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Discussion sur les conseils ouvriers (1)

mardi 28 octobre 2014

Une boussole

Correspondance parue dans Echanges n° 144 (été 2013). Pour la suite, voir Une discussion sur les conseils ouvriers (2).

D’un camarade du Doubs

...Merci pour les quelques infos concernant le groupe « Gauche Communiste Libertaire » (pour en savoir plus, demander à echanges.mouvement@laposte.net) en réponse à mon précédent courrier. Je suis effectivement intéressé à recevoir une copie de toute la correspondance et de leur plate-forme, comme proposé. Pour répondre à ta question relative au pourquoi de mon intérêt pour ce groupe, il résulte d’un cheminement personnel assez banal à l’image de celui évoqué par un camarade de Normandie dans Echanges n° 142 (p. 44, « Prise de de contact »), cheminement qui m’a conduit à me documenter sur l’histoire et les positions du courant communiste de conseil bien souvent confondu avec le conseillisme. Je souhaitais justement savoir ce que recouvrait effectivement le « marxisme libertaire » défendu par cette GCL, si sa démarche de « Lettre ouverte aux militants du communisme de conseils » visait un processus de rapprochement ou n’était que l’expression d’un nouveau rejeton du conseillisme qu’affectionnent certains anarchistes.

D’ailleurs dans cette optique de clarification, « Misère du conseillisme » paru dans le n° 141 est une mise au point salutaire qui mériterait d’être étoffée dans une brochure.

Concernant le communisme de conseil, justement, contrairement à ta réponse au camarade de Normandie (cf Echanges n° 142, p. 45), j’estime qu’il convient de s’attacher certes à l’esprit de ce courant, mais que les conseils ouvriers ne sont pas formes obsolètes. Non par fétichisme, mais parce que tant que le prolétariat n’en aura pas créé d’autres dans son mouvement réel pour son émancipation (et non pas les prétendues « révolutions » arabes et autres mouvements des « indignés » le noyant et le détournant de son émancipation), rien n’indique l’obsolescence et le dépassement de cette forme (par quoi ?). Et pour l’heure, ce n’est pas la machine à remonter le temps du capital dans laquelle sont entraînés les prolétaires qui permettra de générer de quelconques hypothétiques formes « novatrices » en regard de l’absence de réponses de classe effectives contre les attaques que nous subissons. Bien entendu nous ne sommes plus dans la même configuration de 1917-1919 (et celle-ci ne se reproduira plus) mais les « structures présentes du capital mondial » n’impliquent nullement de spéculer ou de porter des jugements sur la forme « conseil ouvrier » en tant que telle. Dans la purée de pois où nous voguons, je me demande s’il convient bien en plus de jeter par dessus bord cette boussole alors qu’aucun autre moyen ne montre le bout de son nez, si tant est qu’il en existe un autre.

En définitive, laissons donc le prolétariat œuvrer et trancher de lui-même et nous gratifier, le jour venu, d’un nouveau 1905 avec les formes qu’il lui conviendra : à ce moment, la question des « conseils ouvriers » sera effectivement obsolète car résolue par les premiers intéressés.

En attendant ne préjugeons pas des « conseils ouvriers » de la même façon que nous ne les fétichisons pas. Gardons-nous surtout de leur dénier toute efficience et/ou résurgence au regard des « structures présentes du capital mondial », ces œillères par lesquelles tout peut sembler obsolète : le prolétariat, la révolution...

P. C.

18 avril 2013

Réponse partielle

Une partie de ce courrier s’étant perdue dans la nuit de l’ordinateur, ce qui suit n’est que la transcription du brouillon de cette réponse. :

... Tu trouveras ci-joint l’ensemble de la correspondance avec le Groupe Communiste Libertaire (en fait avec le seul J.-M. S.). Certaines lettres se sont perdues mais sont reproduites pour l’essentiel dans le n° 101 d’Echanges également joint. Tu trouveras aussi le n° 2 du « Journal situationniste libertaire » Liberté, retrouvé par hasard mêlé à d’autres publications

Dans les questions que ta lettre pose, je laisserai de côté, qui n’est pas seulement sémantique, le passage dans les années 68 des appellations « communisme de conseil » et « communiste de conseil », utilisées jusqu’alors, vers les appellations « conseillisme » et « conseilliste ». Ce fait reflétait une construction idéologique autour d’un courant conduisant à faire des conseils ouvriers un programme, en partie propagé par un contre-courant déniant toute perspective révolutionnaire aux luttes ouvrières (dont l’aboutissement est aujourd’hui dans le courant « communisateur »). Avant de commenter ce que tu développes, je voudrais évoquer cette citation de Pannekoek, un de ses derniers textes datant de 1952 (il devait décéder en 1960) :

« “Conseils ouvriers”, cela ne désigne pas une forme d’organisation fixe, élaborée une fois pour toutes et dont il resterait seulement à perfectionner les détails ; il s’agit d’un principe, le principe de l’autogestion ouvrière des entreprises et de la production. La réalisation de ce principe ne passe nullement par une discussion théorique concernant ses modalités d’exécution les meilleures. C’est une question de lutte pratique contre l’appareil de domination capitaliste. De nos jours, on n’entend pas du tout par conseils ouvriers une association fraternelle ayant une fin en soi ; conseils ouvriers, cela veut dire la lutte de classe (où la fraternité a sa part), l’action révolutionnaire contre le pouvoir d’Etat. Les révolutions ne se font pas sur commande, c’est évident ; elle surgissent spontanément quand la situation devient intolérable, dans les moments de crise. Elles ne naissent que si ce sentiment d’intolérabilité s’affirme toujours plus au sein des masses, en même temps qu’y apparaît une certaine conscience homogène de ce qu’il convient de faire. C’est sur ce plan que le rôle de la propagande, de la discussion publique se situe. Et ces actions ne peuvent remporter de succès durables que si de larges couches de la classe ouvrière ont une vision lucide du caractère et des buts de leur lutte. D’où la nécessité de faire des conseils ouvriers un thème de ­discussion.

Ainsi, l’idée des conseils ouvriers n’a rien à voir avec un programme de réalisations pratiques – à mettre en œuvre demain ou l’année prochaine – il s’agit uniquement d’un fil conducteur pour la longue et dure lutte d’émancipation que la classe ouvrière a encore devant elle. Sans doute, Marx disait un jour à propos de cette lutte : l’heure du capitalisme a sonné : mais il avait pris soin de montrer qu’à ses yeux cette heure couvrait toute une période historique. »

Dans ce que tu relèves de ce que je dis à ce camarade de Normandie, ma réponse, plutôt une mise au point, se réfère plus à ma propre expérience qu’à ce passage de Pannekoek. Il me semble d’ailleurs y avoir une certaine contradiction dans ce qu’il dit au sujet de la propagande et de la discussion publique. Si de larges couches de la classe ouvrière ont une vision lucide du caractère et des buts de leur lutte, quel est le rôle de la propagande, quel rôle peut jouer la propagande ? C’est un peu le dilemme de ce que nous pouvons faire présentement.

Ce serait un thème de discussion mais je veux en rester à ce que jai écrit, que les conseils ouvriers étaient sans doute obsolètes. Je visais dans ce propos le point que tu développes, bien que ce soit les travailleurs qui trouveront dans leur lutte même de nouvelles formes de cette lutte, qui seront en même temps les organes à travers lesquels s’édifiera une société communiste.

D’une part, les travailleurs sont maintenus dans une stricte observance des conditions de leur exploitation. C’est la source de la production de valeur sans laquelle le capitalisme ne peut vivre. Quelle que soit la manière et la forme par laquelle cette forme d’organisation capitaliste se modifie ou est éliminée, il ne saurait y avoir d’ouverture vers une société communiste tant qu’une telle production de valeur existe sous une forme ou sous une autre d’exploitation du travail.

Ces structures du capitalisme ont considérablement évolué en moins d’un siècle et ce qui pouvait être concevable autour de la première guerre mondiale comme approche d’une transformation sociale autour de la notion de conseils ouvriers doit être examiné, tout comme les projets divers d’une société basée sur les conseils ouvriers (ceux de Pannekoek, de Castoriadis, des situationnistes, en particulier).

Ce qui pouvait être concevable dans une unité de production englobant la totalité d’un processus de production depuis la production, le traitement des matières premières et même l’ensemble des moyens techniques de production – ce qui générait l’idée de conseil ouvrier – est beaucoup plus difficile à cerner aujourd’hui. L’autogestion, forme bâtarde du conseil ouvrier, pouvait être envisagée dans une telle unité (et différentes tentatives historiques peuvent le confirmer : coopératives, kibboutz, etc.). Elle n’apparaît plus aujourd’hui que dans de petites unités œuvrant sur un plan local. Les tentatives ou projets récents de créations d’unités autogérées au-delà de ces exemples locaux se sont heurtés à des barrières tenant précisément à la structure de l’organisation présente du capitalisme.

Cette organisation est telle que chaque unité est si spécialisée et intégrée dans une chaîne mondiale d’un procès défini de production dépendant d’une multinationale que, quelle que soit la forme d’organisation de cette unité, elle est étroitement dépendante comme maillon de cette chaîne des impératifs économiques d’un maître d’œuvre. Et adieu l’autogestion. Et quid des conseils ouvriers qui devraient d’emblée dépasser la structure qui leur aurait donné naissance pour une sorte de redéfinition globale de l’activité humaine pour satisfaire la totalité des besoins, à commencer par les plus élémentaires ?

Il serait bien hasardeux, absurde même, de tenter de donner une réponse précise sur la manière dont une société communiste se construirait et même ce qu’elle serait, en dehors de généralités et des grandes lignes que tu traces toi-même (« Laissons le prolétariat trancher de lui-même »). Pour reprendre le texte de Pannekoek sur le fétichisme de la forme, c’était le sens de ma critique.

H. S.

18 avril 2013

Suite : Une discussion sur les conseils ouvriers (2)

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