moins de femmes dans la rue, surtout après la tombée de la nuit. Mais il reste encore des femmes pour injurier la police et se précipiter dans les magasins pour se réapproprier ce qui leur appartient.

Presque tous ceux qui essaient de bloquer les actions des plus combatifs et s’autoproclament leaders de la communauté ont plus de quarante ans. En plus d’em­pêcher physiquement les jeunes d’agir, ils tentent de les écarter de la contestation. Ces sages aînés peuvent bien se promener tout auréolés de leur autorité paternaliste, les jeunes ne se laissent pas avoir : « J’écoute pas ces vieux schnocks, ils disent la même chose depuis des années.  » «  Ça marche pas, les manifestations pacifiques, s’il n’y avait pas eu de pillages, tout le monde se foutrait pas mal de Mike Mike. » Mais ils continuent à appeler les jeunes hommes à grandir et les jeunes filles à rentrer chez elles parce qu’elles ne sont pas en sécurité dans les rues.

Tranquillité

Il semblerait que les groupes libéraux soient en train de prendre leurs distances avec la ville de Ferguson. Ils commencent à organiser des rassemblements et la désobéissance civile à Clayton et dans le centre de Saint Louis. Peut-être renoncent-ils à leur campagne en faveur du contrôle des éléments violents. Peut-être veulent-ils donner au mouvement une allure plus pacifique et plus présentable dans les médias. Peut-être tentent-ils une nouvelle stratégie pour obtenir justice. Seul le temps le dira.

La situation à Ferguson est effrayante. Il est facile de comprendre pourquoi certaines personnes, surtout celles qui vivent à proximité, veulent un retour au calme : balles, gaz lacrymogènes, tirs as­sour­dissants, check points, feu. Mais malgré tout cela, bon nombre d’entre nous ne voulons pas d’un retour à la normale. Nous occupons West Florissant jour et nuit pour essayer de l’éviter. Pour nous, la lutte ne se limite pas à obtenir justice pour Mike Brown et à se contenter de faire condamner un flic pour meurtre. Nous faisons cela pour nous, pour nos amis et nos familles, autant que pour Mike Brown.

Nous avons déjà condamné ce système – son racisme, sa structure de classe, son gouvernement, sa police. Quand la «  paix  » à laquelle on nous appelle constamment signifie impuissance, humiliation, pau­vreté, ennui et violence, cela ne devrait surprendre personne qu’on choisisse de se battre. Et à voir la fureur avec laquelle se battent certains d’entre nous, on dirait presque que nous avons attendu ce moment pendant toute notre vie. Il y a deux nuits, des gens sont montés à l’assaut du poste de commande de la police et ont forcé les autorités à faire appel à la Garde nationale. Cela aurait été impensable plus tôt, mais il faut bien dire que toute cette affaire aurait été impensable il y a encore deux semaines. Et nous levons donc un verre de gin pillé – À votre santé ! Puissions-nous continuer à nous surprendre mutuellement.

19 août 2014

Le texte original en anglais traduit par A. G. peut être trouvé à l’adresse http://antistatestl.noblogs.org/pos... Ce site (http://antistatestl.noblogs.org) a publié d’autres textes appelant à la solidarité. On trouve par ailleurs une compilation de textes : « ferguson fighting fear with fire : a compilation »

Depuis cette réaction au meurtre d’un jeune Noir, des incidents ont eu lieu presque quotidiennement jusqu’à aujourd’hui à Saint Louis pour exiger à la fois que lumière soit faite et que les meurtriers soient poursuivis. D’autres textes témoignent de la dérive policière. L’un d’eux «  How America’s Police Became an Army » (15 août 2014, du journaliste de Newsweek Taylor Wofford, largement diffusé sur le Net) qui montre comment la police devient surarmée en matériel de guerre venant en partie des conflits du Moyen-Orient (véhicules blindés, lanceurs de grenades et autres équipement disproportionnés avec l’activité routinière des flics).

Pour situer le niveau quotidien de l’activité meurtrière de la répression « Police kill at least 20 people in the past weeks » – Tom Hall, 26 septembre 2014).

NOTES

(1) QT : Quick Trip Store, chaîne de quelque 700 magasins et stations-service aux Etats-Unis.

(3) HOT 104 : radio locale de Saint Louis diffusant du rap,des rubriques people, etc., et accordant sur son site une certaine place aux événements de Ferguson (http://hot1041stl.com/category/ferguson/). – Foxnews  : la chaîne câblée la plus regardée aux Etats-Unis, appartenant au magnat des médias Rupert Murdoch.

(4) OBS, pour "Organization for Black Struggle" ; MORE,pour "Missourians Organizing for Reform and Empowerment"- deux organisations réformistes.

(5) Jesse Jackson et Al Sharpton, deux pasteurs baptistes noirs, militants des droits civiques.

(6) Rappeurs de Saint Louis.

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