Ce texte est paru dans Echanges n° 144
« Le modèle est plus un cliché qu’une réalité » (Tobias Etzold, German Northern Europe Project)
D’un camarade suédois :
Voici ce que j’ai retenu des quelques articles de la presse internationale que j’ai lus à propos des émeutes de Stockholm : « Les émeutes secouent la Suède », et l’hebdomadaire britannique The Economist parle même d’« une éclatante surprise ». Je dois dire qu’elles sont plus une surprise pour le reste de l’Europe que pour ceux qui vivent ici ; les « émeutes anarchistes » dans l’Union européenne en 2001 furent beaucoup plus un choc en comparaison.
Le désespoir dans les banlieues, dans les zones sans avenir, remonte à plus de quinze ou vingt ans, et nous avons connu quelques exemples de troubles sociaux dans les années récentes (1). Pour la Suède, les événements de 2008 et ce que l’on voit aujourd’hui ne sont pas tant la marque d’une crise ; ils sont sans comparaison avec ce qui est survenu dans les années 1990. A ce moment-là, le PIB avait chuté pendant trois ans de suite (1990-1993) de 5 % en tout. Entre 1991 et 1995, un emploi sur cinq avait disparu dans l’industrie, un tiers dans la construction et des centaines de milliers dans les emplois du secteur public. En septembre 1992, 61 entreprises se déclaraient en faillite chaque jour. Entre 1990 et 1993, le chômage passait de 1,7 % à 8,2 %.
Depuis la crise structurelle des années 1970, la trajectoire de la Suède n’a cessé de changer dramatiquement. Dans les années 1970 et 1980, les sociaux-démocrates ont poursuivi une politique keynésienne et ont maintenu le chômage au plus bas. Cela ne pouvait pas continuer longtemps et l’Etat commença à accumuler une dette importante. Les années 1990 furent la période de mise en œuvre d’une thérapie de choc similaire à ce que l’on peut voir en Grèce actuellement (bien que moins drastique bien sûr) qui entraîna les restructurations nécessaires et une auto-discipline économique ressemblant au thatchérisme britannique. Quelques sections de la classe ouvrière bénéficièrent de cette mutation politique (les jeunes experts en informatique reçurent alors des salaires élevés) tandis que d’autres secteurs étaient laissés en arrière.
Selon moi, il y a trois principales causes aux troubles sociaux dans les banlieues :
1 – les coupes dans les avantages sociaux et le taux élevé de chômage ont, à eux seuls, empiré la situation des couches les plus pauvres de la population ;
2 – beaucoup de gens sont tombés dans la pauvreté à cause des changements structurels sur le marché du travail ; aujourd’hui, pour obtenir un emploi quelconque régulier, il faut avoir une bonne qualification. C’est une conséquence, non voulue comme telle, de l’accent mis sur la nécessité d’avoir une force de travail bien éduquée. Bien des enfants quittent l’école aujourd’hui parce qu’ils ne peuvent pas tenir, avec la pression de la réussite à tout prix – ils sont alors, selon le jugement courant, mis dans la catégorie des « ratés ». C’est vrai pour les jeunes Suédois mais les jeunes qui ont des origines immigrées sont bien plus nombreux chez les « ratés ». Les travailleurs plus âgés, ceux qui ont commencé à travailler il y a trente ou quarante ans sont, en général, mieux traités parce qu’ils bénéficient des lois du travail et de contrats avantageux, mais ils sentent le poids de la pression du travail intensif et des réductions d’effectifs, particulièrement dans la santé et les soins aux personnes âgées ou sur les chaînes de montage ;
3 - le système scolaire connaît une expérience à portée idéologique. Ce dernier point est devenu particulièrement important dans les cinq dernières années. Dans tout le spectre politique on trouve un consensus selon lequel le système scolaire suédois décline et les enseignants quittent le navire. L’histoire en bref est que les politiciens ont introduit des mécanismes du marché dans l’éducation et que cela a totalement échoué. Les capitalistes sont maintenant autorisés à faire fonctionner les écoles pour le profit et on peut aisément imaginer ce qui arrive. Si vous ne pouvez l’imaginer, regardez ce qui est arrivé en Russie avec les privatisations de Boris Eltsine. Mais ici, les sociaux-démocrates sont tout aussi coupables. Ils ont introduit dans les années 1990 une pédagogie moins autoritaire, mais en même temps ils ont réduit une bonne partie du financement ; les effectifs par classe se sont accrus sensiblement et tout le personnel non enseignant a disparu. Les enfants qui n’ont aucun soutien à la maison sont les premières victimes de ces mesures.
A.
D’un autre camarade suédois :
« Je donnerai seulement quelques éléments sur ce qui semble se passer dans quelques (et de plus en plus) faubourgs de Stockholm. Mais je dois dire que la distance entre Stockholm et Göteborg (où je vis) [470 km] est aussi grande que celle qui sépare Stockholm [sic ; on comprendra qu’il s’agit certainement de Paris] de Marseille [660 km à vol d’oiseau, NDLR]. Je n’ai pas pour le moment de contact avec des amis qui auraient pu être impliqués directement dans ces luttes. Ce qui me laisse à la merci de toutes les médiations sociales. Je ne tenterai pas de faire une analyse de ces événements pour le moment.
Voici en gros ce qui est survenu dans les deux dernières semaines.
12 mai : Husby, Stockholm (2) : des policiers tuent un vieil homme (69 ans) d’une balle dans la tête dans son appartement. Il meurt sur le coup, les policiers prétendent néanmoins qu’il est mort à l’hôpital mais qu’ils l’ont ramené ensuite chez lui. Il semble que cet homme avait eu un différend avec des jeunes du quartier un peu plus tôt dans la soirée et qu’il soit retourné dans son appartement pour prendre un couteau et en ai menacé les jeunes pour protéger sa femme. Quand les flics sont arrivés, le vieux couple a refusé d’ouvrir leur porte car ils pensaient que c’étaient les jeunes qui revenaient. Les flics ont alors enfoncé la porte et tiré sur l’homme ; comme cela a été confirmé par le frère de la femme qui vit en Finlande, le vieux n’avait pas du tout un caractère violent mais était un collectionneur de couteaux.
15 mai : une manifestation est organisée par une association communautaire, Megafonen, pour protester contre le harcèlement des flics dans le voisinage et le meurtre de la personne âgée mentionnée plus haut. Environ 70-80 personnes semblent avoir participé à la manifestation, de Kista (un autre faubourg voisin) à Husby. Il fut ensuite convenu d’une autre rencontre pour le mardi suivant, 21 mai.
19 mai et les nuits suivantes : il y a eu des accrochages avec les flics mais aussi des incendies de locaux, de voitures, du caillassage de flics et autres bris de clôtures et de vitres. La police aurait tenu des propos racistes et lancé des noms d’oiseaux aux gens rassemblés dans les rues, pas seulement contre les jeunes mais aussi contre les vieux et les travailleurs sociaux. Beaucoup furent aussi frappés et injuriés. Tout cela fut plus ou moins propagé par les médias.
Les émeutes et les bagarres se sont étendues (elles semblaient plus ou moins connectées) dans bien des zones de la banlieue, au sud et au nord de Stockholm. Elles vont se prolonger jusqu’au 25 mai et toucher une douzaine de banlieues comme Rinkeby et Tensta.
Le groupe communautaire Megafonen a joué un rôle important dans ces événements. Dans les médias conservateurs il est fustigé comme d’extrême gauche et partisan de la violence, alors que la gauche juge ses buts et son activité comme constructif et vital pour la population de Husby. Ses représentants ont été ces jours-ci constamment interviewés par les médias. Megafonen a lancé une souscription afin d’indemniser par exemple ceux dont les voitures ont brûlé.
Certains prétendent que le meurtre du vieil homme et les émeutes furent directement reliés. Je pense que c’est plus compliqué que cela car il est évident que quelque huit jours se sont écoulés entre le meurtre et les émeutes, même si la manifestation de protestation organisée par Megafonen s’est déroulée le mercredi suivant. Tout s’est passé pendant cette semaine-là et a été largement rapporté par les médias. Un journaliste du principal quotidien suédois, Dagens Nyheter, cite un jeune : « J’en ai rien a foutre du vieux. » Ainsi, comme toujours, la situation est beaucoup plus complexe que le prétendent les observateurs, de droite comme de gauche.
Je pense que quelques faits non identifiés – mais liés plus ou moins au meurtre et aux protestations – furent les étincelles qui enflammèrent les banlieues, laissant échapper la pression accumulée chez les jeunes et tous autres vivant dans la pauvreté, le chômage, la mauvaise scolarité, le racisme dans le harcèlement des flics, pour eux, les seuls représentants officiels de l’autorité en Suède, etc. Pour beaucoup d’entre eux, l’émeute est une opportunité de sortir de l’exclusion, d’attirer l’attention et de chercher l’aventure pour échapper à leur ordinaire mortifère sans avenir. Pas plus, pas moins actuellement, même si c’est significatif d’une situation générale comme de situations spécifiques à des zones de plus en plus étendues, hors des grandes villes de Suède. Ce n’est pas directement lié à la crise qui, c’est un sujet de plaisanterie, est loin d’être aussi dure en Suède que dans maints autres pays. Mais, on peut aussi penser que c’est en relation avec la crise, ou plutôt un symptôme, une expression de la situation engendrée par cette crise et les restructurations depuis les années 1970.
Voici un lien avec un blog que je viens de traduire en anglais, avant les événements en question : http://fredrikedin.wordpress.com/20... – Bien qu’il mentionne Husby, il est plus général. Il est intéressant même si je ne partage pas cette analyse. Celui qui l’a écrit est un écrivain libertaire post-autonome (pour ceux qui ne sont pas connectés à Internet, ce texte en anglais peut être obtenu à Echanges). H.
NOTES
(1) Ce que confirme un « consultant de sécurité » suédois tout en ne comprenant rien à ce phénomène social : « De plus petites émeutes ont été fréquentes pendant des années dans les banlieues de Stockholm, Gothenburg et Malmö. Leur manière d’agir consiste à incendier une voiture et attendre que les pompiers arrivent. Alors ils caillassent les voitures des pompiers et des flics. Je pense que ces émeutes ont commencé par des actions douteuses de quelques jeunes désœuvrés et se sont ensuite développées en une sorte de sport bizarre. »
(2) Husby compte 12 000 habitants dont 85 % viennent de l’immigration ; plus d’un tiers des 20-25 ans n’ont pas d’emploi. C’est le type même de quartier laissé de côté, tous les services de proximité ayant été transférés ailleurs. La plupart des centres pour jeunes ont été fermés. Les parents qui le peuvent mettent leurs enfants dans les écoles du centre-ville et les écoles de banlieue comme celles d’Husby ont moins d’élèves, moins d’argent, moins de professeurs, et ceux-ci ont de plus des charges administratives. 50 % des enfants des collèges ne peuvent avoir accès au secondaire. Un vieux résident marocain de Husby déclarait « C’est la haine entre les riches communautés suédoises et les zones de pauvreté des Noirs » (Financial Times, 25 mai 2013 « Fire in the people’s home »).
Quelques données :
450 000 km² (80% de la France) peuplée de seulement 9 millions d’habitants.
20 % de la population sont d’origine étrangère (essentiellement d’Afrique et des pays arabes). Constatation d’un professeur d’université en géographie :
« Le problème, ce n’est pas l’échec de la politique d’intégration, c’est qu’il n’y a pas de politique d’intégration en Suède, seulement une rhétorique. Il existe beaucoup de discrimination structurelle dans toute la société suédoise, pour l’emploi, la santé, le logement, pour aller en boîte et c’est plus ou moins accepté. L’augmentation des disparités dans les grandes villes suédoises est choquante. »
Ce que confirment des enquêtes de l’OCDE qui constatent que de tous les pays industrialisés la Suède est celui où les disparités entre riches et pauvres se sont accrues le plus rapidement entre 1995 et 2010, et celui qui affiche les plus mauvais chiffres d’emploi de citoyens nés à l’étranger.
Un cautère sur une jambe de bois
Ces émeutes ont secoué la torpeur de la classe dominante au point de prendre des mesures d’urgence pour tenter de faire croire à un changement de politique. Ce sont des mesures bien connues partout pour toutes les banlieues. Elles consistent d’abord à rapatrier dans les cités un certain nombre de fonctionnaires qui en avaient été écartés, notamment dans l’éducation, la culture et les soins pour les vieux.
A plus long terme de bonnes paroles comme des implantations commerciales et/ou une amélioration des transports et/ou des « solutions » pour le logement. Il est bien évident que ces palliatifs ne résoudront rien de ce qui est en quelque sorte la pointe avancée de la crise profonde d’un système économique qui se trouve dans l’impossibilité de se réformer.
H. S.
Voir aussi, sur Mondialisme.org : Émeutes dans les banlieues suédoises – Nous sommes tous des hooligans, nous sommes de la racaille ! Détruisons cette société capitaliste de misère !.