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Tevanian contre Marx : deux contributions utiles

lundi 10 juin 2013

Nous avions déjà critiqué en détail le livre de Tevanian qui s’intitule "La haine de la religion".

http://www.mondialisme.org/ecrire/?...

Et voilà qu’un camarade sagace nous explique comment Pierre Tevanian a retraduit et falsifié le texte de Marx. Et cela me permet de découvrir qu’un certain Yann Kindo (dont le texte suit) avait aussi de son côté effectué un travail critique fort utile. Voici les 2 textes.

Bonne lecture !

http://blogs.mediapart.fr/blog/germ...

Les mots de Marx sont importants (sur La haine de la religion, de Pierre Tevanian) 10 juin 2013 Par Germinal Pinalie

Le livre La haine de la religion de Pierre Tevanian est appuyé sur une traduction truquée du passage de Marx sur l’opium du peuple.

Sur La haine de la religion, de Pierre Tevanian, éditions La Découverte, mars 2013.

Pierre Tevanian, compagnon de route des Indigènes de la République, analyse dans un court pamphlet ce qu’il appelle le « parti pris antireligieux » des gens de gauche, et s’appuie sur une lecture toute personnelle de Marx. La formule sur la religion comme « opium du peuple » est en effet redevenue très à la mode ces dernières années. Un des objectifs de l’auteur est de dénoncer ce qu’il qualifie d’obsession antireligieuse comme étant « un écueil, un idéalisme ou une ruse de la bourgeoisie » (quatrième de couverture). L’autre est d’amener son lecteur à penser que s’adapter aux diverses croyances et traditions religieuses peut être le socle d’une politique de libération, car selon lui « On découvre que Marx et les marxistes ont même théorisé et pratiqué l’alliance entre " celui qui croit au Ciel et celui qui n’y croit pas " ». Si cela dit en effet quelque chose des pratiques opportunistes d’un certain léninisme, c’est par contre en relative contradiction avec Marx. Et pour cause, puisque cette argumentation se développe dans ce livre à partir d’une traduction truquée du fameux texte sur l’opium. Pour critiquer les prétendues obsessions antireligieuses de l’époque, et afin de réévaluer l’islam politique, Tevanian fabrique un Marx qui n’existe pas pour s’en faire un allié. Or Marx n’est pas son allié, pas plus qu’il n’est celui des laïcards de salon. Si le débat que Tevanian entend susciter sur le rapport entre les gauches et la religion est effectivement un débat nécessaire, dans lequel ses arguments seront considérés comme discutables, au sens où l’on peut polémiquer autour de ces questions, il est par contre indiscutable qu’il l’a bien mal engagé en truquant le texte auquel tout le monde se réfère. On peut être d’accord avec Tevanian, ou profondément opposé à l’islamisation d’une partie de l’extrême gauche, comme au racisme des Indigènes de la République, tout ceci reste de l’ordre du débat politique. Ce qui par contre ne saurait faire débat, c’est la simple réalité des mots mêmes de Marx et leur sens, et leur falsification par Tevanian.

Traduttore-tradittore

Je ne sais pas si Pierre Tevanian est germaniste, mais la source de sa citation « intégrale » du célèbre passage de l’introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, écrite par Marx dans les années 1840, n’est pas indiquée. La quasi-totalité des autres citations faites dans ce livre de 128 pages est clairement référencée en note de bas de page, mais celle-ci, non. Le texte qu’il fournit est différent dans son ensemble des six traductions disponibles en français, y compris de celle du recueil Sur la religion qu’il cite par ailleurs comme référence d’un autre texte de Engels. J’insiste sur ce point : Tevanian n’indique jamais l’origine de sa traduction, comme s’il traduisait lui-même. Le texte présent dans son livre en trois gros morceaux disposés dans le désordre (1,3,2) s’avère être un montage effectué à partir des traductions en question. Tevanian a donc établi sa propre vraie-fausse version, en pleine connaissance de cause des modifications de sens et des coupures effectuées sans en informer le lecteur francophone.

Il faut donc lire Marx, comme Tevanian nous y enjoint, et le comparer à la version qu’il en donne. Voici les différentes versions du passage qui contient la fameuse phrase sur l’opium :

- Le texte original de Marx en allemand, dans la MEGA I/1/1, page 607.

- La traduction de Molitor, aux Éditions Costes, la plus ancienne, et par ailleurs la plus critiquée, d’où l’existence des suivantes. Il s’agit des Œuvres philosophiques, Éditions A. Costes, 1927, p.83-85, récemment reprise par les éditions Allia et les éditions Mille et une nuits.

- La traduction de l’introduction à la Critique par Badia, Bange et Bottigelli se trouvant dans le recueil de textes de Marx et Engels intitulé Sur la religion, aux Éditions Sociales (1960), pages 41-42.

- La traduction complète de la Critique de Baraquin, aux Éditions Sociales (1975), p. 197-198. Ces deux dernières n’étant plus imprimées sont de plus en plus rares.

- Celle de l’introduction par Rubel, dans la Pléiade (1982), reprise dans le Folio-Essais Karl Marx, Philosophie (1994), pages 89-91.

- Il y a également deux autres traductions plus récentes, assez peu diffusées, l’une faite par Eustache Kouvélakis en 2000 aux éditions Ellipses, et une autre signée par « du mauvais côté », parue en Suisse chez Entremonde, qui est accompagnée d’un fac-similé de l’édition originale en allemand.

Je mets ici en lien les différentes traductions.

Venons-en donc aux faits précis qui constituent la falsification au cœur du livre de Tevanian. Il y en a de trois sortes : des traductions faussées, des coupures à l’intérieur même du texte et des omissions. Il y a en effet une différence entre découper des phrases pour en modifier le sens d’une part, et omettre la phrase finale d’un paragraphe qui lui donne sa signification d’autre part. Il y a ici toutes sortes de manipulations, et évidemment aucune n’est signalée par l’auteur. J’ai découpé le texte de la traduction de Tevanian en numérotant les phrases, dont le découpage n’est pas exactement celui de Marx :

1. « Le fondement de la critique irreligieuse est : c’est l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. »

Cette phrase ne pose pas de problème particulier, on peut juste remarquer qu’elle est identique aux traductions de Badia et Baraquin, et différente des quatre autres.

2. « Certes, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu’a l’homme qui ne s’est pas encore trouvé lui-même, ou s’est déjà perdu. »

Ici, Tevanian choisit de traduire le membre de phrase qui se termine par « erworben » par « l’homme qui ne s’est pas encore trouvé » comme Molitor et Badia, alors que « conquis » (Rubel, Kouvélakis) ou « atteint » (Baraquin), ou encore « pris possession de lui-même » (Entremonde) semblent plus exacts. Puis ensuite il ne traduit pas du tout le « wieder » (« à nouveau ») dans « ou qui s’est déjà à nouveau perdu » contrairement aux quatre autres traductions (première coupure non signalée). Cette coupure ne fait pas sens immédiatement, mais se couplera avec la véritable transfiguration de la phrase 7.

3. « Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait blotti quelque part hors du monde. »

La phrase 3 contient un élément problématique pour tous les traducteurs, le mot allemand Wesen. Selon les contextes et les agglutinations (l’allemand comme l’anglais fabrique des mots en les accrochant les uns aux autres, un peu comme « portefeuille »), Wesen peut avoir différents sens, de « être » au sens de « individu », à « essence » au sens de « idée ». Dans la phrase 3 le mot est traduit par Rubel, Badia et Molitor par « être », et par « essence » dans les versions de Baraquin, Kouvélakis et Entremonde. Tevanian ici semble avoir choisi la version de Badia si l’on regarde le texte de près. S’il faut choisir une cohérence au paragraphe dans sa totalité, alors la version de Baraquin est la plus claire, qui parle à chaque fois d’essence humaine pour désigner ce que Marx lui-même situe dans l’abstraction, hors du monde. Notons au passage qu’il manque un mot dans la traduction Molitor.

4. « L’homme, c’est le monde de l’homme : l’État, la société. »

5. « Cet État et cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde l’envers. »

Les phrases 4 et 5 ne contiennent ici aucun problème réel, à part un choix à faire entre « à l’envers », « renversé » et « inversé » pour traduire « verkehrte », ce qui pose des questions de cohérence, entre autres avec les traductions de Hegel. À nouveau, Tevanian semble avoir choisi la traduction de Badia.

6. « La religion est la théorie générale de ce monde, sa logique sous forme populaire, son enthousiasme, sa sanction morale, sa consolation et sa justification universelles. »

La phrase 6, par contre, est un véritable festival : pas moins de trois coupures franchement significatives ! Marx aime les énumérations, ces listes d’expressions synonymes séparées par des virgules, c’est son péché mignon (en français dans le texte). Traduire Marx, c’est respecter ses mots, jusque dans ses accumulations descriptives, qui sont des approches explicatives complexes, parfois d’une incroyable richesse. Retrancher des éléments sans prévenir le lecteur francophone est décidément malhonnête. Tevanian enlève un tiers du sens de la phrase en ne traduisant pas trois des neuf éléments de l’énumération (deuxième, troisième, et quatrième coupures non signalées de mots présents dans toutes les traductions disponibles). Ce faisant il scotomise ceux qui marquent le côté cynique irreligieux du texte, puisque c’est cela le fond de l’affaire : faire de Marx un inoffensif théoricien qui, au fond, aime bien la religion. On lui enlève donc quelques mots, ici ceux qui décrivent la religion comme la « somme encyclopédique », le « point d’honneur spiritualiste » du monde de l’homme, ou son « complément solennel » (ou « cérémoniel » selon les traductions). Voici la phrase traduite par Baraquin :

« La religion est la théorie universelle de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, le fondement universel de sa consolation et de sa justification. »

Tout ce qui dans la phrase décrit la religion comme un complément quelque peu inutile, une perte de temps et d’énergie mentale, au mieux un ornement baroque et au pire un pur produit du délire spiritualiste qui sert à maintenir l’ordre et la domination réels, tout cela a purement et simplement été coupé par Tevanian ! Ne restent que les éléments plus ou moins neutres, tels l’« enthousiasme », la « morale » ou la « consolation », comme si la définition de la religion par Marx pouvait se limiter à cela. Et bien sûr ces éléments-là seront abondamment cités par Tevanian dans le reste de son argumentation. Lorsque Marx se moque de la religion comme pour rappeler son point de vue au lecteur, Tevanian lui coupe la parole. Mais les mots de Marx sont importants.

7. « Elle est la réalisation imaginaire de l’être humain, parce que l’être humain est privé de réalité vraie. »

Ici l’adjectif « imaginaire » est censé traduire l’allemand « phantastische », qui signifie « fantastique », comme dans « contes fantastiques ». Il s’agit bien pour Marx de situer cette réalisation du côté du fantastique, des phénomènes envisagés comme surnaturels, voire du délire, ce qui pousse Baraquin et Rubel à traduire par « fantasmagorique » et « chimérique » respectivement, la où Badia choisit « fantastique ». Or « imaginaire » affaiblit complètement le sens en le basculant presque du côté de l’invention imaginative, voire de l’intelligence, ce qui n’est sûrement pas le propos de Marx, qui écrit plus loin que l’homme ne pense pas avant de s’être débarrassé de la religion, puisqu’il délire. Seules les deux traductions récentes de Kouvélakis et Entremonde, que Tevanian ne suit pas du tout par ailleurs, contiennent cette pure et simple erreur de traduction.

Puis vient le tour de force qui était annoncé par les précédentes distorsions : « menschliche Wesen » traduit par « être humain », contre toute la tradition philosophique. Ici, force est de constater la faiblesse de la traduction de Badia, sur laquelle semble à nouveau s’appuyer Tevanian. On l’a vu, « Wesen » peut être compris de plusieurs manières, mais dans ce cas précis il s’agit bien de l’essence humaine, comprise comme idée abstraite, ainsi que le montrent les cinq autres traductions. La suite de la phrase dans la version choisie par Tevanian aboutit donc à faire dire à Marx que l’être humain réel est « privé de réalité vraie », alors que son texte dit en fait que l’essence humaine (abstraite) ne possède aucune réalité vraie ! On retrouvera tout au long du livre de Tevanian cette vision de la religion comme une sorte de réalisation d’un pauvre individu « privé » de réalité ou de possibilité de réalisation par l’horreur du monde. Si c’est ce que pense Tevanian, ce n’est pas ce qu’écrit Marx, qui pose lui que la religion est une représentation délirante ou fantasmée d’une idée abstraite de l’homme, et que celle-ci n’existe pas réellement, et n’est précisément qu’une abstraction, sans rapport avec la réalité concrète des êtres humains et de leur monde. Marx, faut-il le rappeler, est matérialiste, on le voit mal disposer dans la même phrase l’existence d’une représentation mentale délirante et l’inexistence de l’être humain réel, cela confine à la bêtise. Mais parfois, plus c’est gros et plus ça marche, et Tevanian a avec la mauvaise traduction de Badia un point d’appui pour faire passer la religion pour ce qui peut aider l’homme à se trouver la réalité dont il serait privé. Ceci est l’essence de son projet : déguiser la religion, et plus précisément l’islam politique, en sympathique composante de la politique d’émancipation, presque plus agréable parce que pleine de sens et de « réalité » retrouvés. Ceci, on le voit, est à l’opposé du texte de Marx.

8. « Lutter contre la religion, c’est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l’arôme spirituel. »

À une virgule près, la version de Tevanian est exactement celle de Badia.

9. « La détresse religieuse est pour une part l’expression de la détresse réelle, et pour une autre part la protestation contre la détresse réelle. »

Dans cette phrase Tevanian choisit de traduire « Elend » par « détresse » comme Badia et Baraquin, contre Rubel et Molitor et leur préférence pour « misère » (repris par Kouvélakis et Entremonde), ce qui serait presque sans conséquence s’il ne s’agissait à nouveau d’un choix significatif : dans le reste du livre, Tevanian insiste sur la nature de réflexe psychologique de la religion, or ce que Marx pointe c’est bien la misère réelle, en tant que condition matérielle de la production du fantasme religieux, une misère matérielle qui produit une misère de la pensée où les individus se racontent des histoires religieuses pour rendre leurs souffrances supportables. On pourrait dire que « misère » a ici le double sens que l’on retrouve dans le titre de la critique de la Philosophie de la misère de Proudhon, la fameuse Misère de la philosophie, écrite par Marx en français en 1847 (et traduite en allemand par Kautsky et Bernstein en 1885, sous le titre Das Elend der Philosophie).

10. « La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. »

Tevanian continue encore avec la traduction de Badia, reprise par Baraquin.

11. « Elle est l’opium du peuple. »

Rien à signaler ici.

12. « L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est donc l’exigence de son bonheur réel : exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation, c’est donc exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. »

Première remarque sur cette phrase : Tevanian invente une connexion par «  : » alors qu’il s’agit en réalité de deux phrases séparées par un point. Ensuite, sa traduction s’éloigne des traductions classiques en ce qu’elle reprend la forme allemande et ne s’appuie pas sur des verbes à l’infinitif mais sur des substantifs, comme celles de Kouvélakis et Entremonde. Elle est semblable au départ à celle de Badia, mais diffère sur la fin. La version de Molitor s’écarte par ailleurs complètement du texte de Marx. Tevanian choisit comme Badia, Baraquin et Kouvélakis de traduire « Aufhebung » par « abolition », plutôt que par « nier » comme Rubel ou « supprimer » comme Molitor. Notons que le « dépassement » choisi par Entremonde est peut-être la meilleure traduction.

La traduction par Tevanian de la deuxième phrase est à nouveau très semblable aux versions de Badia et Baraquin (à l’ajout d’un « donc » près), mais là intervient un nouveau type de manipulation des mots de Marx : cette dernière phrase, elle-même remontée puisqu’accouplée à la précédente, est présentée comme le dernier moment de l’argumentation. Or suit en réalité une autre phrase qui conclut le paragraphe, et que Tevanian ne traduira jamais, omission qui révèle en pleine lumière ce qu’il ne veut pas que le lecteur francophone lise et comprenne des mots de Marx :

Phrase omise : « La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole. »

Je choisis ici la traduction de Baraquin, qui me semble être la plus fidèle. En fait Tevanian utilisera l’expression « vallée de larmes » pour désigner la vie matérielle des humains (p. 28) dans un passage qui ne fera référence au texte de Marx que pour celui qui l’aurait lu ailleurs, puisqu’il ne traduit nulle part la phrase complète qui contient le mot « auréole ». Et pour cause, puisqu’il s’agit pour lui de scotomiser tout ce qui dans ce texte permet à Marx de situer sa critique de la religion. Écrire en conclusion d’un paragraphe que la religion est l’auréole, la coiffe mystique, le produit délirant de la souffrance endurée par les humains dans leur misère réelle, leur hallucination consolatrice, le sens qu’ils donnent à leur malheur insensé et qui leur permet de l’accepter, ne fonctionnerait pas avec le projet de Tevanian. Celui-ci veut absolument cacher cette caractéristique essentielle de l’illusion religieuse selon Marx, son caractère profondément antipolitique, si utile pour les dominants. Et donc à nouveau il coupe tout simplement les mots de Marx qui donnent leur teinte clairement irréligieuse et cynique à l’ensemble du texte (omission pure et simple d’une phrase entière).

13. « La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l’homme porte la chaine prosaïque et désolante, mais pour qu’il secoue la chaine et cueille la fleur vivante. »

Cette phrase introduit une citation d’une seconde partie du texte (jusqu’à la phrase ici numérotée 15, citées pages 38-39) que Tevanian utilise après celle de la troisième partie (phrases 16 à 18 citées pages 30-31). On comprendra plus loin à quoi sert ce jeu de bonneteau avec le texte de Marx. Tevanian reprend ici la traduction de Molitor mot pour mot, or celle-ci a comme caractéristique d’affadir le texte et de l’éloigner des mots de Marx, en surtraduisant de façon maladroite. Au passage notons que cette utilisation parfaitement identifiable indique bien que le texte de Tevanian est un montage réalisé à partir des différentes traductions. Traduire correctement en français la première partie de phrase allemande demande de changer très légèrement de perspective, ce que Badia et Baraquin rendent bien par « La critique a dépouillé les chaînes des fleurs imaginaires qui les recouvraient ».

La seconde partie est nettement plus problématique, car traduire « phantasielose, trostlose » par « prosaïque et désolante » détruit la mécanique du texte de Marx : c’est bien désormais une chaîne « sans fantaisie » au sens de désormais dénuée de fantasmes, de représentations fantastiques ou délirantes (voir la phrase 7), et « désespérante » au sens où les fleurs fantasmées de la religion formaient un espoir de vie meilleure, dans l’au-delà de la souffrance réelle, qui permettait à l’homme de supporter le fait de porter des chaines bien réelles. Utiliser ici spécifiquement les maladresses de Molitor et éviter de citer Badia, qu’il utilise par ailleurs à d’autres fins, est encore une fois une volonté de Tevanian.

Dans la troisième partie de la phrase, la traduction de Molitor ici utilisée par Tevanian rate complètement le sens de « abwerfen », qui ne signifie pas secouer mais jeter, lancer, larguer, etc. On peut comprendre cette phrase comme la nécessité pour l’homme d’en passer par la critique irréligieuse pour se débarrasser des délires superstitieux qui poussent sur ses chaînes, les décorent, l’empêche de les voir comme des chaînes et donc de vouloir changer le monde réel. Pour être révolutionnaire, l’homme doit commencer par se débarrasser de la religion, sans cela il ne peut pas envisager correctement la réalité de ses chaînes, recouvertes des plantes grimpantes de l’illusion consolatrice. On est loin de la lecture qu’en fait Tevanian tout au long de son livre.

14. « La critique de la religion désillusionne l’homme, pour qu’il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu’il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. »

Tevanian continue d’utiliser pour cette phrase la traduction Molitor, dont la piètre qualité lui est bien utile. Il abandonne la traduction Badia reprise par Baraquin, et continue d’ignorer celle de Rubel (ou celles, franchement mauvaises en l’occurrence de Kouvélakis et Entremonde). Car évidemment l’imprécision de Molitor sert le propos de Tevanian : traduire « enttäuschen » par « désillusionner » est ici quelque peu erroné, c’est « détromper » qu’il faut choisir, comme Baraquin et Rubel. Notons que la traduction Badia, largement utilisée et citée par ailleurs par Tevanian, est elle carrément surtraduite, car elle dit « détruire les illusions », ce qui est exact au niveau du sens, mais peu fidèle au mot allemand. Lorsque Badia traduit trop exactement la pensée de Marx critique de la religion, Tevanian lui préfère alors le flou de Molitor, qui semble décrire la triste condition d’un individu désillusionné et blasé, là où Marx veut signifier que la libération doit être joyeuse parce que lucide.

La suite de la phrase le montre bien, Molitor repris par Tevanian parle tristement de « former une réalité », là où Marx utilise « gestalten », au sens de « façonner » (Badia, Baraquin, Kouvélakis, Entremonde), voire « forger » (Rubel), ce qui est profondément actif et positif chez Marx, penseur de la Praxis. Sans la critique de la religion, l’homme ne pense tout simplement pas, mais délire tristement et passivement des rêves de rédemption dans l’au-delà, tout en trimant pour le compte de ceux qui lui ont mis des chaînes et le nourrissent de contes pour enfants superstitieux. C’est cela que Marx veut dire et que Tevanian sape par son montage.

Tevanian continue avec Molitor qui se trompe à nouveau en traduisant « zu Verstand gekommener » par « devenu raisonnable », alors que cela veut bien évidemment dire « parvenu à la raison », comme le montrent les cinq autres traductions. Au passage, celles-ci sont à nouveau quelque peu surtraduites : Badia, Baraquin et Entremonde exagèrent en parlant carrément de « l’âge de la raison » alors que le mot « âge » est absent du texte de Marx, et Rubel écrit « revenu à la raison », alors que rien n’indique qu’il y était déjà parvenu avant, et en serait parti avant d’y revenir. Devenir raisonnable, ce n’est pas la même chose que parvenir à la raison (on écrirait presque « la Raison »), et Tevanian utilisera à plusieurs reprises l’idée que la critique irréligieuse rend l’homme triste en détruisant « l’enthousiasme ». Il s’appuie sur ce passage de Marx mal traduit par Molitor, qui ne rend pas la nuance positive de la perte des illusions religieuses, condition de la libération, révolution copernicienne que chaque individu doit faire pour enfin penser rationnellement et pouvoir agir, et rejeter ses chaînes. Ce qui est bien entendu dans la pensée de Marx la seule véritable perspective enthousiasmante.

15. « La religion n’est que le soleil illusoire qui se meut autour de l’homme, tant qu’il ne se meut pas autour de lui-même. »

Aucun problème particulier ici, et Tevanian continue de recopier Molitor.

16. « L’histoire a donc la mission, une fois que la vie future de la vérité s’est évanouie, d’établir la vérité de la vie présente. »

Toujours et encore les erreurs de la traduction de Molitor au service de Tevanian : « Jenseits der Wahrheit » doit en fait être ici traduit par « l’au-delà de la vérité », peut-être même « l’Au-delà » comme le font Badia, Baraquin et Kouvélakis. Marx entend ridiculiser les délires religieux et indique qu’une fois disparus, ou supprimés, plutôt qu’évanouis, ils laissent place, grâce à la compréhension historique, à la possibilité d’établir la vérité de « ce monde-ci » (« Diesseits »), le monde matériel et concret, et non de la « vie présente ». L’introduction erronée par Molitor du mot « vie », totalement absent de la phrase allemande, s’inscrit à merveille dans la perspective de Tevanian, qui renverse Marx en connectant « vie » et « vérité ». Tevanian tient à l’idée que l’individu humain a besoin de sens, de vérité, qu’il la trouve dans la religion ou dans la pensée dépourvue de religion. Il tort donc les mots de Marx pour lui faire dire quelque chose de cohérent avec cette vision qui exempte la religion de son aspect délirant, qui lui ôte son caractère d’obstacle entre l’homme et la compréhension des rapports de domination, que justement elle cache selon Marx.

17. « Et la première tâche de la philosophie, qui est au service de l’histoire, consiste, une fois démasquée l’image sainte qui représentait la renonciation de l’homme à lui-même, à démasquer cette renonciation sous ses formes profanes. »

On comprend que la traduction Molitor ait été très largement critiquée, et pourquoi Tevanian utilise cette vieillerie : il suffit de dire que ce qui se cache ici derrière le mot de « renonciation » est le concept de « Selbstentfremdung », bien connu de ce côté du Rhin sous le nom d’« aliénation », pour comprendre l’étendue des enjeux de traduction. Là où Marx critique l’auto-aliénation que constitue l’illusion religieuse, comme chez Badia que Tevanian recopiait plus haut, il lui fait parler de renonciation, d’abandon généreux de soi-même, dévoiement très utile pour justifier plus loin l’idée que l’engagement politico-religieux islamiste ou autre est un acte généreux. Quand Marx nous dit que l’homme sous influence religieuse vend à vil prix sa force de travail aux bourgeois avec le sourire idiot de celui qui se défonce à l’opium religieux, qui lui fait halluciner un Au-delà où il sera récompensé, Tevanian veut que le lecteur francophone entende que la religion est un très beau don de soi, que la politique sans religion remplace difficilement. Balivernes.

18. « La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique. »

Il n’y a plus rien à manipuler dans cette ultime phrase, dont la compréhension est désormais faussée par le texte truqué qui l’entoure, puisque Tevanian la cite avant de citer le milieu du texte.

La liberté, c’est toujours celle de Tevanian et consort

Le moment essentiel de l’argumentation de Tevanian se joue autour de la question de l’ironie. Il s’agit de faire passer Marx pour quelqu’un qui ne se moque pas des gens qui sont atteints par l’illusion religieuse, mais qui au contraire en quelque sorte les plaindrait, et en tout cas les respecterait : « Conscient sans doute de l’indécence qu’il y aurait à exiger d’autrui de conscientiser et d’endurer pleinement, frontalement et sans échappatoire, une misère qu’on ne subit pas soi-même, il s’abstient toujours, contrairement à ses épigones marxistes-moranistes, marxistes-filipettistes ou michel-onfristes, de sermonner ou d’ironiser » (p.39). On sait maintenant comment Tevanian peut essayer, dans un passage où par ailleurs il écrit que « Marx n’a pas forcément raison » (idem), de faire de lui un inoffensif ami des muftis et des curés, justement parce qu’il ne se permettrait jamais de faire usage « de l’ironie, du sarcasme ou de tout sermon à l’encontre des opprimés » (note p.39). Tout simplement parce qu’il a enlevé du texte tout ce qui est l’ironie de Marx qui, à ma connaissance, ne se prive jamais d’ironiser, car c’est précisément une des formes de sa critique. Tout le reste du livre de Tevanian est dès lors appuyé sur cette idée : Marx et les marxistes sont en fait des amis des religieux, croyants et clergés, et la gauche française actuelle serait dans l’erreur en rejetant la religion. Il cherche alors dans l’histoire du marxisme des exemples qui collent à cette thèse et en trouve un certain nombre.

Tevanian a écrit ce livre pour affirmer que ceux qui soutenaient la candidature d’une femme voilée sur une liste du NPA en 2009 avaient raison, d’un point de vue « marxiste », contre ceux qui se réclamaient de Marx ou l’utilisaient pour dénoncer cette candidature. J’ai établi que le texte de Marx évoqué par les uns et les autres était dans le livre de Tevanian tout simplement trafiqué, et retourné contre lui-même. Dès lors le reste de l’argumentation, qui semble renseignée et dynamique, s’avère quelque peu déstabilisé. Les contradictions que pointe Tevanian entre les différents léninismes et certaines déclarations de Lénine (p. 91-95), sur l’idée que l’affirmation de l’athéisme serait politiquement contre-productive dans la Russie arriérée et bigote, sont effectivement intéressantes. Mais elles pointent en réalité des questions propres à l’histoire du marxisme, comme celle de l’opportunisme politique des léninismes. C’est en cela que le livre de Tevanian est à mon sens intéressant, parce qu’il montre que le « marxisme » des léninistes est à géométrie variable, adaptable aux situations particulières, et qu’il peut mener par exemple les cliffistes du SWP britannique, et leurs représentants dans divers pays, à justifier l’entrisme dans les mouvements islamistes ou « identitaires » (comme ici les Indigènes de la République). Le tout avec pour but d’aller rencontrer « les masses » là où elles seraient. Ces questions peuvent et doivent faire débat, mais il était bien maladroit d’essayer d’embarquer Marx là-dedans.

Tevanian cite un passage de Rosa Luxemburg, ce qui ne pouvait pas manquer d’intéresser le luxemburgiste que je suis : « La guérilla permanente menée depuis une décennie contre les prêtres est pour la bourgeoisie française l’un des moyens les plus efficaces de détourner la classe ouvrière des questions sociales et d’étouffer la lutte des classes » (p. 95, à nouveau Tevanian cite le texte sans sa source, mais là nous avons pu retrouver la référence, et s’il n’y pas de tripatouillage, il est tout de même curieux qu’il retraduise un texte dont l’original est... en français !). Cet extrait intéressant résume toute une partie de ce qui fait ici débat : l’obsession antireligieuse est bien un problème pour ceux qui militent pour un changement politique radical, précisément si cette affaire tend à remplacer leur pratique militante en lien avec la lutte des classes, ce qui au final sert les tenants du système en place. Mais si par contre la pression des religieux sur la société est telle que les masses rejettent la politique révolutionnaire, ou si dans un processus politique des partis religieux tentent d’imposer leurs vues et leur pouvoir sur la société, alors c’est le rôle des révolutionnaires de dénoncer les chimères qui fondent ce pouvoir montant qui aspire à servir les dominants. Et de même c’est leur rôle de défendre les minorités religieuses contre la répression des États. Le même Marx qui écrit La question juive signera une pétition pour défendre les libertés religieuses des Juifs persécutés par l’État prussien.

Dans une époque bousculée par le retour de l’activisme religieux (voiles et votes islamiques en Afrique du Nord ou « Manif pour tous » en sont quelques tristes exemples) après l’effondrement lamentable des « progressismes » adossés à la catastrophe soviétique et à la trahison social-démocrate, il est effectivement temps d’avoir un véritable débat sur ces questions. « La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement », a écrit Rosa Luxemburg, et Tevanian et ses amis « islamo-trotskistes » doivent avoir la possibilité de poser leurs questions et d’affirmer leurs vues sur la politique d’émancipation. Et c’est la tâche des révolutionnaires que de leur répondre point par point. Mais de grâce, que tout le monde fasse justice aux mots de Marx !

Germinal Pinalie

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Yann Kindo nous promet d’autres épisodes sur les tevianâneries. Mais voici le premier élément paru avant notre article et dont nous ne connaissions pas l’existence. Nous attendons avec impatience la suite !

http://blogs.mediapart.fr/blog/yann...

La faucille et le labo

La "haine" marxiste de la religion. Episode I : Marx et Engels. 01 avril 2013 Par Yann Kindo

On entend de plus en plus souvent ces temps-ci une petite musique à gauche sur le thème du « respect des religions », dont le communiqué du PCF à l’occasion de l’élection du nouveau pape est une caricature. On peut en effet y lire en conclusion cette formule pour le moins surprenante dans la bouche de supposés communistes : « en toute laïcité, dans le rejet de tout "ordre moral", nous avons de l’intérêt pour la parole de l’Eglise et pour les actes des croyants. Parlons de fraternité. »

http://www.humanite.fr/fil-rouge/no...

Parler de fraternité avec l’Eglise catholique qui chaque jour confirme son caractère essentiellement réactionnaire, il fallait l’oser. Je ne sais pas ce que cela veut dire que d’avoir de l’ « intérêt » pour « les actes des croyants » : dans la bagarre politique, on s’en fout autant que possible que les gens soient croyants, ce qui compte c’est leurs actes eux-mêmes, non ? Pourquoi avoir de l’intérêt pour les actes des croyants en tant que croyants ? Ce qui nous intéresse, ce sont les actes des travailleurs, en tant que travailleurs, plutôt....Et surtout, avoir de l’intérêt pour « la parole de l’Eglise », là on hallucine ! Sauf si il s’agit de s’intéresser à son ennemi afin de mieux le combattre, comme lorsque l’on a « de l’intérêt » pour la parole du Medef, si l’on veut. Mais ce n’est manifestement pas ça du tout la tonalité de ce très cathophile communiqué du PCF.

Pire, dans une mouvance que l’on qualifiera en gros d’ « islamo-gauchiste » [= des gauchistes qui regardent avec un intérêt particulièrement bienveillant l’Islam, parce que religion des « dominés » sous nos latitudes], Pierre Tévanian vient de sortir un petit bouquin intitulé « La haine de la religion » qui, à partir de la pathétique affaire de la candidate voilée du NPA, entreprend de faire la leçon aux marxistes sur la question de la religion. Avec pour ambition d’’utiliser les classiques du marxisme pour légitimer le propos absurde du livre, qui est de démontrer, selon la 4e de couverture, que « c’est aujourd’hui l’athéisme et le combat antireligieux, l’irréligion en somme, qui peut être considérée comme l’opium du peuple de gauche. » Rien que ça !

Puisque Tévanian s’efforce de donner des leçons d ’ orthodoxie marxiste et de faire appel à ses grandes figures pour justifier ses stupidités post-modernes qui accompagnement la bêtise réactionnaire, je voudrais dans une série de billets, avant de proposer au final une contre-lecture du bouquin de Tévanian, explorer ces classiques fondateurs, via une recherche dans l’excellent site marxists.org, qui recense les œuvres des auteurs dont nous parlons :

http://www.marxists.org/francais/au...

J’ai donc choisi quelques auteurs, parmi les principaux, et choisi quelques textes significatifs, dont je propose des extraits commentés. Je donnerai à chaque fois le lien avec la référence du texte complet, pour que chacun puissé vérifier que ma sélection est conforme (ou pas) à l’esprit de l’auteur, et que je ne procède pas par sélection partiale et excessivement partielle dans les textes pour les tirer du côté de ce que je veux démontrer : que la tradition marxiste, parce que matérialiste et révolutionnaire, est bien une tradition foncièrement athée et anti-religieuse, même si son combat contre la religion se distingue en partie de celui du laïcisme et de l’anticléricalisme bourgeois, dans le sens où :

elle vise à extirper le sentiment religieux en l’attaquant dans ses racines sociales, et pas seulement en l’affrontant sur le terrain des idées

elle s’oblige à composer éventuellement avec le sentiment religieux, en subordonnant la lutte contre celui-ci aux nécessités de la lutte des classes.

Je précise aussi que le but n’est pas d’aller puiser dans de vieux textes pour tout comprendre du présent, car les marxistes ne reconnaissent aucun texte comme sacré. Je n’ai pas une grande passion pour la marxologie fumeuse consistant à relire et réinterpréter sans cesses les textes classiques , le plus souvent pour accompagner les différents tournants du présent ou pour s’adapter aux modes universitaires successives – c’est ce que fait probablement Tévanian, et c’est ce qu’ont fait des générations de littérateurs marxologues mondains et pénibles, depuis Althusser jusqu’à de nos jours les Badiou, Zizek et compagnie. Mon but est juste de confirmer par les sources que la méthode et l’esprit du marxisme, au delà de telle ou telle phrase éventuellement ambigüe, sont bien foncièrement antireligieuses, et qu’il est absurde et illégitime d’invoquer le marxisme pour critiquer l’athéisme militant et la haine de la religion. Ce serait un peu comme invoquer Darwin, Wallace ou Thomas Huxley pour critiquer le combat contre les créationnistes, en quelque sorte [ceci dit, on ne peut pas exclure l’hypothèse que ce soit là l’objet du prochain ouvrage de Tévanian, maintenant qu’il est lancé...

Bonne lecture de ces morceaux choisis.

YK

A tout seigneur tout honneur, commençons donc par voir ce que Marx en Engels disent de la religion. Pour ce faire, on peut se reporter sur marxists.org au pdf d’une compilation de textes précisément intitulée Sur la religion, ça tombe très bien :

http://www.marxists.org/francais/ma...

A partir de la page 36 de ce recueil, on peut lire l’Introduction de la Critique de la philosophie du droit d’Hegel , qui date de fin 1843-1844, et dont est tirée la fameuse formule sur la religion comme « opium du peuple », formule dont la mobilisation par les antireligieux de gauche énerve tant Pierre Tévanian.

[Voir le texte directement ici : http://www.marxists.org/francais/ma...]

Ce texte de jeunesse a été rédigé alors que Marx et Engels viennent tout juste de se rallier au « communisme », entament à peine leur fructueuse collaboration intellectuelle, n’ont pas encore vraiment entamé leur action militante au sein du mouvement ouvrier naissant, et participent avant tout aux polémiques philosophiques entre jeunes hégéliens de gauche.

Ce texte s’ouvre par une formule un peu définitive selon laquelle « Pour l’Allemagne, la critique de la religion est finie en substance . », avant de donner une idée de l’importance de la critique de la religion, qui ne conviendra certainement pas à Tévanian : « Or, la critique de la religion est la condition première de toute critique. ». Dont acte....

Voici in extenso les deux paragraphes au début du texte qui amènent à la fameuse formule, dont les critiques de l’athéisme militant disent souvent qu’il faut la replacer dans son contexte, et que c’est beaucoup plus compliqué que ça et bla bla bli et bla bla bla :

« Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde, parce qu’ils constituent eux-mêmes un monde faux. La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. C’est la réalisation fantastique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine n’a pas de réalité véritable. La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel.

La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. »

Ces phrases sont largement inspirées de l’analyse déjà matérialiste du christianisme faite par Ludwig Feuerbach (L’essence du christianisme, 1841), avec les formules sur ce que l’homme projette dans la religion qu’il crée : c’est l’homme qui a crée Dieu, et non l’inverse. Les gauchistes qui ont de la sympathie pour les religions ou pour la motivation religieuse à l’engagement, comme Michael Löwy ou Pierre Tévanian, mettent souvent en avant la formule selon laquelle « La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle ». La dernière partie de la phrase, sur la protestation contre la misère réelle à travers la religion, vient pour eux justifier le flirt avec des courants chrétiens (type « théologie de la Libération ») ou musulmans (type Tariq Ramadan, invité des forums altermondialistes, comme cette année encore à Tunis). Il y aurait ainsi une motivation religieuse à l’engagement politique qui serait en elle-même progressiste, puisque la religion est la protestation contre la misère réelle.

Pourtant, quand on lit l’ensemble du texte de Marx, on comprend bien que cette « protestation » est totalement illusoire et de l’ordre du refus du monde via la fuite dans un "paradis artificiel", comme l’exprime très clairement la formule sur « l’opium du peuple », qui rappelle ce rôle avant tout anesthésiant de la croyance religieuse. Et c’est pour cela que, au-delà du fait que tout critique doit commencer par la critique de la religion, Marx estime ici que la lutte contre la société inégalitaire qui nourrit la croyance religieuse est aussi une lutte contre la religion elle-même, comme le montre là aussi très clairement la formule : « La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel. » On pourrait presque reprocher à Marx de trop en faire, en mettant d’abord en avant la lutte contre la religion, avant de ricocher sur celle contre le monde. Et si l’on est adepte des transpositions modernes, on peut tirer logiquement comme conclusion de cette phrase que l’athéisme militant, même non communiste, à la manière des Dawkins ou Hitchens, est utile au combat communiste, si l’on veut bien admettre que « La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel. ».

Bref, il faut avoir beaucoup d’imagination ou de mauvaise foi pour expliquer que la restitution de l’ensemble du paragraphe, au-delà de la formule sur l’ "opium du peuple", tempère la critique marxiste de la religion. En réalité, cette recontextualisation CONFIRME et RENFORCE le sens usuel de la formule si fréquemment citée.

D’ailleurs, Marx enchaîne immédiatement avec ces mots qui enfoncent encore le clou :

« Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l’auréole. »

Allo, Tévanian, je répète : « Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. »

Comme le disait NTM : « Et j’espère que cette-foi c’est clair ! ».

A peine plus loin dans le texte de Marx, on peut lire un autre passage qui développe cette idée selon laquelle une politique émancipatrice passe par le détricotage des illusions religieuses :

« La critique de la religion désillusionne l’homme, pour qu’il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu’il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. La religion n’est que le soleil illusoire qui se meut autour de l’homme, tant qu’il ne se meut pas autour de lui-même. »

En anticipant sur la suite de l’histoire du marxisme et de ses formules passées à la postérité , on pourrait dire que l’émancipation des travailleurs par eux-mêmes passe aussi par l’absence d’illusions dans une émancipation via le canal spirituel.

Dans la suite du texte, estimant en gros que Feuerbach avait fait le boulot et que, selon les mots du tout début « « Pour l’Allemagne, la critique de la religion est finie en substance . », Marx passe à ce qui l’intéresse vraiment à l’époque : la critique philosophique du « droit » et de la politique (pour l’essentiel de l’œuvre de Marx, à savoir la grille de lecture centrée sur la lutte des classes et l’analyse du fonctionnement du système capitaliste, il faudra attendre encore un peu...) : « la première tâche de la philosophie, qui est au service de l’histoire, consiste, une fois démasquée l’image sainte qui représentait la renonciation de l’homme à lui-même, à démasquer cette renonciation sous ses formes profanes. La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique. »

Voilà pour les premières prémisses de l’approche marxiste de la religion.

On retrouve bien évidemment bien d’autres évocations de la religion dans l’œuvre ultérieure de Marx et d’Engels, et l’on peut continuer à s’orienter en suivant ce que propose le petit recueil Sur la religion .

Les Thèses sur Feuerbach de 1845 développent l’idée déjà présente dans la Critique de la philosophie du droit d’Hegel , selon laquelle Feuerbach s’est arrêté en chemin dans la destruction de l’illusion religieuse :

http://www.marxists.org/francais/ma...

« Feuerbach part du fait que la religion rend l’homme étranger à lui-même et dédouble le monde en un monde religieux, objet de représentation, et un monde temporel . Son travail consiste à résoudre le monde religieux en sa base temporelle. Il ne voit pas que, ce travail une fois accompli, le principal reste encore à faire. Le fait, notamment, que la base temporelle se détache d’elle-même, et se fixe dans les nuages, constituant ainsi un royaume autonome, ne peut s’expliquer précisément que par le déchirement et la contradiction internes de cette base temporelle. Il faut donc d’abord comprendre celle-ci dans sa contradiction pour la révolutionner ensuite pratiquement en supprimant la contradiction. Donc, une fois qu’on a découvert, par exemple, que la famille terrestre est le secret de la famille céleste, c’est la première désormais dont il faut faire la critique théorique et qu’il faut révolutionner dans la pratique. »

Tout ceci est dit de manière un peu "philosophique" (ampoulée ?) et compliquée, mais la fin est assez explicite sur le fait que la victoire finale contre la religion ne peut pas s’obtenir par le simple dévoilement du caractère illusoire de la croyance religieuse, mais bien par la suppression des racines « matérielles » de celle-ci, c’est à dire par la lutte politique pour la satisfaction concrète des besoins des individus. Certes, on peut objecter que « c’est plus compliqué que ça » et que le développement d’une société socialiste assurant à chacun une existence matérielle satisfaisante ne ferait pas automatiquement disparaître le sentiment religieux, qui peut répondre aussi à d’autres angoisses existentielles, comme la peur de la mort. N’empêche que, sur la longue durée, et sauf cas exceptionnels ou particuliers (comme les Etats pétroliers théocratiques), l’on constate bien une tendance générale à la sécularisation et au progrès de l’irréligion au fur et à mesure du développement économique et de la sécurisation du quotidien permise par le développement. Avec, en sens inverse, une remontée de la croyance en périodes d’ « insécurisation » telles que les crises économiques, semble-t-il.

Marx et Engels sont encore plus exagérément optimistes lorsque dans L’Idéologie Allemande (1846), ils ont l’air de penser que dans cette classe émergente et moderne qu’est le prolétariat, le sentiment religieux est de toutes façons en voie de disparition :

« Pour la masse des hommes, c’est-à-dire pour le prolétariat, ces représentations théoriques n’existent pas, donc pour cette masse elles n’ont pas non plus besoin d’être résolues et si celle-ci a jamais eu quelques représentations théoriques telles que la religion, il y a longtemps déjà qu’elles sont dissoutes par les circonstances » (page 75 du recueil Sur la religion)

Si seulement....

A ceux qui vantent le message chrétien comme source d’inspiration pour faire avancer le progrès social, Marx répond très sèchement :

« Les principes sociaux du christianisme ont eu maintenant dix-huit siècles pour se développer et n’ont pas besoin d’un supplément de développement par des conseillers au consistoire prussiens.

Les principes sociaux du christianisme ont justifié l’esclavage antique, magnifié le servage médiéval et s’entendent également, au besoin, à défendre l’oppression du prolétariat, même s’ils le font avec de petits airs navrés.

Les principes sociaux du christianisme prêchent la nécessité d’une classe dominante et d’une classe opprimée et n’ont à offrir à celle-ci que le voeu pieux que la première veuille bien se montrer charitable.

Les principes sociaux dus christianisme placent dans le ciel ce dédommagement de toutes les infamies dont parle notre conseiller, justifiant par là leur permanence sur cette terre.

Les principes sociaux du christianisme déclarent que toutes les vilenies des oppresseurs envers les opprimés sont, ou bien le juste châtiment du péché originel et des autres péchés, ou bien les épreuves que le Seigneur, dans sa sagesse infinie, inflige à ceux qu’il a rachetés.

Les principes sociaux du christianisme prêchent la lâcheté, le mépris de soi, l’avilissement, la servilité, l’humilité, bref toutes les qualités de la canaille ; le prolétariat, qui ne veut pas se laisser traiter en canaille, a besoin de son courage, du sentiment de sa dignité, de sa fierté et de son esprit d’indépendance beaucoup plus encore que des son pain.

Les principes sociaux du christianisme sont des principes de cafards et le prolétariat est révolutionnaire. » [Le communisme de "L’Observatoire rhénan", un texte du 12 septembre 1847 reproduit page 76 du recueil]

Là aussi, je crois que c’est assez clair....Je ne suis pas sûr que le PCF avait bien en tête ces mots de Marx au moment de la rédaction de son communiqué papiste.

Dans le même registre, on trouve dans le Manifeste du Parti Communiste (1847), un chapitre consacré au « socialisme réactionnaire », avec cette rapide analyse de ce qui m’a bien l’air d’être les ancêtres de l’actuel galimatia spiritualiste décroissant qui se dit « écosocialiste » :

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« Rien n’est plus facile que de donner une teinture de socialisme à l’ascétisme chrétien. Le christianisme ne s’est-il pas élevé lui aussi contre la propriété privée, le mariage, l’Etat ? Et à leur place n’a-t-il pas prêché la charité et la mendicité, le célibat et la mortification de la chair, la vie monastique et l’Eglise ? Le socialisme chrétien n’est que l’eau bénite avec laquelle le prêtre consacre le dépit de l’aristocratie. »

Du coup, je signale au passage que l’on trouve p.85 du recueil Sur la religion un compte rendu du livre d’un certain Daumer, qui promouvait le culte de la nature à la place du christianisme. L’ironie mordante dont font ici preuve Marx et Engels résonne de manière très actuelle, si l’on pense un instant à la mode contemporaine de l’adoration de la Pacha Mama chez une frange des altermondialistes :

« Le culte de la nature du Sieur Daumer est d’ailleurs d’une espèce particulière. Il a réussi à prendre une position réactionnaire, même par rapport au christianisme. Il tente d’instaurer la vieille religion naturelle d’avant le christianisme sous une forme modernisée. Ce faisant, il ne dépasse évidemment pas un radotage à la sauce chrétienno-germano-patriarcale, dont voici un échantillon :

Douce, sainte nature,

Laisse-moi suivre ta trace

Prends-moi par la main et conduis-moi

Comme un enfant tenu en lisière.

De pareilles idées sont passées de mode ; mais la culture, le progrès et le bonheur humain n’y ont rien gagné (t. II, p. 157).

Le culte de la nature se limite, on le voit, aux promenades dominicales d’un provincial, qui manifeste son étonnement puéril de voir le coucou pondre ses oeufs dans des nids étrangers (...) »

Il y a beaucoup de choses très intéressantes dans le recueil Sur la religion que je dois passer sous silence ici , car moins liées à l’enjeu de cette discussion, comme par exemple la brochure d’Engels sur La guerre des paysans, qui est une lecture sous l’angle de la lutte des classes des guerres religieuses en Allemagne au XVIe siècle, ou bien encore beaucoup de textes érudits qui concernent l’histoire des religions.

Très intéressant pour notre propos est ce texte d’Engels en 1871, qui est une analyse critique de la littérature produite par des émigrés blanquistes ayant fui la répression de la Commune de Paris. On peut imaginer Tévanian s’extasier au début du texte, mais moins par la suite....

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« Nos blanquistes ont ceci de commun avec les bakouninistes qu’ils prétendent représenter le courant le plus avancé, le plus extrême. C’est pourquoi, soit dit en passant, si opposées que soient leurs fins, ils ont souvent des moyens similaires. Il s’agit donc d’être plus radicaux que tous les autres en ce qui concerne l’athéisme. Etre athée de nos jours n’est plus sorcier heureusement.

L’athéisme est une chose allant à peu près de soi dans les partis ouvriers européens, bien que dans certains pays il ait le même caractère que l’athéisme de ce bakouniniste espagnol qui a déclaré : "Croire en Dieu est contraire à tout socialisme, mais croire à la Sainte Vierge c’est différent, tout socialiste qui se respecte doit croire en elle." On peut même dire de la grande majorité des ouvriers social-démocrates allemands que l’athéisme est pour eux une étape franchie ; cette définition purement négative ne leur est plus applicable, car ils s’opposent à la croyance en Dieu pratiquement et non plus théoriquement ; ils en ont fini avec Dieu, ils vivent et pensent dans le monde réel et c’est pour cela qu’ils sont matérialistes. Il en va sans doute de même en France. Sinon, quoi de plus simple que de diffuser parmi les ouvriers l’excellente littérature matérialiste du siècle passé, littérature qui est jusqu’à présent, tant par la forme que par le contenu, un chef-d’œuvre de l’esprit français, et qui — compte tenu du niveau de la science à l’époque — est toujours infiniment élevée quant au contenu et d’une perfection incomparable quant à la forme. Mais ce n’est pas à la convenance des blanquistes. Pour prouver qu’ils sont les plus radicaux de tous, ils abolissent Dieu par décret, comme en 1793 :

Que la Commune débarrasse à jamais l’humanité de ce spectre de ses misères passées(Dieu), "de cette cause" (Dieu inexistant serait une cause !), de ses misères présentes. Dans la Commune il n’y a pas de place pour le prêtre ; toute manifestation, toute organisation religieuse doit être proscrite.

Et cette exigence de transformer les gens en athées par ordre du mufti est signée par deux membres de la Commune qui ont certainement eu l’occasion de constater que, premièrement, on peut écrire autant d’ordres que l’on voudra sur le papier sans rien faire pour en assurer l’exécution et que, deuxièmement, les persécutions sont le meilleur moyen d’affermir des convictions indésirables ! Ce qui est certain, c’est que le seul service que l’on puisse rendre encore, de nos jours, à Dieu est de proclamer l’athéisme un symbole de foi coercitif et de surpasser les lois anticléricales de Bismarck sur le Kulturkampf, en prohibant la religion en général. »

Ce que critique fermement Engels ici, ce n’est évidemment pas l’athéisme, ni même l’athéisme militant, bien au contraire, puisqu’il loue la prose des athées des Lumières (il ne les cite pas, mais on pense à Diderot et D’Holbach) pour contrer une éventuelle résurgence d’un sentiment religieux qu’il pense quasi disparu chez les ouvriers français et allemands de l’époque. Non, ce qu’Engels critique, c’est uniquement l’évidente stupidité de mesures purement coercitives pour se débarrasser de la religion. Non pas par amour de la religion, mais bien au contraire parce qu’une politique aussi mal conduite renforce la religion qu’il s’agit d’extirper...au lieu de la laisser mourir de sa belle mort, sous les coups meurtriers de l’amélioration des conditions de vie, renforcés si nécessaire par un peu de propagande matérialiste via les écrits des Lumières.

Nous le verrons dans un billet suivant : cette approche de la question religieuse par Engels est celle qui a été au fondement de la politique des bolchéviks, et notamment de Lénine, lors des premières années de la Révolution Russe. Et nous sommes dans un cas comme dans l’autre aux antipodes de la mode postmoderne de la critique des Lumières et de l’ « idéologie du progrès », mode qui se traduit concrètement bien souvent par une certaine sympathie pour les religions sous des prétextes divers et avariés.

Je ferais remarquer toutefois que 142 ans après la rédaction de ce texte, et contrairement au jugement hyper- optimiste d’Engels selon lequel « Etre athée de nos jours n’est plus sorcier heureusement », il reste malheureusement beaucoup d’endroits dans le monde où il n’est pas facile d’être athée ; y compris dans la première puissance économique du monde moderne, les Etats-Unis.

En 1875, Marx reproche clairement au parti social-démocrate allemand d’en rester au stade du libéralisme bourgeois à propos de la question de la liberté de conscience , au lieu de prendre clairement position pour la disparition de la religion des consciences :

« Gloses marginales au programme du parti ouvrier allemand

« Liberté de conscience ! » Si on voulait, par ces temps de Kulturekampf, rappeler au libéralisme ses vieux mots d’ordre, on ne pouvait le faire que sous cette forme : « Chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux et corporels, sans que la police y fourre le nez ». Mais le Parti ouvrier avait là l’occasion d’exprimer sa conviction que la bourgeoise « liberté de conscience » n’est rien de plus que la tolérance de toutes les sortes possibles de liberté de conscience religieuse, tandis que lui s’efforce de libérer les consciences de la fantasmagorie religieuse. Seulement on se complaît à ne pas dépasser le niveau « bourgeois » (p. 135 du recueil Sur la religion)

En 1878, dans l’Anti-Dühring, Engels ironise encore une fois sur l’idée contre-productive d’ « abolir » la religion, lui préférant la perspective plus réaliste de la création des conditions de sa « mort naturelle ». :

« M. Dühring ne peut pas attendre que la religion meure de cette mort naturelle qui lui est promise. Il procède de façon plus radicale. Il est plus bismarckien que Bismarck ; il décrète des lois de mai aggravées, non seulement contre le catholicisme, mais contre toute religion en général ; il lance ses gendarmes de l’avenir à la poursuite de la religion et ainsi il l’aide à accéder au martyre et prolonge sa vie. » (Sur la religion, p. 140)

Dans une Lettre à Conrad Schmidt en 1890, Engels a ce petit commentaire quie j’aime beaucoup, dans tous ses aspects, et dont j’ai du mal à voir comment Tévanian a pu l’inclure dans sa critique soit-disant marxiste de la haine de la religion :

« En ce qui concerne les régions idéologiques qui planent plus haut encore dans les airs, la religion, la philosophie, etc., elles sont composées d’un reliquat — remontant à la préhistoire et que la période historique a trouvé avant elle et recueilli — de… ce que nous appellerions aujourd’hui stupidité. » [Sur la religion, p. 263]

A l’approche de la mort, Engels n’est pas gagné par la révélation divine, loin s’en faut. En 1892, dans l’introduction de l’édition anglaise de Socialisme utopique et socialisme scientifique, il prend la peine d’ironiser sur la pseudo-neutralité faux-cul de l’agnosticisme, à laquelle il préfère un franc et net « matérialisme » qui est dans ce texte l’autre nom de l « athéisme » :

« En fait, qu’est-ce que c’est que l’agnosticisme, sinon un matérialisme honteux ? La conception de la nature qu’a l’agnostique est entièrement matérialiste. Le monde naturel tout entier est gouverné par des lois et n’admet pas l’intervention d’une action extérieure ; mais il ajoute par précaution : « Nous ne possédons pas le moyen d’affirmer ou d’infirmer l’existence d’un être suprême quelconque au delà de l’univers connu. » Cela pouvait avoir raison d’être à l’époque où Laplace répondait fièrement à Napoléon, lui demandant pourquoi, dans sa Mécanique céleste, il n’avait pas même mentionné ne nom du créateur : « Je n’avais pas besoin de cette hypothèse. » Mais aujourd’hui, avec notre conception évolutionniste de l’Univers, il n’y a absolument plus de place pour un créateur ou un ordonnateur ; et parler d’un être suprême, mis à la porte de tout l’univers existant, implique une contradiction dans les termes et me semble par surcroît une injure aux sentiments des croyants. » (Sur la religion p. 275)

Bref, on l’aura compris dès ce premier épisode consacré aux deux fondateurs du marxisme : Pierre Tévanian a le droit de faire la critique de la critique de la religion, mais qu’il endosse pour cela d’autres habits que ceux du marxisme. Parce que se draper de l’autorité de Marx et d’Engels pour tomber sur l’athéisme contemporain et parler à son sujet d’un « opium du peuple de gauche », c’est une tentative constituant un contresens tel que l’on peut parler d’escroquerie intellectuelle.

Suite au prochain épisode....

Yann Kindo

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