La mobilisation des mineurs de charbon espagnols, qui eut lieu durant l’été, a connu un écho international considérable, du fait des images spectaculaires des affrontements avec la police. Cette mobilisation a suscité une grande sympathie dans tout le pays parce qu’elle ressemblait à une revitalisation des luttes ouvrières héroïques, alors qu’actuellement l’exploitation minière de charbon ne regroupent qu’un peu plus de 5 000 emplois, principalement répartis dans les Asturies, León et Palencia, et Aragón (en septembre 2012, il y avait 5 176 affiliés au Régime spécial de l’exploitation minière du charbon).
Quoi qu’il en soit, à mon avis les différentes marches ouvrières provoquées par le SAT (Syndicat andalou de travailleurs, héritier du Syndicat des Travailleurs Ruraux) dans plusieurs villes d’Andalousie ont été beaucoup plus significatives, et en particulier les « réappropriations » réalisées dans certains supermarchés du leader de la distribution espagnole (Mercadona). C’était, bien sûr, des actions symboliques conçues pour attirer l’attention sur une réalité croissante pour bon nombre de familles dont le manque de ressources leur rend impossible l’accès à la consommation des produits de base. La participation à ces « réappropriations » du maire de Marinaleda, J.M. Sánchez Gordillo (1), député andalou d’une coalition de la Gauche unie (ex-Parti communiste espagnol), n’a pas seulement posé un problème interne à la coalition, celui de la participation à un acte illégal, mais a été l’occasion d’une partie de bras de fer avec le ministre de l’intérieur, qui menaçait d’emprisonner le député et maire alors que celui-ci était protégé par son immunité parlementaire. Le maire décida alors de défier le ministre en disant qu’il signerait une renonciation à son immunité, ce qui fit reculer le ministre. Une petite victoire certes, mais significative, car le fait d’attaquer le maire pour délinquance pouvait avoir des conséquences imprévisibles.
Parallèlement, durant l’été, la poursuite des réformes et des réductions de dépenses est venue s’ajouter aux coupes de ces derniers mois dans la santé, l’enseignement et la formation. Certains ont perdu tout droit aux allocations chômage ou à d’autres prestations sociales ; par exemple, les jeunes qui vivaient chez leurs parents perdent ainsi les 400 euros qui leur étaient alloués. Le budget de l’Etat 2013 va dans le même sens. Comme prévu, l’échec des réformes en termes de création d’emploi et de relance économique est rendu évident par les données officielles elles-mêmes (irrésistible montée du chômage et baisse des indices d’activité). La hausse de la TVA a alimenté l’inflation avec un impact sur tous les secteurs d’activité tout en accentuant la réduction de la demande des consommateurs. L’ensemble de ces mesures doit être compris comme une série de mouvements tactiques du gouvernement espagnol devant l’imminence de la demande officielle de sauvetage (déjà commencé d’ailleurs, avec les emprunts du gouvernement espagnol pour couvrir les malversations bancaires). Il s’agit en bref de faire avancer petit à petit les conditions du sauvetage financier du pays de sorte que celui-ci paraisse moins « traumatisant » au moment de sa demande officielle.
Quant aux mobilisations, il est à noter une fois encore que la protestation symbolique et ritualisée l’emporte sur les résultats tangibles. Il en résulte que plus les mesures gouvernementales contre la population salariée sont efficaces et agressives et plus les mobilisations sont inopérantes. Ceci vaut autant pour l’impressionnante arrivée à Madrid dans la nuit des mineurs avec la loupiote de leur casque allumée, acclamés par des centaines de milliers de personnes en réponse à la convocation du 25 septembre [les collectifs les plus combatifs du M-15M appelaient initialement à occuper le Congrès, ce qui a fait couler beaucoup d’encre sur la légalité d’un tel acte – NdT], dont le but a été d’entourer la Chambre des députés de Madrid sans interférer dans le déroulement de la session parlementaire. Malgré la décision des organisateurs de manifester respectueusement, la répression policière a été très dure. Cela dit, l’absence de résultat tangible après une mobilisation massive risque de décourager les participants, plus soucieux de leurs conditions de survie au jour le jour que de la vie d’assemblées et de mobilisations dont le seul résultat est la diffusion médiatique. C’est un sentiment qui peut accuser la séparation entre les appareils de représentation, y compris les gauchistes qui soutenaient l’appel à une grève générale, et le reste de la population. Car la seule question qui domine alors est de savoir à quoi peut bien servir une nouvelle grève générale, quand le gouvernement tient pour acquis qu’indépendamment du succès de ladite journée de grève, sa politique de réforme ne changera pas d’un pouce.
Alors que l’inefficacité et l’impuissance augmentent, les syndicats majoritaires ainsi nommés (UGT et CCOO) ont lancé à la fin de l’été une nouvelle invention, le Sommet social, afin de détourner l’attention et d’amener l’action vers un simulacre de lutte. A contre-cœur mais sous la pression des autres syndicats (CGT), qui appellent depuis des mois à la grève générale, ils ont ainsi pris une initiative visant à récupérer le mouvement de protestation : le Sommet social (syndicats et mouvements sociaux) devant aboutir à une grève générale le 14 novembre. Mais ce ne sont que paroles en l’air, manœuvres pour obtenir une part de la représentation et du contrôle sur la mobilisation sociale et pouvoir ainsi l’utiliser à la table des négociations avec un gouvernement qui se montre chaque fois plus inflexible – pas seulement pour faire des concessions à caractère social (santé, éducation, assistance sociale, etc.) mais aussi en ce qui concerne la survie même des syndicats et de leurs sources de financement (participation aux institutions, aux entreprises et aux caisses d’épargne).
Le Sommet social, qui a organisé des manifestations dans 57 villes d’Espagne le 7 octobre 2012 (ne réunissant que 4 000 personnes à Barcelone), est clairement une manœuvre visant à retarder et désactiver le mouvement social, les syndicats tentant ainsi de profiter de la confusion et de l’impasse sociale actuelle pour retrouver de l’importance. Ce Sommet appelle à un référendum sur les réformes du gouvernement et contre le budget de l’Etat 2013. Il y a un an, les mouvements sociaux avaient pour slogan « Non à la réforme ». Ce changement dans les consignes montre leur recul, même dans leur expression verbale.
Pour terminer, il faut mentionner la renaissance opportuniste du nationalisme comme grande manœuvre de diversion des vrais problèmes découlant de la crise, mais nous n’avons pas ici la place d’en parler. Peut-être aurons-nous l’occasion d’en traiter en raison de la situation des Communautés autonomes qui, comme l’Etat, sont en faillite, ce qui signifie entre autres choses l’effondrement du système clientéliste et de la paix sociale subventionnée (voir Echanges n° 137, été 2011).
Dans tous les cas nous sommes en train d’assister à une spectaculaire désactivation de la mobilisation dans le cadre d’une perte de légitimité des appareils de représentation publique et de crédibilité des institutions de l’État, etc.
Pour autant, la sensation de voir le pays aller à la dérive et sans aucune perspective d’avenir (2) est inévitable. Tout indique que l’oligarchie politico-financière dominante profite tout simplement de sa situation d’hégémonie dans la dynamique générale de crise pour renforcer sa position et surtout ses intérêts en s’appropriant la majeure partie possible des marges du capital (destinée aux marchés financiers internationaux et à l’augmentation de son patrimoine à l’étranger) dans un pays qui se noie jour après jour de façon irrémédiable.
Corsino Vela Juin 2012
NOTES
(1) J.M. Sánchez Gordillo est maire depuis plus de trente ans de Marinaleda, localité andalouse de plus de 2 800 habitants qui a résorbé les problèmes de chômage et de logement gâce à un système coopératif et de gestion publique « sociale » ayant permis une rationalisation des ressources de la production locale (huile écologique, produits maraîchers). Jusqu’à présent, certains considèrent cela comme un exemple de subsistance et de résistance dans le cadre de l’économie capitaliste.
(2) Pas plus de perspective au présent, bien entendu, avec plus de la moitié des jeunes sans travail, selon Eurostat. L’émigration est devenue une solution pour beaucoup. Si l’on en croit la Fédération nationale des associations des différents Bureaux, Offices et Services (FENAC) liée à l’organisation patronale (CEOE) plus de 300 000 Espagnols ont quitté le pays depuis 2008 du fait du manque de travail.