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Interventions #12

État-réseau et politique du genre

L’exemple des « ABCD de l’égalité »

mardi 18 novembre 2014

Comment faire tenir ensem­ble, d’un côté l’exis­tence concrète d’une inter­ven­tion de l’État sur l’École dans le cadre des « ABCD de l’égalité » et de l’autre la théori­sa­tion que Temps cri­ti­ques a pro­duite au moment du supplément sur « l’État n’est plus éduca­teur1 » ; c’est-à-dire d’un État qui n’inter­vien­drait plus qu’au coup par coup, dans le cadre d’une simple ges­tion, sans volonté poli­ti­que par­ti­culière. Il faut se rendre à l’évidence : il y a bien là une stratégie qui doit précipi­ter une tran­si­tion. De quoi s’agit-il exac­te­ment ? Le pas­sage à l’État-réseau n’est pas qu’une résorp­tion de l’État-nation dans la glo­ba­li­sa­tion et le marché, les Firmes mul­ti­na­tio­na­les, etc. ; mais il est sûr que cette inter­ven­tion-là n’est pas non plus celle de type sou­ve­rai­niste ; elle semble même s’oppo­ser aux ten­ta­ti­ves d’impo­ser une « éduca­tion citoyenne » telle que les Chevènement et autres Mélen­chon la conce­vaient ou la conçoivent encore.

Cela rejoint nos précédentes inter­ro­ga­tions sur le pas­sage de l’État-nation à l’État-réseau et elle entre aussi en résonance avec notre édito­rial du no 17 de Temps cri­ti­ques sur « la poli­ti­que du capi­tal2 ».

À la réflexion, nous ne trou­vons pas de contra­dic­tion majeure entre d’une part cette inter­ven­tion de l’État dans l’éduca­tion par le biais des modu­les ABCD sur l’égalité hommes/femmes et de l’autre nos thèses exposées dans le livre Rapports à la nature, sexe, genre et capi­ta­lisme. Nous y voyons plutôt un champ laissé ouvert à un appro­fon­dis­se­ment de notre ana­lyse sur le pas­sage de l’État-réseau à l’État-nation.

Rappelons que cet arti­cle, écrit en 2000 suite à nos inter­ven­tions pra­ti­ques et théori­ques dans les grèves de l’ensei­gne­ment pri­maire et secondaire, peut être considéré comme la première for­ma­li­sa­tion de ce que nous nom­me­rons ensuite « l’État-réseau ».

Comme l’État-nation a pu être un État-stratège (et l’être puis­sam­ment), l’État-réseau peut aussi être un État-stratège. Mais il l’est à sa manière, c’est-à-dire en créant ou en acti­vant des grou­pes et des orga­ni­sa­tions qui seront les opérateurs d’une action poli­ti­que et idéolo­gi­que par­ti­culière. Son action passe donc aujourd’hui beau­coup moins par les média­tions ins­ti­tu­tion­nel­les du système éduca­tif (ins­pec­tions, rec­to­rats, direc­tions des établis­se­ments, for­ma­tion des maîtres, admi­nis­tra­tion des carrières, évalua­tions, etc.). Elle ne s’y oppose pas fron­ta­le­ment, mais cher­che plutôt à les contour­ner ou les déborder pour créer de la flui­dité et de l’immédiateté. Son action passe davan­tage par la mobi­li­sa­tion de réseaux ad hoc, de grou­pes et d’indi­vi­dus relais qui se sub­sti­tuent par­tiel­le­ment aux relais plus tra­di­tion­nels que sont les syn­di­cats ensei­gnants ou les fédérations de parents d’élèves. Pour ce qui nous préoccupe ici, ceux-ci se sont trouvés devant le fait accom­pli et mis en demeure d’expli­quer « la chose » (un vérita­ble OVNI qui n’est pas une théorie mais une « prétendue théorie » !). Bien mal préparés à cela, ils ont été complètement dépassés par la contre-offen­sive réaction­naire de la « Journée de retrait » et ont paré au plus pressé en se livrant à un sui­visme a-cri­ti­que vis-à-vis du ministère et du pou­voir.

L’État-réseau en mal de sou­ve­rai­neté tra­di­tion­nelle est en train de se doter d’une stratégie de type « cam­pa­gne poli­ti­que et morale », une action de néo agit-prop en quel­que sorte. Dès 1954, Mendès-France avait anti­cipé cela avec sa cam­pa­gne « Un verre de lait pour tous les élèves, le matin, à l’école » mais c’était encore lié à l’ini­tia­tive d’une figure poli­ti­que natio­nale ; ce n’était pas encore une rou­ti­ni­sa­tion bureau­cra­ti­que du poli­ti­que­ment cor­rect des branchés de la société capi­ta­lisée.

En effet, cette cam­pa­gne ABCD a été préparée par une frac­tion mino­ri­taire de l’appa­reil d’État (Ministère du Droit des femmes) avec des experts qui, associés aux lob­bies et cou­rants gen­ris­tes et à cer­tai­nes asso­cia­tions « citoyen­nes », vont ensuite la pro­gram­mer et l’insérer dans l’orga­ni­sa­tion de l’école, dans son emploi du temps, dans ses méthodes pédago­gi­ques, avec l’inter­ven­tion des experts-mili­tants dans les clas­ses, etc. La posi­tion du Ministère de l’EN, qui a ici une fonc­tion de régula­tion et de contrôle de la stratégie, a induit des conflits d’intérêts poli­ti­ques dans la gou­ver­nance étati­que du pou­voir socia­liste. On peut sup­po­ser qu’il y a eu effec­ti­ve­ment conflit entre les lob­byis­tes réseauifiés des droits de la femme et le sou­ve­rai­nisme essoufflé d’un minis­tre de l’EN classé à la gauche du PS.

La cam­pa­gne a com­mencé par une phase dite expérimen­tale sur quel­ques académies, puis après évalua­tion, l’action devait se générali­ser à l’ensem­ble de l’éduca­tion natio­nale. Mais ce pas­sage de l’expérimen­tal par­ti­cu­lier à la générali­sa­tion n’impli­que pas pour autant que la stratégie gen­riste de l’État-réseau y a gagné une dimen­sion d’uni­ver­sa­lité. C’est en cela d’ailleurs que les modu­les ABCD ne peu­vent pas être interprétés en termes « d’éduca­tion de la nation », en terme d’ins­ti­tu­tion (et « d’ins­ti­tu­teurs »). Il s’agit d’une for­ma­tion par­ti­culière et par­ti­cu­la­risée donnée par des for­ma­tri­ces et des for­ma­teurs par­ti­cu­liers, même s’il s’agit de salariés fonc­tion­nai­res de l’État-nation réticu­la­risé.

Remarquons ici au pas­sage que si les établis­se­ments de l’ensei­gne­ment secondaire étaient auto­no­misés (comme le sont les uni­ver­sités depuis la loi LRU qui recru­tent et gèrent tous leurs per­son­nels) cette ten­sion entre uni­ver­sa­lité du fonc­tion­naire de l’éduca­tion natio­nale (l’ex noble Instituteur de la Nation) et par­ti­cu­la­rité de sa fonc­tion de for­ma­teur serait en partie levée. Mais ce n’est pas pour demain, car si les uni­ver­sités sont main­te­nant hiérar­chisées selon le clas­se­ment de l’uni­ver­sité de Shanghai, le pri­maire et le secondaire sont encore dépen­dants de l’État-nation et de sa rhétori­que d’égalité des chan­ces et d’ascen­sion sociale par l’école. Toutefois ce type d’action-cam­pa­gne idéolo­gi­que contri­bue à cette ten­dance à l’auto­no­mi­sa­tion des établis­se­ments du secondaire sur le modèle anglo-saxon.

Qu’il y a bien stratégie de l’État-réseau dans cette action ABCD et qu’il s’agit d’une stratégie de par­ti­cu­la­ri­sa­tion du rap­port social, d’autres éléments vien­nent le cor­ro­bo­rer :

1- L’égalité, dans la tra­di­tion républi­cano-démocra­tiste se vou­lait por­teuse d’uni­ver­sa­lité ; l’école publi­que devait y contri­buer à tra­vers l’égali­sa­tion pro­gres­sive des condi­tions garçons/filles. On en connaît les limi­tes mais cela n’enlève rien à l’inten­tion !

Or, ici, les pédago­gies mises en œuvre dans les modu­les ABCD ont davan­tage une visée par­ti­cu­la­riste puisqu’elles se réfèrent aux genres (et à ses diver­ses théories) et non plus au sexe. À l’uni­ver­sa­lité de la différence sexuelle entre les femmes et les hommes vient se sub­sti­tuer la par­ti­cu­la­rité des genres et toutes ses com­bi­nai­sons pos­si­bles (cf. les Queer par exem­ple). Il y a comme une homo­lo­gie poli­ti­que et stratégique entre la forme (réticu­laire et connexion­niste) prise par la cam­pa­gne ABCD et les conte­nus idéolo­gi­ques qu’elle dif­fuse (iden­tités plu­riel­les et noma­des, com­mu­nau­ta­risme des tribus, etc.).

Tout cela fonc­tionne (ou dys­fonc­tionne) comme une opération étatico-idéolo­gi­que qui vient cou­vrir des « cibles à former » : des enfants (encore bien trop déterminés par leur sexe !). À former et non plus à éduquer. (cf. les cri­ti­ques de la for­ma­tion et notam­ment « La for­ma­tion rejouée3 », Temps cri­ti­ques no 14, 2006).

 

2- L’État-nation n’est pas, bien sûr, absent de ces dis­po­si­tifs. Il régule les éven­tuels mou­ve­ments du négatif ; il évalue les effets « cultu­rels » ; il délègue « des mis­sions » à ses experts ; il fait le coa­ching de ses relais syn­di­caux et asso­cia­tifs. Il peut bran­dir par­fois le recours à La Loi de l’Institution (celle de l’ins­truc­tion obli­ga­toire, celle du mono­pole de la délivrance des diplômes natio­naux, etc.), mais c’est un scénario de fic­tion puis­que c’est par le contrat et le cas par cas qu’il agit de fait. Il ne lui reste en effet plus grand-chose à admi­nis­trer en tant qu’État-nation… délité.

L’exem­ple récent de la « Journée de la jupe » vient illus­trer ces pra­ti­ques de coa­ching étati­que des réseaux et des grou­pes d’action par­ti­cu­la­ris­tes. L’ini­tia­tive de cette mani­fes­ta­tion (cala­mi­teuse et peu suivie malgré le bat­tage média­ti­que) a été prise par des lycéennes et des lycéens mem­bres (majo­ri­tai­res) de Commissions académiques « Égalité H/F dans l’éduca­tion » ; com­mis­sions rec­to­ra­les, ras­sem­blant aussi des ensei­gnants, des ins­pec­teurs, des délégués de parents, des for­ma­teurs des nou­vel­les Écoles supérieu­res du pro­fes­so­rat et de l’éduca­tion (ex IUFM), etc. Il y a là un mode emblémati­que des inter­ven­tions stratégiques de l’État-réseau : monter une cam­pa­gne de pub idéolo­gi­que puis faire un coup de force.

Ces frag­ments d’his­toire récente mon­trent que le pas­sage de l’État-nation à l’État-réseau n’a aucun caractère d’auto­ma­ti­cité, de pro­gres­si­vité ou de conti­nuité. C’est plutôt un pro­ces­sus dis­continu de buis­son­ne­ment, de sur­gis­se­ment de mul­ti­ples rami­fi­ca­tions, mais des rameaux d’un arbre donc le tronc et les raci­nes se cra­quel­lent de toutes parts ; à terme l’arbre a dis­paru, il s’est trans­formé en vastes bois de grands buis­sons…

Bien sûr, comme nous l’avons plu­sieurs fois relevé, si la puis­sance des États au niveau du capi­tal glo­ba­lisé s’exerce prin­ci­pa­le­ment sous la forme réseau qui fait alter­ner les décisions ins­ti­tu­tion­nel­les, par exem­ple au niveau européen (accords de Lisbonne, poli­ti­ques de dis­cri­mi­na­tions posi­ti­ves impulsées de Bruxelles), et les actions de lob­bying des divers par­ti­cu­la­ris­mes, il n’en demeure pas moins que dans un pays comme la France, la situa­tion intérieure reste très ins­ta­ble dans la mesure où les formes républi­cai­nes et laïques de l’État-nation résis­tent encore au dévelop­pe­ment de nou­vel­les pra­ti­ques contrac­tuel­les et consuméristes entre « agents ».

C’est ce qui expli­que à la fois la ges­tion au coup par coup et la stratégie du coup de force.

L’État natio­nal a tenté de dia­lec­ti­ser tout cela à tra­vers une opération ABCD qui se veut natio­nale, mais qui se réalise en mode réseau et connexion.

L’échec en a été reten­tis­sant. Il pro­vient autant des luttes entre frac­tions du pou­voir que de l’action des forces conser­va­tri­ces aux­quel­les le ter­rain de la cri­ti­que de l’État semble mal­heu­reu­se­ment avoir été aban­donné. Décidément, les ten­sions au sein de l’État entre d’une part sa forme nation et d’autre part sa forme réseau n’ont pas fini de porter le « trou­ble » dans notre époque…

 

Notes

 

 

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