Au fil de rencontres et de lectures de la presse que nous recevons, nous sommes plusieurs participants au réseau Echanges à avoir constaté, depuis quelque temps, une recrudescence du vocable conseillisme pour nous qualifier.
Ce vocable, qui fait référence aux soviets russes et aux Räte allemands, recouvre illusoirement plusieurs réalités différentes : les soviets de 1905 et ceux de 1917 en Russie ne présentent pas les mêmes caractéristiques ; ce mouvement des soviets se distingue à son tour du mouvement des conseils de soldats et d’ouvriers allemands de 1917 à 1919 ; enfin, l’action des conseils ou des soviets est très hétérogène selon leur composition sociale.
En 1905, tout parti ou syndicat contestataires étant interdits en Russie, la classe ouvrière fut contrainte de créer ses propres organisations, les soviets. En 1917, à rebours, les groupes politiques clandestins avaient pénétré le milieu des travailleurs industriels et dès que la classe ouvrière, les soldats et paysans russes s’organisèrent à nouveau en soviets et comités d’usine, les militants politiques se précipitèrent pour en prendre la tête.
La classe ouvrière russe était à cette époque peu nombreuse et concentrée dans quelques rares zones urbaines. Il en était autrement dans l’Allemagne de 1917. Les conseils de soldats, ouvriers et paysans sous l’uniforme, surgirent dans quasiment toute l’Allemagne. Composés de soldats, de paysans et d’ouvriers industriels ils ont été uniquement, successivement ou simultanément, regroupements ponctuels de travailleurs, lors d’une grève par exemple, organismes installés dans la durée en s’emparant des pouvoirs exécutifs et législatifs, à la manière d’un parti, ou encore représentants du prolétariat face à l’Etat et le patronat, à la manière d’un syndicat. En Russie, comme en Allemagne, marxistes et anarchistes se mêlèrent aux conseils. Les sectateurs de parti qui pensent que la conscience de classe doit s’incarner à l’extérieur pour être implantée dans la classe, de gré ou de force, se sont moqués de cette auto-organisation du prolétariat lui déniant toute capacité à exprimer un point de vue révolutionnaire. Contrairement aux léninistes de toutes nuances, nous sommes d’avis, à Echanges, que ce n’est pas l’organisation qui prélude à la conscience mais celle-ci qui détermine la forme organisationnelle dont elle a besoin, et que les conseils ouvriers à la fin de la première guerre mondiale ont été majoritairement des rassemblements de classe qui ont porté en eux-mêmes leur dépassement parce qu’ils ont permis à la classe ouvrière de faire les erreurs dont nous avons tous besoin pour avancer plutôt que d’obéir à des directives infaillibles d’un comité invisible dont l’histoire des luttes ouvrières dans tous les pays nous enseigne les défauts.
La théorie selon laquelle le mouvement ouvrier moderne ne serait que le produit artificiel de quelques meneurs se conformant à un schéma établi par des amateurs de luttes réglées et disciplinées qui savent exactement, souvent de loin, comment il faudrait agir, n’avait généralement plus cours au sein de la classe ouvrière allemande à la fin de la première guerre mondiale. Elle se situait au-delà de Lénine et de ses camarades de parti qui aspiraient à faire le bonheur de la classe ouvrière malgré elle avec le succès que l’on sait.
La question se présente ainsi : l’émancipation des travailleurs doit-elle être l’affaire des travailleurs eux-mêmes ou doivent-ils s’en remettre à des spécialistes ? On connaît le mépris de Lénine pour les ouvriers qui « (...) ne pouvaient pas avoir encore la conscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors. » (Que faire ?, 1902) Ce même Lénine qui considérait, il est important de le souligner, les dogmes sociaux-démocrates comme le degré le plus élevé de la conscience de classe prolétarienne et le socialisme, ainsi qu’il le dira plus tard, comme « l’électrification plus les soviets ».
Le passé ne se refait pas contrairement à ce que veut croire une certaine gauche réactionnaire qui défend les acquis sociaux, c’est-à-dire le statu quo, dans les manifestations aux côtés des travailleurs et tient dans le même temps un discours radical sur ce que devrait être la révolution, défendant d’un côté comme de l’autre l’industrie et le travail forcé. Les adversaires des conseils ouvriers se refusent à prendre en compte l’action des travailleurs contre leurs conditions d’exploitation qu’ils cherchent à masquer sous le concept de conseillisme. Comme à la fin des années 1960 et au début des années 1970 où quelques militants avaient créé de toutes pièces une idéologie ultra-gauche qu’il leur fût facile de fustiger puisqu’elle était leur créature, ce conseillisme réapparaissant a pour usage de dénigrer l’action autonome des travailleurs en s’épargnant les frais d’une argumentation raisonnée sur ce qu’est cette action.
S’il y a un conseillisme, nous savons qu’il tend à faire apparaître le mouvement des conseils et la théorie qui en est issue comme une nouvelle idéologie (voir le n° 113 d’Echanges, p. 62). Tout concept forgé avec un suffixe en –isme suppose une doctrine d’interprétation des faits existants, une notion qui nous est étrangère. Je ne nie pas que certains camarades du noyau actif autour de la revue Echanges se réclament parfois d’une idéologie, le marxisme, mais si l’on regarde de près cette profession de foi, on notera qu’ils revendiquent généralement sa part la plus féconde, l’observation des faits et leur analyse, plutôt que son système doctrinal, grille de lecture comme certains le disent sans vergogne.
Nous ne sommes, pas plus que quiconque, sans traditions, et le mouvement des conseils ouvriers du début du xxe siècle en constitue une partie. Mais nous ne nous cachons pas les failles de ce mouvement dont les causes sont à la fois géographiques, sociales et historiques et ne sacrifions pas au fétichisme des conseils ouvriers : ils furent l’expression, ni plus ni moins, de la conscience du prolétariat à cette époque, et du développement de cette conscience de classe entre 1917 et 1919. Ni n’ignorons que la conscience s’adosse à un inconscient d’une importance beaucoup plus profonde qu’elle et que la logique du processus historique objectif se conforme à la subjectivité de ses protagonistes.
A Echanges personne n’est conseilliste.
J.-P. V.