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A propos du réac Jean-Claude Michéa (alias Nietzschéa), des Editions l’Echappée et de leur "vigilance"... en carton pâte

mardi 19 novembre 2013

Les Editions de l’Echappée viennent de sortir un bouquin – que je n’ai pas encore lu – sur vingt penseurs qui seraient, selon elles, « vraiment critiques » et qui exprimeraient la « radicalité ». Ces deux concepts, « vraiment critiques » et « radicalité » sont des notions fourre-tout qui ne peuvent que susciter – a priori – la méfiance des lectrices et lecteurs à propos du contenu et de la rigueur théorique d’un tel ouvrage : et la liste d’intellectuels « critiques » qui nous est fournie en couverture est suffisamment hétéroclite (1) pour nous laisser penser (sans l’avoir lu encore une fois) qu’il s’agit d’une tentative de caresser dans le sens du poil les socialistes (ou les libertaires) « de la chaire » – en clair, les milieux universitaires réformistes et les médias de gauche feignants du bulbe (notons que près de la moitié, 8 sur 20, des auteurs sont français, et une seule de l’aire culturelle non occidentale, ce qui va bien dans le sens du gaullo-centrisme et de l’occidentalo-centrisme de l’intelligentsia hexagonale)...

Mais peut-être l’ouvrage vaut-il mieux que son titre et son catalogue d’intellos pseudo rebelles (Simone Weil mise à part) qui figure sur la couverture ? Il ne nous reste donc plus qu’à le lire pour nous faire une opinion.

En attendant, ce billet traitera d’une autre question liée à ce livre et à mon avis plus importante : on a découvert sur les réseaux sociaux que l’auteur de la contribution sur Michéa dans ce livre publié par nos amis libertaires est un pote de la Nouvelle Droite, donc un de ces individus d’extrême droite que combattent les animateurs de l’Echappée.

(Ajout du 22/12/2013 : D’ailleurs, manque de pot pour les libertaires de l’Echappée, Olivier Rey, auteur de l’article consacré à Pasolini dans leur livre, a accordé une interview à la revue Conférence sur « l’usage social des sciences » dont le texte a été reproduit (probablement avec son autorisation) dans Krisis n° 39 de septembre 2013, la revue du fasciste mondain Alain de Benoist. Signalons au passage que Rey est aussi l’auteur dans Etudes, la revue des jésuites, d’un article au titre évocateur : « L’homme originaire ne descend pas du singe »... Il a également donné une petite conférence à Notre-Dame-de-Paris, en compagnie d’un théologien pour gloser sur la « querelle du genre » (« Homme-femme : heureuse différence ou guerre des sexes ? », conférence que l’on peut voir et écouter sur la chaîne catholique KTO : http://leblogjeancalvin.hautetfort..... Ou lire ici : http://www.paris.catholique.fr/Text.... Et aussi une autre conférence à Lyon, le 15 décembre 2013, « chez les jésuites de la rue Sala (Espace Saint-Ignace) », à propos de « l’économie durable et solidaire”, (cf. le portail jeunes de l’Eglise catholique de Lyon). Décidément ce monsieur qui prétend ne pas connaître les rites religieux adore fréquenter les curés, et notamment les jésuites.

Plus grave, on trouve Olivier Rey aussi dans la liste des membres d’honneur de l’association Cosette et Gavroche (http://www.cosetteetgavroche.fr/membres). Cette asso a organisé les “Etats généraux de l’enfant” à Lyon avec une intervention surprise de Frigide Barjot et a coplanifié la manifestation dans cette ville, le 17 novembre 2012, qui a réuni 20 000 personnes contre le mariage homosexuel.

Décidément les amis de l’Echappée nous réservent bien des surprises !...)

Cette maison d’édition officiellement libertaire a donc pondu un communiqué pour appeler à la « vigilance », communiqué sidérant par son absence de contenu politique. En effet le problème résiderait simplement, selon l’Echappée, dans une petite erreur de casting (on n’a pas vérifié sur Google, quelqu’un de fiable nous l’a recommandé, et autres excuses d’amateur)mais pas dans le choix stupéfiant de Jean-Claude Michéa comme auteur « vraiment critique » et « radical ».

Les bras m’en tombent !!!

Il est pourtant évident que Michéa est devenu l’une des références importantes de la droite et de l’extrême droite, de tous les nostalgiques gaulois, déclinistes et sociaux-patriotes, même s’il se prétend « socialiste authentique » pour la galerie et pour semer la confusion.

Cette filiation qu’il prétend établir avec le « socialisme originel » est d’autant plus une mystification que plus aucun courant courant politique actuel ne s’en réclame et que la plupart des ouvrages de ces premiers socialistes sont introuvables... Michéa adopte ainsi une posture « radicale » à la fois sans risques et sans contenu véritable car, de livre en livre, ce philosophe nous promet qu’il y a trouvé le Saint Graal ou l’Arche perdue de la Radicalité mais se garde bien de nous en révéler le contenu....

Si l’Echappée avait lu attentivement Michéa ou au moins ses critiques (certes moins médiatiques que celles – récentes – de Halimi, Lordon et Corcuff mais que l’on trouve sur Internet depuis quelques années (2) ), ce collectif libertaire saurait depuis longtemps que Michéa n’a rien d’un penseur « vraiment critique » ou « radical » et que quelques personnes à l’esprit « vraiment critique » l’ont démystifié depuis belle lurette !

Mais cela supposerait de se détacher du tintamarre médiatique autour de certains penseurs pseudo « inclassables » (notion dont se servent les éditions Climats pour vendre les livres de Michéa) et de se mettre à faire fonctionner ses neurones libertaires, anarchistes, ou radicales – comme vous voulez. Cela dit les éditions l’Echappée ne sont pas les seules à prendre (ou à avoir pris ?) Michéa au sérieux puisque ce fut le cas aussi du site Jura libertaire, de Radio Libertaire et des revues Réfractions et A contretemps....

Pourtant les thèmes qu’aborde Michéa et la critique qu’il adresse au « libéralisme » (et non au capitalisme qu’il réduit, avec une incroyable légèreté, à la seule existence d’une production marchande, le transformant ainsi en un mode de production plurimillénaire et donc quasiment éternel !) sont aussi ceux chers à Soral, Marine Le Pen, Zemmour, Renaud Camus, Finkielkraut, Murray et quelques autres individus « vraiment critiques » (en apparence) vis-à-vis de certains aspects de la société capitaliste actuelle. Voici une liste, non exhaustive, des thèmes qu’aborde Michéa et des lieux communs qu’il nous assène de livre en livre :

- les effets de la mondialisation sur la destruction des liens entre les individus, mais aussi de leur lien à leur terre, leur langue, leur culture, leur lieu de naissance (nostalgie du « Volium vivre al pais » qui va des Identitaires aux écolos) ;

– l’abaissement du niveau de l’enseignement et de la culture en France (qui permet d’attaquer pêle-mêle les émissions de télé, Internet, les réseaux sociaux, les réformes de l’Education nationale décidées par des technocrates et soutenues par les tenants des « sciences de l’éducation », etc.) ;

- le rôle « totalitaire » des « élites mondiales » (FMI, Banque mondiale, UE, BCE, etc.), comme s’il n’y avait plus ni bourgeoisies nationales ni Etats nationaux aux manettes et seulement des « élites », vieux concept d’extrême droite ou des « oligarchies » (à ce sujet il est comique de voir Michéa déplorer l’abandon de l’usage du terme de classe, alors que lui-même ne l’utilise que fort rarement et, pour couronner le tout, de façon floue !) ;

– la présentation de l’antiracisme comme une diversion mise au point par le PS, et non comme un axe fondamental de lutte politique dans une société gangrenée par le racisme institutionnel et la bonne conscience néocoloniale ;

– la critique des Lumières et des excès (réels ou supposés) de la raison scientifique, qui ouvre la voie à la réhabilitation de toutes les explications religieuses, sectaires, théologiques, mystiques, obscurantistes et surtout aux grandes manœuvres politiques et sociétales de leurs partisans (les mouvements autour de la « Manif pour tous » ont récemment illustré la forte capacité de nuisance des passions religieuses dans l’espace public, d’autant plus dangereuses qu’elles se parent des vertus du bon sens populaire – de la « décence commune » chère à Michéa) ;

– la minoration de l’influence du Front national dans les classes populaires, minoration qui va de pair avec son explication indigente par le seul « complot » mitterrandien de 1983 ;

– « l’aliénation » ou l’addiction par la consommation (ce vieux thème personnaliste-chrétien puis situationniste sert à tous les moralistes de droite et d’extrême droite pour justifier... l’austérité et vanter la frugalité) ;

– la défense des vertus de l’artisanat, du petit commerce et de la petite propriété (vieux thème proudhonien et qui convient à tous les illusionnistes des solutions pseudo alternatives... dans le cadre du salariat, des échanges « non marchands » type SEL, des coopératives d’auto-exploitation, etc.) ;

– la dénonciation lancinante des people « soixante-huitards » merdiatiques (tarte à la crème des médias de droite et des repentis ex-maoïstes à la Finkielkraut) ;

– la dénonciation globale de Mai 68 lui-même au nom d’une opposition artificielle et fausse entre le méchant Mai étudiant bourgeois, consumériste, destructeur des valeurs civilisationnelles fondamentales et le bon Mai ouvrier (version bien conforme à celle diffusée par le PCF, ce qui n’est par hasard lorsqu’on sait que l’auteur adhéra au PCF... en 1969 !!!) porteur de la « décence commune » (concept fumeux pris à George Orwell), ou au nom de sa récupération inévitable par la « société du spectacle » ;

– la critique très superficielle du stalinisme (A) qui s’accompagne à la fois d’une nostalgie de la vieille CGT stalinienne (et de son propre père stalinien à la « fibre anarchisante » – sic ! – tout en étant permanent du Parti et de son quotidien L’Humanité !!!) et d’une charge violente contre la CFDT de l’immédiat post-68. (Cette hostilité à la CFDT des années 70 est hilarante quand on sait que Michéa se présente comme un fervent disciple de Castoriadis, penseur qui se rapprocha justement de ce syndicat à ce moment-là jugé catastrophique par l’auteur et annonciateur, selon lui, de tous les méfaits du « libéralisme » pendant les trente années qui allaient suivre !) ;

– la négation des causes sociales de la délinquance qui va de pair avec une dénonciation de l’angélisme des sociologues (chanson que nous serinent les médias, la droite et l’extrême droite). C’est ainsi que dans la droite ligne de l’humour réac qu’affectionne Radio Courtoisie, Michéa explique que frapper « une vieille dame pour lui voler son sac » pourrait représenter « (avec, il est vrai, un peu de bonne volonté sociologique), une forme encore un peu naïve de protestation contre l’injustice sociale » ;

– la dénonciation de ceux qui défendent les droits des sans-papiers comme des partisans du « nomadisme » capitaliste, dénonciation qui convient parfaitement aux schémas mentaux de l’extrême droite ou de la gauche social-chauvine ;

– l’antiaméricanisme primaire (si cher aux gaullistes et aux staliniens français) qui consiste à voir partout la main du Grand Satan, quitte à ainsi exonérer sa bourgeoisie nationale ; antiaméricanisme primaire qui explique le soutien critique apporté par J.C. Michéa à Chavez (3) à cause du « rôle central » que ce dernier accorde à « la patrie » comme une bonne partie de « la gauche latino-américaine ». Et qui explique pourquoi Michéa se réfère (devra-t-on dire désormais se référait ?) si souvent au Monde diplomatique, cet organe des sociaux-patriotes gaulois qui a toujours ouvert ses colonnes aux gaullistes de gauche, aux chevènementistes et aux tiersmondistes suppôts des bourgeoisies d’Etat nationalistes du Sud ;

– la dénonciation de la prétendue « dictature » du politiquement correct comme une attitude imposée par la gauche « bien-pensante », alors que cette mode a été lancée aussi et surtout par les conservateurs américains qui partagent, pour l’essentiel, les mêmes indignations que celles de... Michéa ;

– l’attaque contre les mouvements lycéens et étudiants, et plus généralement contre la jeunesse soupçonnée de n’être qu’un conglomérat de « crétins militants » consuméristes ;

– la défense des vertus de la tradition, de l’instruction civique, donc aussi de la civilité, de la politesse, de la « décence commune » (loyauté, honnêteté, respect, bienveillance, générosité, entraide, amitié, etc.,) vertus présentées comme des valeurs « populaires » nécessaires à l’existence de « communautés » soudées (discours qui est celui de tous les traditionalistes religieux, païens ou athées : au lieu d’un discours sur les « racines », l’ « ethnie » et le « sang » Michéa nous sert un baratin sur les caractéristiques « anthropologiques » éternelles des peuples, ce qui revient politiquement au même) ;

– le refus de reconnaître le rôle clé de l’autoritarisme et de la hiérarchie dans la famille, l’Etat et l’entreprise actuels (comme si l’on pouvait prendre au sérieux la gestion participative de l’Etat ; les boîtes à idées, les cercles de qualité ou le management participatif dans les boîtes ; ou même la disparition des privilèges matériels des mâles dans la structure familiale et dans la vie quotidienne). Michéa dénonce l’individualisme capitaliste ou libéral (pour lui, les deux termes sont synonymes) comme si l’idéologie pseudo-égalitaire des sociétés occidentales reflétait une réalité vécue par tous dans les pays du Nord !

– la critique de « l’extrême gauche », chargée de tous les péchés du monde sans jamais que ses accusations grotesques soient précisées : quel texte, quelle organisation, quel auteur, dans quel contexte. Ce qui aboutit par exemple à ce que Michéa accuse « l’extrême gauche » d’avoir fait de Sade (?!) un des ces modèles après 1968 ou de vouloir, encore aujourd’hui, remettre en cause tous les tabous moraux, accusations du plus haut comique pour qui a milité durant ces années-là, ou qui connaît le fonctionnement interne des organisations d’extrême gauche et les rapports hommes/femmes en leur sein – à l’époque mais aussi aujourd’hui. Mais ces affirmations infondées et fantaisistes sont tout à fait cohérentes avec le passé stalinien de cet auteur, dont la haine (ou, pour parler comme « Nietzschéa », le ressentiment) anti« gauchiste » n’a pas varié d’un iota. Et cohérentes aussi avec son amalgame entre la « nouvelle gauche » (Rocard, Delors) et « l’extrême gauche » (Besancenot) !

Certes quand on lit les ouvrages de Michéa on n’a pas l’impression, au niveau de la qualité de l’écriture, de lire du Soral ou du Zemmour, même si d’un livre à l’autre l’argumentaire ne varie guère et finit par nous lasser. Il n’écrit pas avec un balai à chiotte comme les deux auteurs précités, différence appréciable pour celui qui achète l’un de ses ouvrages. Mais son style brillant ne suffit pas à faire de lui un penseur « vraiment critique » et cache mal ses distorsions historiques et ses références très franco-centrées pour un penseur qui prétend penser les problèmes de l’Humanité, ou du moins de son aire occidentale....

A ma connaissance, Michéa n’est ni raciste ni antisémite (même si visiblement, face à l’Affaire Dreyfus il aurait préféré l’abstention anticapitaliste incantatoire à la Guesde que l’engagement républicain-démocrate à la Jaurès – enfin, une fois que ce dernier se fut ressaisi...).

Il ne défend pas de théories du complot (même s’il aime faire référence aux dîners du Siècle, aux « tractations secrètes autour de l’AMI », à la Trilatérale, aux « lobbies communautaires discrets » dans l’UE, aux réunions où les « élites » décideraient du sort du monde loin des regards des peuples, à tel ou tel document interne de l’ambassade américaine, etc.).

Il ne place pas la dénonciation de l’immigration ou de la prétendue invasion de l’islam au centre de ses livres (du moins dans ceux que j’ai lus) même si ces allusions à la « caillera » (au sens de mafia des trafiquants) des banlieues populaires sont ambiguës et nécessiteraient des recherches plus approfondies pour déterminer ce que pense vraiment cet auteur sur l’immigration et les banlieues populaires.

En effet, Michéa n’a que le mot « peuple » a la bouche, mais son silence sur sa composition réelle nous fait craindre que ce peuple ait surtout des traits, une culture et des mœurs plutôt franco-gaulois surtout quand il écrit des âneries du type : pour les défenseurs des droits des sans-papiers « l’essence de l’homme » serait « de migrer indéfiniment » ; il faut ne rien connaître aux souffrances matérielles et psychologiques des migrants pour affirmer comme Michéa que leurs soutiens, qui les côtoient quotidiennement, souhaiteraient qu’ils migrent « indéfiniment ». Il nourrit les fantasmes de tous les xénophobes occidentaux qui croient qu’ils vont être bientôt, ou qu’ils sont déjà, « envahis » par les peuples du Sud, alors que l’essentiel des migrations sont des migrations Sud/Sud et non du Sud/Nord.

Néanmoins le ton et le contenu de ses ouvrages, qui sont beaucoup plus des pamphlets que des essais politiques (il se présente d’ailleurs comme un philosophe, et non comme un théoricien politique) ressemblent à ceux d’un autre intellectuel, beaucoup moins en odeur de sainteté à gauche, Philippe Murray, qui lui aussi dénonce CERTAINS aspects du système capitaliste avec virulence et parfois avec humour, ce qui ne gâte rien, mais qui, lui, est un réactionnaire et un conservateur assumé.

On retrouve d’ailleurs dans le dernier livre de Finkielkraut, « L’identité honteuse », la plupart des thèmes ci-dessus évoqués. Ce qui explique pourquoi Michéa est souvent invité à France-Culture, comme bien d’autres intellectuels réactionnaires qu’affectionne Finkielkraut (on en trouvera la liste sur un site justement intitulé « Le nouveau réactionnaire », où Radio courtoisie figure en bonne place aux côtés de « Répliques », l’émission du social-patriote honteux qui trouve qu’il y a trop de « Blacks » dans l’équipe de France). Cela explique pourquoi notre féroce critique des médias, et des militants qui se laissent prendre à leurs pièges, se fait régulièrement interviewer par ces mêmes agents du décervelage – y compris le mensuel réactionnaire Causeur....

Lorsqu’un éditeur libertaire prétend faire un bilan de la pensée « vraiment critique », on s’attend naïvement à ce qu’il aille au-delà des dénonciations violentes mais partielles d’un pamphlétaire talentueux et cherche à creuser ce que ce dernier nous propose. Or, dans les livres de Michéa, on ne trouve aucune proposition politique originale et encore moins radicale, ce qui aurait dû quand même alerter les animateurs de L’Echappée....

Gageons qu’ils se sont sans doute laissés séduire par la rhétorique clinquante d’un clerc (d’un bouffon ?) à la mode sans réfléchir ni creuser davantage, tant ils étaient pressés de se trouver un « compagnon de route » branché, libertaire, moderne, et surtout vivant... Les anarchistes actuels ont effectivement du mal à trouver des penseurs contemporains qu’ils pourraient s’annexer théoriquement ou plus prosaïquement brandir comme des preuves de la vivacité de leur courant politique. Cette situation les conduit à ratisser de plus en plus large, à tenter de profiter de l’aura médiatique d’individus comme Onfray ou Michéa, et à prendre pour argent comptant la moindre allusion positive à Bakounine, Proudhon ou à l’anarchosyndicalisme historique, tant ils souhaitent sortir de leur dramatique isolement.

Dans une telle situation, appeler LES AUTRES à la « vigilance » contre l’extrême droite relève de la plus insigne mauvaise foi, de la tentative d’éviter le débat de fond et de la diversion incantatoire (procédé que dénonce souvent Michéa d’ailleurs, preuve que les éditeurs de l’Echappée ne l’ont pas lu attentivement...).

Cet appel à la vigilance pour les autres revient aussi à refuser de reconnaître qu’une bonne partie des idées réactionnaires défendues plus ou moins ouvertement par Michéa sont également propagées par toutes sortes d’auteurs ou de politiciens eux aussi « de gauche » : Ariès, Bricmont, Collon, Lordon, Mélenchon, Nikonoff, Ruffin, Todd, qui sont tous à un titre ou à un autre, et quelles que soient leurs divergences secondaires, des tenants du social-patriotisme (4).

La revue Ni patrie ni frontières avait consacré un numéro à L’Inventaire de la confusion entre l’extrême gauche et l’extrême droite (5) et voilà que l’Echappée nous offre malheureusement l’occasion d’enrichir cet inventaire d’une nouvelle entrée. Et cette nouvelle passerelle entre droite et gauche n’a pas été établie suite à un complot, à une tentative d’ « infiltration », comme essaie de nous le faire croire L’Echappée mais parce que ces éditeurs libertaires ont pris Michéa pour un penseur « radical », « vraiment critique », selon leur propre expression. Ils se sont piégés eux-mêmes délibérément...

Si les Editions de l’Echappée veulent faire œuvre utile, je leur suggère de se pencher sur le venin social-patriote, nationaliste (6), qui sévit à gauche et à l’extrême gauche, des écologistes au Front de Gauche en passant par le MPEP, les Indignés ou ATTAC et un certain nombre d’intellectuels non encartés mais tout aussi nuisibles pour la lutte de classe.

Et d’y consacrer un livre sérieux et « vraiment critique ». Evidemment, cela leur attirera l’incompréhension voire l’hostilité des milieux universitaires de gauche et des petits-bourgeois altermondialistes, écologistes, décroissants, indignés, etc... Et cela ne leur vaudra pas une seule recension (même critique) dans Politis, L’humanité, Le Monde diplomatique et autres médias « de gauche ».

Un risque à courir.

Chiche ?

Y.C., 19/11/2013, Ni patrie ni frontières (texte révisé et augmenté de quelques précisions du 20 au 24 novembre 2013)

Notes

1. La liste ressemble un peu à un inventaire à la Prévert : Gunther Anders, Zygmunt Bauman, Cornelius Castoriadis, Bernard Charbonneau, Dany-Robert Dufour, Jacques Ellul, Ivan Illich, Christopher Lasch, Herbert Marcuse, Michela Marzano (députée du Parti démocrate italien !!!), Jean-Claude Michéa, Lewis Mumford, Georges Orwell, François Partant, Pier Paolo Pasolini, Moishe Postone, Richard Sennet, Lucien Sfez, Vandana Shiva, Simone Weil. Si l’on veut absolument trouver un point commun (très schématique) entre la majorité de ces intellectuels, ce serait leur sympathie pour l’écologie et leur critique de la société industrielle et de la technocratie – ce qui n’entraîne pas forcément une critique des fondements réels du capitalisme ni la volonté de s’y attaquer de façon « radicale »... On notera aussi que :

– la majorité de ces auteurs sont des philosophes (discipline où l’on peut affirmer beaucoup de choses sans avoir à s’appuyer sur l’histoire et la politique concrètes) ;

– quatre d’entre eux (Ellul, Charbonneau, Illich et Lasch) appartiennent à une mouvance chrétienne généralement modérée sur le plan politique. Ellul fut à la fois un théologien protestant et l’animateur d’une paroisse ; quant à Illich, il était prêtre de l’Eglise catholique, il est vrai proche des « pauvres » et non de sa hiérarchie ! Mais les fonctions ecclésiastiques prédisposent rarement à la « radicalité ». Ellul et Charbonneau appartenaient tous deux au courant personnaliste chrétien dont Emmanuel Mounier, le représentant le plus connu, et plusieurs de ses disciples, fréquentèrent l’Ecole des cadres d’Uriage sous... Pétain. C. Lasch fit profil bas sur les conséquences politiques de ses convictions religieuses mais il est reconnu, surtout depuis sa mort, comme l’un des maîtres à penser des conservateurs anglo-saxons. On ne s’étonnera pas que ce quatuor de croyants soient des adversaires de la Raison et de la critique matérialiste antireligieuse inaugurée par les Lumières ;

– le seul auteur qui ait une activité politique traditionnelle actuellement (Michela Marzano) représente au Parlement un parti du centre gauche, qui n’a jamais été ni « radical » ni « vraiment critique » vis-à-vis du capitalisme et n’est même pas un parti réformiste combatif ;

– et enfin que Zygmunt Bauman, fut commissaire politique, major dans le Corps de sécurité intérieure (les renseignements militaires) et membre du Parti polonais stalinien de 1944 à 1968 avant d’être chassé de Pologne à la suite d’une campagne menée par le Parti « communiste » contre les Juifs. Un tel long parcours au sein de l’appareil militaire puis politique d’un Etat totalitaire n’est pas vraiment un témoignage de « radicalité »....

Bref sur ces vingt prétendus penseurs de la « radicalité », un tiers ont vraiment mouillé leur chemise à un moment ou un autre de leur existence (même si certains se sont bien assagis par la suite), voire ont risqué leur vie ou la prison pour leurs idées. Les deux autres tiers sont formés de braves universitaires dont la « radicalité » n’a jamais pris le chemin d’une pratique concrète anticapitaliste... Il ne s’agit pas de le leur reprocher (tout le monde n’a pas le goût à militer aux côtés des exploités) mais je vois mal comment une perspective libertaire « vraiment critique » pourrait s’élaborer seulement dans les facs ou les cénacles intellectuels, en dehors de toute participation à des luttes de masse.

2. Même si je ne partage pas toutes ses positions dans ce texte comme dans d’autres, on lira par exemple avec profit le texte de Max Vincent paru en 2011 (mais dont une partie avait été écrite en 2010) et qui aurait dû dessiller les yeux peu vigilants des éditeurs de l’Echappée : « Cours plus vite Orphée, Michéa est derrière toi ! » (http://lherbentrelespaves.fr/index....)

On trouvera aussi dans un article paru dans Le Monde en octobre 2011 quelques éléments de critique présentés par Luc Boltanski : http://www.lemonde.fr/livres/articl...

On trouve même sur un site mao-stalinien dès le mois d’août 2009 une critique à coups de Grosse Bertha contre Michéa :

http://lesmaterialistes.com/contre-...

http://lesmaterialistes.com/contre-...

Une telle charge (même menée par des mao-staliniens obtus qui réagissaient à la publication d’une interview de Michéa par Radio Libertaire (tiens tiens...) en 2007 publiée en 2009 ici : http://juralibertaire.over-blog.com...) aurait dû alerter les animateurs de l’Echappée et les inciter à vérifier le bien-fondé de ces accusations....

3. Il suffit de lire les pages que Michéa consacre au rôle néfaste de la « volonté de pouvoir » dans les révolutions et les organisations de gauche et d’extrême gauche, et de les comparer avec son soutien critique à Chavez pour comprendre que sa critique « radicale » – au sens de prendre les problèmes à la racine – n’est qu’une posture pour séduire d’éventuels gogos anarchistes. Quiconque s’est intéressé à la personnalité de Chavez et à ses pratiques quand il était au pouvoir ne peut ignorer sa dimension caudillesque et le culte de la personnalité qui s’est établi autour de lui et qu’il encouragea.

4. http://www.mondialisme.org/spip.php...

5. http://www.mondialisme.org/spip.php...

6. A ce sujet il est symptomatique que le seul « mouvement » récent qui trouve grâce aux yeux de Michéa soit l’agitation sans lendemain autour du non au Traité constitutionnel européen. Comme si la prétendue « victoire du non » aurait pu avoir lieu sans le soutien des 6 millions d’électeurs du Front national et des souverainistes de droite et d’extrême droite. Il est d’ailleurs intéressant de signaler, comme Max Vincent lui-même l’avait déjà souligné en 2011, que Michéa ne parle JAMAIS du Front national si ce n’est pour ridiculiser ceux qui voient le fascisme à nos portes (sur ce dernier point, au moins, on est d’accord : le fascisme n’est pas à nos portes et le FN n’est pas un parti fasciste, du moins au sens traditionnel. Il n’a pas de milices et n’a pas réussi à créer un Front du travail, heureusement). Ignorer 6 millions d’électeurs et le parti qui se prétend leur porte-parole et a réussi à droitiser tout le débat politique en France est pour le moins bizarre. En tout cas si Michéa n’a rien à dire sur l’impact du Front national dans les classes populaires c’est qu’il ne s’intéresse guère au « peuple » dont il se prétend le héraut.

Sur le référendum de 2005 on lira notre article : http://www.mondialisme.org/spip.php...

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(A) NOTE SUR LE PETIT NIETZSCHÉA ET SON PHILOSTALINISME

C’est ainsi que Michéa décrit le PCF comme une « réalité ambiguë. Si sa direction était profondément stalinienne, le parti lui-même fonctionnait en même temps comme une véritable contre-société, offrant à beaucoup de travailleurs et de “gens ordinaires” — comme les appelle Orwell — un cadre politique efficace et protecteur. À la base du parti, on pouvait donc rencontrer des hommes et des femmes absolument remarquables, des gens parfaitement indifférents au pouvoir et qui ne considéraient pas l’organisation comme un tremplin pour une quelconque carrière. Des gens simplement convaincus, en somme, que le parti était la seule structure politique capable de les défendre contre ce que Paul Berman a appelé “les mille injustices de la vie moderne ».

On reconnaît bien là l’argumentaire de tous ceux qui connaissaient les crimes du stalinisme mais continuaient à militer au Parti !

De plus, chaque fois que Michéa évoque le stalinisme, c’est

- soit en invoquant sa nostalgie pour Maurice Thorez, la Résistance et le front commun gaullo-stalinien du CNR (cf. sa conférence sur youtube sur « Le socialisme des origines ; gauche, droite, l’alternance unique »),

- soit en employant un langage antitotalitaire politiquement très flou (on sait qu’il existe des courants antitotalitaires de gauche mais aussi de droite et Michéa, tout ex-stalinien qu’il est, peine à nous indiquer où penchent ses sympathies), comme s’il n’avait jamais été un militant et un complice de ce totalitarisme-là, attitude fort éloignée de l’honnêteté intellectuelle qu’il prône si bruyamment et du mépris qu’il affiche vis-à-vis des intellectuels de son ex-Parti !

Il appelle les militants de gauche et d’extrême gauche à se remettre en cause radicalement, à effectuer un profond travail sur eux-mêmes, mais quand il évoque (brièvement) son passé au PCF il parle avec gourmandise et autosatisfaction de son "éducation communiste"... Communiste ou stalinienne ? Un bel exemple de "double pensée"....

Dans une interview à Radio Libertaire, Michéa ose dénoncer une « chasse aux sorcières » imaginaire qu’auraient menée les « organisations gauchistes » contre le PCF dans les facultés durant les années 70, campagne qui aurait motivé son adhésion au PCF en 1969. Difficile de mentir plus effrontément et de façon plus « indécente » pour utiliser un mot qu’affectionne notre petit « Nietzschéa ».

De même Michéa parle de « folie idéologico-sanguinaire » à propos des organisations gauchistes françaises sans pouvoir citer un seul exemple – et pour cause – du côté prétendument « sanguinaire » de ces groupuscules... Critiquer les positions politiques des maoïstes français c’est une chose, insinuer qu’ils auraient pu inciter leurs militants à avoir un comportement « sanguinaire » relève de la calomnie la plus... « indécente ».

Ceux qui dans les années 70 utilisaient la violence contre les trotskystes, les maoïstes et les anarchistes dans les quartiers populaires, devant les entreprises et dans les manifestations c’étaient les staliniens du parti de Michéa. Et cette tradition de violence stalinienne dans le mouvement ouvrier a une longue histoire, elle remonte aux années 1920 et s’est poursuivie bien au-delà des années 70. Pendant des décennies les militants staliniens français ont mené la chasse aux trotskystes à coups de matraques, de barres de fer et parfois en les liquidant physiquement comme ce fut le cas pendant la Seconde Guerre mondiale et à la Libération. Qu’un penseur qui se la joue « antitotalitaire » puisse proférer de tels propos mensongers sur les ondes d’une Radio libertaire sans que ces interlocuteurs ne l’interrompent pour rétablir la vérité, montrent dans quelle situation de déliquescence se trouve le mouvement anarchiste !

Enfin il est symptomatique que, comme presque tous les repentis, ou les ex, il date la dégénérescence de la Gauche... du début des années 80, c’est-à-dire pile poil après sa démission du PCF. Il s’agit d’un mécanisme psychologique classique que l’on retrouve chez tous les scissionnistes, démissionnaires ou exclus au sein de l’extrême gauche ou de l’ultra gauche. Pour ces « ex », l’histoire de la pensée radicale (de gauche ou d’extrême gauche) qu’ils nous proposent est totalement calquée sur leur itinéraire politique personnel... mais ils ne l’avouent jamais ! Il y a un (bon) avant et un (mauvais) après qui coïncide comme par hasard avec leur biographie et leur rupture. Cela serait anecdotique, ou simplement « pathétique » comme disent les Anglo-Saxons, si Michéa ne nous infligeait pas en permanence de vigoureux sermons sur la « décence commune ».

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Livres de Michéa consultés pour cet article :

L’enseignement de l’ignorance (1999), éditions Climats

Impasse Adam Smith (2002) éditions Climats, puis Flammarion, Champs

L’empire du moindre mal (2007) éditions Climats, puis Flammarion, Champs

La double pensée, retour sur la question libérale (2008) éditions Climats

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