Port-Saïd, Alexandrie, Le Caire, Sidi Bouzid, Kasserine, Gafsa, Tunis, Sfax : pour de larges secteurs de la classe prolétarienne d’Égypte et de Tunisie, le constat est le même : la première tentative insurrectionnelle a raté ; l’élan libérateur du joug des autocraties a été confisqué par le compromis historique entre l’État et les forces islamistes ; ladite « question sociale » a été noyée dans la ré-forme institutionnelle et les querelles de religion ; la condition des prolétaires et des paysans pauvres s’est aggravée. Autant d’excellentes raisons pour reprendre la rue, pour renouer avec le combat ; combat qui est immédiatement politique, et pas seulement parce que les classes dominantes imposent l’affrontement sur ce terrain. Les luttes pointent à la fois les problèmes de l’exercice du pouvoir (qui l’exerce ? dans quelles conditions ? pour quoi faire ?), de l’organisation sociale – avec, comme priorité absolue, l’action pour la libération des femmes – et la réappropriation de la richesse sociale par les prolétaires avec ou sans travail. C’est pourquoi le combat en cours est décisif non seulement pour les sans réserves de Tunisie mais il l’est, à l’instar de celui des prolétaires en Égypte, pour l’ensemble des classes exploitées et opprimées de la région et, au-delà, du monde entier.
En Tunisie, depuis 2011, la lutte n’a pas cessé (1)
Un combat que les rebelles du triangle rouge de Sidi Bouzid, Kasserine et Gafsa n’avaient pas vraiment abandonné depuis les premiers mouvements qui ont chassé Ben Ali. Un combat, ponctué par des grèves générales suivies, qui était resté longtemps, trop longtemps, solitaire cependant que la capitale tombait progressivement sous le joug des purificateurs salafistes. L’exécution de Chokri Be-laïd, l’avocat laïc, panarabiste et étatiste qui dirigeait l’opposition parlementaire au régime d’Ennahda, parti héritier direct du MTI (2), détruit par Ben Ali, a mis le feu aux poudres en Tunisie. La voie parlementaire et constitutionnelle pour la transformation sociale a montré toute son inefficacité en dépit de la volonté du régime, de la parcourir encore et encore, y compris après l’élimination de Chokri Belaïd ; volonté partagée par l’opposition du Mouvement des patriotes démocrates (MOUPAD) et du Front populaire (3). La riposte des barricades s’est, elle, montrée beaucoup plus efficace et réaliste : le régime islamiste a fait un premier pas en arrière en proposant des nouvelles élections et un nouveau gouvernement de technocrates au-dessus de la mêlée politique. Un pas qui, bien entendu, ne re-présente aucunement une concession, même minime, au mouvement prolétarien mais seulement une timide, première tentative de calmer la rue, de gagner du temps. Un petit pas aussi qui n’a pourtant pas manqué de susciter des fortes dis-sensions dans le camp islamiste.
Contre l’État et tous ses soutiens
Preuve ultérieure, s’il en faut, du réalisme et de l’efficacité du projet insurrectionnel face à celui, totalement absurde au plan logique, qui confierait à l’État la responsabilité de sa propre déconstruction. La plongée de l’État tunisien dans une crise politique de plus en plus profonde couplée à la dépression de la condition prolétarienne constitue potentiellement un mélange explosif dont l’issue dé-pend pour l’essentiel de la capacité de l’insurrection amorcée de se doter d’organes indépendants de combat mais aussi de contre-pouvoirs. Des organes qui ont cruellement manqué jusqu’à présent y compris dans le triangle rouge. Ici et à plus forte raison ailleurs dans le pays, en raison du rôle hégémonique joué par l’UGTT (grande centrale syndicale, autrefois alignée sur le régime de Ben Ali, aujourd’hui sur les partis qui la représentent au parlement et dans la société, Front populaire en tête), les rebelles n’ont pas encore su se libérer des chaînes du parlementarisme et de la démocratie bourgeoise. La grève générale appelée par l’UGTT le jour des obsèques du panarabiste démocrate Chokri Belaïd a marqué la tentative du camp bourgeois non islamiste de noyer la poussée insurrectionnelle dans le pacifisme et la défense des institutions restructurées et rebâties sur les cendres du régime de Ben Ali.
La grève générale, tentative de contrôle
Une tentative qui a porté ses fruits car la Tunisie a connu, le vendredi 8 février 2013, la grève générale la plus suivie et les manifestations les plus importantes depuis plusieurs décennies. Toutefois, l’opération paix sociale du syndicat et de la gauche d’État, menée en étroite coordination avec les forces de répression largement déployées n’a pas complètement réussi. En témoignent les près de 400 arrestations et les affrontements violents qui ont ponctué un grand nombre de rassemblements. Un exemple parmi tant d’autres : dans la nuit de vendredi à samedi, dans la ville de Souk Jedid, à 17 km de Sidi Bouzid, des rebelles ont mis le feu au siège du parti au pouvoir Ennahda et à celui d’une ONG islamiste. Ils ont aussi incendié trois bureaux du siège de l’administration du district. L’isolement du mouvement dans le triangle rouge a joué un grand rôle dans le passé récent pour empêcher l’émergence et la formalisation d’une proposition politique révolutionnaire autonome.
Or, un nouveau front de la radicalité prolétarienne semble s’ouvrir dans la deuxième ville du pays, Sfax. Dans cette agglomération du sud-est, depuis mercredi 6 février, se succèdent des manifestations imposantes, des attaques au siège
du gouvernorat et au local d’Ennahda, ainsi que des tentatives de pillages de magasins et de supermarchés dans les quartiers les plus pauvres (cf. l’assaut d’une grande surface de la Cité El Bahri). L’armée a été déployée dans les points sensibles de la ville portuaire.
Les islamistes locaux d’Ansar Chariaa (organisation salafiste jihadiste) ont organisé à leur tour des patrouilles pour restaurer l’ordre. Pris de court par la colère populaire, les islamistes ont réagi faiblement pour l’instant en concentrant leurs foudres sur le complot présumé de la France contre la Tunisie. Dotée d’un statut légal depuis le 23 mai 2012, la Ligue de protection de la révolution (LPR), créée par Mohamed Maalej, proche d’Ennahda et dont l’objectif premier est de « renforcer l’identité arabo-musulmane », a immédiatement réagi à la montée de la colère populaire contre le régime islamiste en multipliant les rondes dans les quartiers pour restaurer l’ordre.
Cette faiblesse initiale ne doit cependant pas faire illusion : leur force de frappe et leur popularité n’ont été qu’écornées. La partie n’est pas finie. La condition pour qu’elle continue est qu’aux barricades s’ajoutent des grèves dures dans les usines et des occupations de terres à la campagne.
En Égypte, la répression ne cesse pas non plus
La répression des étincelles de révolte contre la consolidation du régime islamiste et contre le compromis historique de celui-ci avec l’armée est également le déclencheur des soubresauts insurrectionnels actuels en Égypte. Des soubresauts d’une ampleur relative et d’une force assurément inférieurs à ceux en Tunisie mais qui indiquent le détachement initial, actif et collectif d’une partie encore très minoritaire de la population prolétarienne du piège de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme. La normalisation est loin de l’avoir emporté.
Comme en Tunisie, les coffres de l’État se vident à grande vitesse alors que les poches des prolétaires et des paysans pauvres ne contiennent plus rien de-puis longtemps. On dit l’armée tentée de reprendre le contrôle du pays en son propre nom. Les déclarations ponctuelles d’état de siège et l’imposition récurrente de couvre-feux dans les grandes villes sont interprétées par les prolétaires rebelles comme autant de signes avant-coureurs d’une involution rapide du régime, vers la restauration d’une dictature ouverte sous couvert de « défense de la révolution ». Les centaines de milliers de militants des Frères musulmans attendent à leur tour un signal pour imiter leurs pairs iraniens des milices Basij et déferler dans les rues pour restaurer l’ordre islamique contre les émeutiers impies. Des forces nouvelles semblent émerger dans le camp prolétarien. Les médias du monde entier exploitent leur naïveté en les dépeignant comme des Black Bloc à l’occidentale : des jeunes révoltés plus motivés par la mise en scène spectaculaire et épisodique de la violence prolétarienne que par l’exercice méthodique de la force des classes exploitées et opprimées au service d’un projet de transformation sociale et de detruction de l’État.
Mais le « spectacle » le plus intéressant n’est pas sur scène. Y compris celle largement médiatisée et symbolique de la place Tahrir du Caire. De plus en plus de sans réserves des principales métropoles d’Égypte choisissent l’action directe contre les représentants de l’État et ses institutions. Pour l’heure, mises à part ces quelques nouvelles formations de jeunes autonomes, aucun processus visible, tendant à l’auto-organisation de la révolte, ne semble, comme en Tunisie, émerger des violents combats de rue.
La lutte impose un saut politique
Le Front de salut national (qui rassemble 21 formations du centre-gauche et de la gauche d’État) assure encore tant bien que mal la représentation politique institutionnelle du mouvement. Par rapport à la situation actuelle en Tunisie, la lutte des classes en Égypte n’a pas touché la production et n’a pas déferlé dans les campagnes. Un handicap sérieux qui s’ajoute au caractère encore nettement minoritaire du combat engagé. Le chemin vers la libération du joug islamiste et de l’armée passe avant tout par la reprise de la lutte des classes dans les usines et dans les campagnes. Un passage indispensable pour envisager la constitution d’organismes politiques autonomes stables des exploités et des opprimés en Égypte capables de placer au cœur de leur plan stratégique la destruction de l’État et de la société divisée en classes. Si cette évolution se matérialise, le « printemps arabe » sonnera enfin l’heure des prolétaires et des paysans pauvres dans toute la région et au-delà, inscrivant dans la sueur et dans le sang la deuxième tentative sérieuse (après celle dite de la place Tienanmen en Chine) d’inverser le cycle politique prolétarien à l’échelle planétaire, depuis la défaite historique de la révolution mondiale des années 1970. Un objectif terriblement ambitieux mais pas inatteignable.
Notes
1. Voir nos brochures : n° 2« Tunisie : restructuration à chaud de l’État après une tentative d’insurrection démocratique incomplète » et n°3 « Égypte : compromis historique sur une tentative de changement démocratique »
2. Mouvement de la tendance islamique, formation clandestine pendant les années 1980.
3. Coalition hétéroclite de douze formations politiques tunisiennes d’opposition, de la gauche et de l’extrême-gauche étatiques, dont le MOUPAD.
Bratislava, Bruxelles, Londres, Paris, Prague
Mouvement Communiste/Kolektivně proti Kapitălu
Bulletin n°3 18 février 2013