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Interventions #11

Flexisécurité à la française

l’improbable régulation du rapport social capitaliste

lundi 30 mai 2016

Une attaque généralisée ?

Les différents types d’actions contre l’accord natio­nal inter­pro­fes­sion­nel (ANI) pour l’emploi du 11 jan­vier 2013 mon­trent bien com­ment les choses sont appréhendées par les différentes forces de gauche. Par les termes utilisés, elles appel­lent à la mobi­li­sa­tion de toutes les catégories de tra­vailleurs comme si le projet de loi les visait toutes de la même façon dans une atta­que uni­taire (patro­nat-État-syn­di­cats de col­la­bo­ra­tion de clas­ses) qui mérite­rait une réponse uni­taire de l’ensem­ble des salariés. C’est typi­que­ment la posi­tion tra­di­tion­nelle cégétiste derrière laquelle s’ali­gnent désor­mais les der­niers gau­chis­tes1 avec ce zeste de sin­gu­la­rité radi­cale que cons­ti­tue­rait l’appel abs­trait à la prise en main de nos pro­pres affai­res quand, concrètement, les posi­tions avancées s’ali­gnent sur celles des orga­ni­sa­tions ouvrières tra­di­tion­nel­les.

Cette posi­tion una­ni­miste fait comme si des fonc­tion­nai­res aux chômeurs, en pas­sant par les popu­la­tions mar­gi­na­lisées, désaf­filiées ou décrochées ou encore celles ayant des dif­fi­cultés à s’ins­crire dans le sala­riat, tout le monde avait le même statut, les mêmes garan­ties, etc., et donc les mêmes intérêts. C’est pour­tant loin d’être le cas aujourd’hui car le code du tra­vail et la loi qui sont défendus par cer­tains syn­di­cats comme la CGT et FO sont le pro­duit du rap­port de clas­ses qui exis­tait pen­dant la période de plein emploi des Trente Glorieuses. Le com­pro­mis social qui en est issu, le « mode de régula­tion for­diste » (échange d’une hausse de pro­duc­ti­vité du tra­vail contre une hausse des salai­res et un niveau élevé de pro­tec­tion sociale sur la base du sala­riat pour tous), concer­nait l’ensem­ble des tra­vailleurs, mais sur le modèle du salarié type bénéficiant d’un contrat de tra­vail à temps plein et garanti (en France, le CDI). Durant cette période, on pou­vait considérer que, malgré les différences, par exem­ple entre ouvriers pro­fes­sion­nels d’un côté (OHQ et OP) et ouvriers spécialisés (OS) des chaînes de mon­tage de l’autre, entre salariés du public et tra­vailleurs du privé, les condi­tions com­mu­nes pri­maient sur les différences et inégalités2.

Si l’orga­ni­sa­tion du tra­vail et de la pro­duc­tion ont changé et que ce qui recou­vrait toutes les différences de situa­tion aupa­ra­vant ne les recou­vre plus aujourd’hui, eh bien tant pis ! Syndicats néo-sta­li­niens et grou­pes gau­chis­tes n’en démor­dent pas : force doit rester à la loi3.

Une stratégie du sablier…

Or, cette réforme, sans entrer ici dans les détails, est jus­te­ment une réforme qui n’a pas pour but de trai­ter tous les salariés de la même façon puisqu’elle veut ins­til­ler :

– plus de sécurité là où il y a le plus de précarité ; par exem­ple, par la taxa­tion des CDD et la création de CDI dans l’intérim, l’obli­ga­tion faite aux patrons de finan­cer une mutuelle complémen­taire santé là où elle n’existe pas, ce qui est le cas pour plu­sieurs mil­lions de salariés, par exem­ple dans les très peti­tes entre­pri­ses (TPE), des droits rechar­gea­bles aux allo­ca­tions chômage qui visent à empêcher « la préférence » pour le chômage en per­met­tant le cumul des allo­ca­tions et du tra­vail à temps par­tiel, ainsi qu’un compte per­son­nel de for­ma­tion conti­nue dont seu­le­ment 10 % des chômeurs bénéficient actuel­le­ment4 ;

– plus de flexi­bi­lité là où les situa­tions sont les mieux « garan­ties » (« accords sur le main­tien dans l’emploi » dans les gran­des entre­pri­ses qui faci­li­te­raient la mobi­lité interne à l’intérieur des grou­pes, une éven­tuelle baisse des salai­res et une hausse des horai­res de tra­vail si besoin5 est, et, si les signa­tai­res représen­tent au moins 50 % des salariés, une appli­ca­tion non systémati­que des critères conven­tion­nels d’ordre de licen­cie­ment qui res­pec­taient générale­ment ancien­neté dans le tra­vail, âge, charge de famille et qui devront pren­dre en compte bien plus qu’aupa­ravant les fameu­ses « compétences » chères à toutes les DRH6).

Mais même pour les salariés des gran­des entre­pri­ses, des « com­pen­sa­tions » sont envi­sagées comme la par­ti­ci­pa­tion de représen­tants des salariés au sein des conseils d’admi­nis­tra­tion — un début de coges­tion à l’alle­mande ? — ou l’enca­dre­ment par l’État d’éven­tuels futurs plans sociaux. Si on fait le bilan du projet, on ne peut pas dire que c’est une reprise pure et simple de celui de Sarkozy sur la compétiti­vité et l’em­ploi. Il y a bien une « avancée » avec des mesu­res que la CFDT deman­dait depuis long­temps, mais, en même temps, un recul avec une offen­sive maxi­ma­liste du MEDEF qui se doute que le projet ini­tial sera amendé en sa défaveur au Parlement.

En fait, le projet actuel n’a pas encore un but général. Il n’est qu’une ten­ta­tive pour les pou­voirs en place de jeter une première pierre dans l’édifi­ca­tion d’un nou­veau com­pro­mis social entre le capi­tal et le tra­vail succédant au mode de régula­tion précédent, mais dans un rap­port de force modifié par la perte de cen­tra­lité de la force de tra­vail dans le procès de valo­ri­sa­tion. Un com­pro­mis vers lequel les pays scan­di­na­ves, les Pays-Bas et l’Allemagne avan­cent à plus vive allure (flexisécurité) que la France, l’Italie, l’Espagne ou le Royaume-Uni, parce que la conflic­tua­lité ouvrière et l’anta­go­nisme de clas­ses y ont été englobés dans un rap­port social déjà plus capi­ta­lisé et depuis plus long­temps.

Il ne faut certes pas se leur­rer sur cette « démocra­tie sociale » à la française, mais elle fait consen­sus sur le fond7 et aucun des syn­di­cats « représen­ta­tifs » n’a fait mine de boy­cot­ter les ren­contres prépara­toi­res.

Dans ces condi­tions, ceux qui ne signent pas ne sont pas « mieux » que ceux qui signent. Ils défen­dent un autre com­pro­mis repo­sant sur d’autres prin­ci­pes (les conven­tions de bran­che ou inter­pro­fes­sion­nel­les plutôt que les accords d’entre­prise, la loi plutôt que les contrats, etc.)... ou, plus prosaïque­ment encore, ils défen­dent en prio­rité un cer­tain type de tra­vailleurs ou leurs adhérents. La CGT et FO privilégient leur clientèle tra­di­tion­nelle, celle qui est la mieux garan­tie et, d’ailleurs, la plus syn­diquée. Comme d’habi­tude, les direc­tions syn­di­ca­les jouent double jeu. Pendant qu’elles para­dent face aux médias avec de gran­des décla­ra­tions outragées, en cou­lisse, sur le ter­rain, il se passe d’autres choses8. Ces grands prin­ci­pes sont d’ailleurs vite aban­donnés quand se fait jour une oppor­tu­nité d’aménage­ment plus cor­po­ra­tiste, propre à l’entre­prise. C’est bien ce qui s’est passé chez Continental Clairvoix où l’ensem­ble des syn­di­cats a accepté dès 2007, donc bien avant le projet de loi actuel, des accords d’entre­prise sur la compétiti­vité et l’emploi parce qu’il s’agis­sait là, pour les tra­vailleurs, de sauver des emplois concrets : les leurs. À ce moment précis, ils n’en avaient rien à faire de la loi pour tous et du fait que, d’une cer­taine façon, ils tra­his­saient « la classe ouvrière » toute entière en accep­tant l’accord. Ce n’est qu’après le « men­songe » patro­nal et la fer­me­ture de l’usine qu’ils sont deve­nus plus com­ba­tifs. Et pas pour défendre des grands prin­ci­pes, mais pour faire « cra­cher » le plus pos­si­ble le « patron » en leur faveur.

La situa­tion est donc très différente de celle des années 1960-1970 où le contexte était encore celui d’une cen­tra­lité du tra­vail et d’une prédomi­nance de la pro­duc­tion matérielle sur des marchés générale­ment en expan­sion, y com­pris dans des frontières demeu­rant natio­na­les. Le don­nant-don­nant du for­disme (hausse de la pro­duc­ti­vité contre hausse des salai­res) pou­vait donc fonc­tion­ner dans une sorte de « gagnant gagnant », pour parler néo-moderne, et ce n’est pas un hasard si, pen­dant cette période, les thèses keynésien­nes sur la crois­sance par la hausse cons­tante de la demande étaient domi­nan­tes. Le salaire pou­vait être considéré davan­tage comme un revenu que comme un coût parce qu’une stratégie macro-écono­mi­que de crois­sance l’empor­tait sur les pra­ti­ques entre­pre­neu­ria­les par­ti­culières de profit et de puis­sance.

… correspondant à une marge étroite

Aujourd’hui, la cen­tra­lité du tra­vail dans le procès de valo­ri­sa­tion est remise en cause par la sub­sti­tu­tion capi­tal/tra­vail qui réduit la part de tra­vail vivant dans le procès de pro­duc­tion et la pro­duc­tion matérielle ne se fait plus sur des marchés en expan­sion, mais sur des marchés saturés ou rendus extrêmement concur­ren­tiels par la mon­dia­li­sa­tion.

Par ailleurs, bien que la pro­duc­tion matérielle, dans des sec­teurs comme l’énergie, la sidérurgie, la chimie de base et même l’indus­trie des puces élec­tro­ni­ques soit plus que jamais néces­saire et se réalise au sein de sites d’impor­tance, par­fois gigan­tes­ques9, la pro­duc­tion se fait de plus en plus immatérielle10 et vir­tuelle au sein d’unités de pro­duc­tion de biens et de ser­vi­ces plus peti­tes et plus dis­persées. Ces nou­vel­les condi­tions débou­chent sur des situa­tions et des sta­tuts très contrastés dans les­quels même la fonc­tion publi­que n’est pas épargnée, avec la mul­ti­pli­ca­tion des CDD dans la recher­che médicale par exem­ple. Des contrats com­mer­ciaux qui échap­pent au droit du tra­vail clas­si­que se mul­ti­plient, le dévelop­pe­ment du tra­vail inter­mit­tent et du tra­vail indépen­dant ou free lance se fait aux marges du sala­riat. De même, la générali­sa­tion des conven­tions de stage à la place de contrats de tra­vail pour les étudiants très qua­lifiés en recher­che d’emploi est une pra­ti­que de plus en plus cou­rante dans le sec­teur high-tech et il échappe à un point tel au code du tra­vail que Fioraso, la minis­tre de l’Enseignement supérieur, est en train de préparer un projet visant à contour­ner ce code pour accor­der des droits non prévus pour cette catégorie de per­son­nel (les « invi­si­bles » comme ils s’appel­lent eux-mêmes lors de leurs actions), tels un droit à des congés payés et un droit à la pro­tec­tion sociale. Le MEDEF s’y oppose évidem­ment en criant à la dénatu­ra­tion de la spécifi­cité des conven­tions de stage au profit de contrats de tra­vail déguisés. Cet exem­ple montre bien la réver­si­bi­lité des argu­ments de la part des pro­ta­go­nis­tes habi­lités à négocier. Syndicat patro­nal comme syn­di­cats de salariés peu­vent uti­li­ser le même type d’argu­ments (le res­pect du code du tra­vail ici, mais ses insuf­fi­san­ces ailleurs) pour avan­cer chacun leurs pions.

Le but pre­mier pour les forces qui agis­sent au niveau du capi­ta­lisme du sommet est aujourd’hui la capi­ta­li­sa­tion financière plutôt que l’accu­mula­tion des forces pro­duc­ti­ves, dans le cadre d’une « repro­duc­tion rétrécie » plus qu’élargie du capi­tal. Conséquence : le don­nant-don­nant apparaît beau­coup plus dif­fi­cile à réaliser. Comme disent les syn­di­cats, « il y a moins de grain à moudre » et la part des salai­res dans la valeur ajoutée baisse. Mais cette baisse ne s’expli­que pas seu­le­ment par un rap­port de force défavo­ra­ble — si c’était le cas, ce ne serait pas inéluc­ta­ble —, mais par une ines­sen­tia­li­sa­tion de la force de tra­vail dans le procès de valo­ri­sa­tion. Ce der­nier se fait plus diffus et par­cours toute la chaîne de valeur de l’amont jusqu’à l’aval et la pro­duc­tion telle qu’elle était tra­di­tion­nel­le­ment conçue stricto sensu n’est plus qu’une de ses com­po­san­tes parmi d’autres. Le chaînon ouvrier n’en cons­ti­tue donc plus qu’une com­po­sante parmi d’autres… et pas la plus impor­tante.

De ce froid cons­tat resur­git natu­rel­le­ment l’idée néo-clas­si­que selon laquelle les salai­res ne sont que des coûts dont cer­tains seraient même supérieurs à la pro­duc­ti­vité générée, ce à quoi il faut remédier même si leur part représente une pro­por­tion tou­jours plus faible du coût total. Ils ser­vent de varia­ble d’ajus­te­ment parce qu’ils sont aujourd’hui les seuls coûts à ne pas être fixés à un niveau mon­dial avec, bien sûr, les coûts struc­tu­rels liés aux diver­ses impo­si­tions prélevées par les États sou­ve­rains.

Il y a nécessité pour le capi­tal et ses différentes frac­tions de trou­ver un nou­veau com­pro­mis sur des bases peu éviden­tes, mais qui donne au moins l’impres­sion qu’il n’y a pas de per­dant, seu­le­ment des conces­sions récipro­ques. D’où l’impor­tance de la par­ti­ci­pa­tion des représen­tants du capi­tal varia­ble (les syn­di­cats de salariés) aux actuel­les négocia­tions et ce, sous les aus­pi­ces d’une « démocra­tie sociale » qui sera ensuite confortée par des dis­cus­sions au Parlement sur les­quel­les les par­te­nai­res sociaux pour­ront peser et, par­ti­culièrement, les syn­di­cats de salariés auprès des députés de gauche de la majo­rité. Mais la marge est extrêmement étroite si on se réfère à notre exem­ple de la note 8, quand un accord comme celui conclu chez Continental ne représente même plus une garan­tie, quand les pro­mes­ses de Mittal ne sont que des paro­les et quand le patron américain de Titan refuse toute solu­tion pour les salariés accusés de ne pas vou­loir tra­vailler plus de trois heures par jour, alors qu’il n’y a pas matière à le faire, vu la situa­tion de l’entre­prise.

Tous ensemble ? 

Dans ce contexte pro­fondément modifié, la CFDT assume sa différence de syn­di­cat « res­pon­sa­ble » en tenant compte des trans­for­ma­tions de la « com­po­si­tion de classe ». Si cette cen­trale syn­di­cale prend une telle posi­tion, ce n’est pas seu­le­ment parce qu’elle est plus clair­voyante sur le rôle actuel et futur du syn­di­ca­lisme dans la société capi­ta­lisée, mais c’est aussi parce qu’elle est beau­coup moins implantée dans les bas­tions tra­di­tion­nels de l’indus­trie et de la fonc­tion publi­que, et plutôt mieux implantée dans les nou­veaux sec­teurs du ter­tiaire et dans les PME dans les­quels les problèmes sont sen­si­ble­ment différents. Elle est aussi la seule à reconnaître — et depuis long­temps11 — une crise du tra­vail12. Une crise qui ne pose pas seu­le­ment la ques­tion de la sécurité de l’emploi en général, mais plutôt la ques­tion précise de l’aug­men­ta­tion du nombre de tra­vailleurs précaires et aussi celle des en-dehors du sala­riat orga­nisé (tra­vailleurs clan­des­tins de l’écono­mie infor­melle) ainsi que celle des décrochés ou autres « désaf­filiés » (cf. R. Castel) des quar­tiers défavo­risés. Des ques­tions que posaient aussi à sa manière Agir contre le chômage (AC) et divers grou­pes de chômeurs à la fin des années 1990, et que conti­nuent à poser quel­ques comités de tra­vailleurs précaires ici et là. Des ques­tions qui ne sont pas toutes liées à la situa­tion de tra­vail, mais au fait que les droits sociaux sont encore soumis aux condi­tions définies stric­te­ment à l’intérieur d’un cadre, celui de la norme sala­riale for­diste, déter­mi­nant en grande partie les condi­tions pra­ti­ques de toute la vie quo­ti­dienne des indi­vi­dus. Or, ce cadre est devenu en grande partie théorique puisqu’il ne cor­res­pond plus exac­te­ment à la réalité du ter­rain. Après que la société bour­geoise s’est dis­soute dans la société sala­riale (cf. M. Aglietta et A. Brender), la société sala­riale tend à se dis­sou­dre dans la société capi­ta­lisée (cf. la revue Temps cri­ti­ques). Mais, mal­heu­reu­se­ment, le refus ou la révolte contre ce deve­nir ne porte que rare­ment à agir pour le rendre incer­tain en se pro­po­sant d’aller au-delà, mais à se conten­ter le plus sou­vent de reven­di­ca­tions nos­tal­gi­ques sur un retour à... la norme sala­riale for­diste, et les dis­cours « indignés » sur les bien­faits du pro­gramme du Conseil natio­nal de la Résis­tance (CNR) son­nent pour beau­coup comme un eldo­rado du sala­riat13, en oubliant qu’elle repo­sait bien sou­vent, et par­ti­culièrement pour les jeunes, les femmes et les tra­vailleurs immigrés, sur une exploi­ta­tion éhontée dans des condi­tions de tra­vail sou­vent ter­ri­bles.

Il faut arrêter de rejouer indéfini­ment le mythe de l’unité ouvrière quand l’ato­mi­sa­tion objec­tive (des­truc­tion des gran­des « for­te­res­ses ouvrières », déclin des formes d’emploi à vie) et l’ato­mi­sa­tion sub­jec­tive (impos­si­bi­lité aujourd’hui d’affir­mer une iden­tité de classe, une iden­tité ouvrière) ren­dent les luttes plus éclatées et sans pers­pec­tive définie. Même les appels abs­traits à l’unité « à la base » ne ser­vent à rien d’autre qu’à donner un der­nier souf­fle à des syn­di­cats qui n’appel­lent tou­jours qu’à une unité au sommet. C’est assez logi­que qu’ils procèdent encore ainsi dans un pays marqué par des divi­sions idéolo­gi­ques du passé qui n’auront bientôt plus cours, mais pour­quoi leur emboîter le pas soit en entrant direc­te­ment dans leur stratégie, soit en ne s’en démar­quant que de façon complètement arti­fi­cielle par des mini-appels qui ne s’en dis­tin­guent que par la forme ?

Pour nous, il s’agit plutôt de saisir les éléments qui pour­raient cons­ti­tuer déjà des fer­ments de luttes à venir, de voir com­ment ils peu­vent faire « com­mu­nauté », non seu­le­ment au sens de com­mu­nauté de lutte pour les indi­vi­dus les plus direc­te­ment concernés, mais au sens d’un en-commun plus large qui ne soit pas un cartel de catégories « toutes unies14 » par une opération du Saint-Esprit, se sub­sti­tuant à feu le déter­mi­nisme his­to­ri­que.

 

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Notes

1 - Ils sou­tien­nent la reven­di­ca­tion ouvriériste clas­si­que du CDI pour tous et se dis­tin­guent de ceux qui repor­tent leurs espoirs sur la révolte des précaires et un « précariat » conçu comme nou­veau sujet ou com­po­sante majeure d’une nou­velle classe ouvrière.

2 - Nous sim­pli­fions mais, bien sûr, la classe ouvrière n’a jamais présenté une figure unifiée. Dès l’accrois­se­ment de la divi­sion indus­trielle du tra­vail au XXe siècle, les syn­di­cats réfor­mis­tes ou reconnus ont plutôt encadré les tra­vailleurs qua­lifiés parce que les plus concentrés dans les gran­des entre­pri­ses, et de plus vieille tra­di­tion ouvrière et urbaine, alors que les autres ainsi que les chômeurs res­taient inor­ga­nisés ou avaient recours à des orga­ni­sa­tions un peu spécifi­ques comme les IWW aux États-Unis. On retrouve cette sépara­tion dans les luttes des années 1968-1973 où, en France et en Italie, ce sont les OS qui ont porté les luttes les plus dures, la plu­part du temps en dehors des syn­di­cats ou alors à leur base sans tou­te­fois arri­ver à dégager un mini­mum d’unité néces­saire à l’élar­gis­se­ment du mou­ve­ment de cri­ti­que du tra­vail.

3 - Si on s’en tenait à un tel rai­son­ne­ment, la Couverture médicale uni­ver­selle (CMU) n’aurait jamais été mise en place puis­que la Sécurité sociale ne doit concer­ner que les salariés ou les parents rat­tachés, pas les pau­vres et les « fainéants ». C’est aussi sur cette base d’un tout ou rien qui n’a rien de révolu­tion­naire que les syn­di­cats se sont long­temps opposés à toute orga­ni­sa­tion séparée des chômeurs, comme si être chômeur quand il y en a moins de 500 000 (les années 1960 jusqu’à 1968) cor­res­pon­dait à la même situa­tion qu’être chômeur quand il y en a quatre mil­lions et un quart de longue durée ! L’évolu­tion des notions sta­tis­ti­ques est d’ailleurs par­lante. Ainsi, la notion de popu­la­tion active définie par l’INSEE dans les années 1950 com­pre­nait les chômeurs comme des actifs car le chômage n’était considéré que comme une parenthèse entre deux période de tra­vail, alors qu’aujourd’hui, pour cer­tains, c’est le tra­vail qui devient une parenthèse entre deux périodes de chômage ou de stages et l’INSEE a dû créer la catégorie de « popu­la­tion active occupée » afin de dis­tin­guer ce qui est devenu deux situa­tions.

4 - Certes, on pourra remar­quer qu’un gou­ver­ne­ment qui se présente comme social-démocrate va de fait mettre en concur­rence orga­nis­mes publics et orga­nis­mes privés de for­ma­tion afin de res­pec­ter l’har­mo­ni­sa­tion européenne sur ce point.

5 - Il ne faut pas se lais­ser abuser par les mots. Quand, par exem­ple, le nouvel accord Renault de sécuri­sa­tion de l’emploi prévoit une aug­men­ta­tion de l’horaire de tra­vail, c’est en réalité une aug­men­ta­tion sur un temps qui est, en moyenne dans le groupe, inférieur à ce que dit la loi en France. En l’espèce, il s’agit du pas­sage de 34 heures par semaine à 35 heures. Bien sûr, on peut dire que c’est un ali­gne­ment par le bas, mais c’est bien moins inquiétant que le fait de savoir que les salariés vont être amenés à pro­duire 300 000 voi­tu­res supplémen­tai­res... alors qu’il y aura 7 500 sup­pres­sions de postes. Cela conduit forcément à entériner les aug­men­ta­tions de pro­duc­ti­vité par la sub­sti­tu­tion capi­tal/tra­vail et ça ne pro­vo­quera pas d’embau­che supplémen­taire, sur cette base du moins.

6 - Ce res­pect est dans les faits assez théorique car qui peut croire que les patrons en dif­fi­culté ne cher­chent pas à garder les per­son­nes les plus ren­ta­bles et à se débar­ras­ser des employés les plus rétifs aux restruc­tu­ra­tions ? Les exem­ples ne man­quent pour­tant pas, comme dans les pro­fes­sions de la presse. Comme sou­vent, une nou­velle loi ne fait que confir­mer une ten­dance en cours encore mar­gi­nale, mais en pro­gres­sion.

7 - Une preuve ins­ti­tu­tion­nelle de ce consen­sus nous est apportée par l’adhésion de la CGT à la Confédération syn­di­cale inter­na­tio­nale (CSI), le 1er novem­bre 2012. La CSI regroupe à peu près tous les syn­di­cats sociaux-démocra­tes et chrétiens plus la CGT et bientôt FO. Ses sta­tuts sont plus contrai­gnants que ceux de l’ancienne CISL anti­com­mu­niste : les orga­ni­sa­tions syn­di­ca­les « ont la res­pon­sa­bi­lité de pren­dre en compte, dans la for­mu­la­tion de leur poli­ti­que, les décisions du congrès et des orga­nes direc­teurs de la confédération ». On ne peut mieux dire que ce sont l’ensem­ble des grands syn­di­cats qui deman­dent et espèrent par­ti­ci­per au « capi­ta­lisme du sommet ».

8 - Ainsi, le syn­di­cat FO de PSA Sevelnord à Hordain (59) a signé l’accord de compétiti­vité de juillet 2012 et il vient de signer l’accord de relo­ca­li­sa­tion de Renault de mars 2013 qui prévoit jus­te­ment aug­men­ta­tion du temps de tra­vail et gel des salai­res ainsi que l’accep­ta­tion de sup­pres­sions d’emplois, donc tout ce que la direc­tion confédérale vient de refu­ser. Il ne s’agit pas pour nous de vociférer contre les syn­di­cats parce qu’ils ne sont pas assez révolu­tion­nai­res, mais de rap­pe­ler qu’ils ne sont que les défen­seurs de la force de tra­vail telle qu’elle est, mais pas forcément de toute la force de tra­vail. Ils défen­dent en prio­rité l’image qu’ils ont du tra­vailleur modèle. Cela n’empêche pas la CGT d’ouvrir son champ d’action quand il est por­teur de mobi­li­sa­tion et sur­tout d’adhésions, mais il ne faut pas que ceux qui ne répon­dent pas au « modèle » pous­sent le bou­chon trop loin. Par exem­ple, si sa posi­tion par rap­port aux chômeurs a évolué posi­ti­ve­ment depuis l’action d’Hoareau et de ses comités de chômeurs CGT à Marseille, ce n’est pas un hasard non plus si le siège de la CGT à Paris a été occupé par les tra­vailleurs afri­cains sans papiers en grève en 2008 pour mon­trer leur désap­pro­ba­tion vis-à-vis de la ligne offi­cielle de l’orga­ni­sa­tion syn­di­cale. Ces pra­ti­ques ne sont pas pro­pres aux « grands » syn­di­cats et se retrou­vent aussi bien à SUD Groupe des Dix qu’à la CNT-Vignoles. Nous en avons maints exem­ples, que ce soit dans l’ensei­gne­ment, dans la presse, à la Poste ou à la SNCF. Mais cela ne nous empêche pas de lutter avec des syn­diqués s’ils sont des indi­vi­dus cri­ti­ques et non pas sim­ple­ment des syn­diqués de base en désac­cord avec l’appa­reil syn­di­cal.

9 - Sans la pro­duc­tion matérielle d’énergie, sous le contrôle de la puis­sance étati­que, la pro­duc­tion immatérielle n’exis­te­rait même pas. Ainsi, les réseaux de com­mu­ni­ca­tion, tout immatériels qu’ils soient, sont de très gros consom­ma­teurs de pro­duc­tion d’élec­tri­cité.

10 - « Immatérielle » n’est pas à pren­dre ici au sens théorique que veu­lent lui donner des auteurs comme Gorz, Negri ou Rifkin, mais au sens sta­tis­ti­que donnée par l’INSEE et les grands systèmes de comp­ta­bi­lité natio­nale. À savoir : la pro­duc­tion de biens est considérée comme matérielle ; la pro­duc­tion de ser­vi­ces comme immatérielle, même si elle dépend de la première.

11 - Cf. sa grande enquête interne des années 1990 ras­semblée dans le livre Le tra­vail en ques­tion : enquête sur les muta­tions du tra­vail, Syros 2001. De son côté, le jour­nal Libération n’y va pas par quatre che­mins et déclare sen­ten­cieu­se­ment : « Il faut tra­vailler à sauver le tra­vail. » (6 mars 2013)

12 - Une idée qui passe dif­fi­ci­le­ment et encore mar­gi­na­le­ment dans la tête d’un syn­di­cat « révolu­tion­naire » comme la cnt-Vignoles.

13 - C’est bien connu que chez les mili­tants, et en général à l’extrême gauche, les choses étaient tou­jours mieux avant et que l’idée révolu­tion­naire se for­ti­fie de l’idée que ça va être pire et donc que néces­sai­re­ment... etc., etc.

14 - Même si le monde paysan n’est pas un exem­ple expor­ta­ble, on ne connaît que trop les dégâts pro­duits par la domi­na­tion sans par­tage du syn­di­cat majo­ri­taire (la FNSEA), soi-disant syn­di­cat de tous, mais en fait syn­di­cat des grands céréaliers et éleveurs cap­tant les sub­ven­tions de la pac et orga­ni­sant l’agri­cul­ture indus­trielle. Il y a pour­tant tou­jours eu des petits pay­sans pour servir de masse de manœuvre à ces gens-là !

 

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