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Quarante ans plus tard : retour sur la revue Invariance

mercredi 28 novembre 2012

Jean-Louis Darlet nous a adressé une lettre à propos du capi­tal fictif. Son propos nous a conduits à reve­nir sur son apport à la revue Invariance à laquelle il a par­ti­cipé acti­ve­ment entre 1970 et 1975 (séries II et III de la revue). Dans le texte qui suit, nous confron­tons notre propre appro­che à ce qu’à développé la revue Invariance durant cette même période.

Brève présentation de la revue Invariance1

La revue Invariance est issue de la frac­tion de gauche du parti com­mu­niste ita­lien (PCI) qui s’est affirmée au début des années 1920. Elle est regroupée autour d’Amadeo Bordiga pre­mier diri­geant du PCI avant que Gramsci ne le rem­place avec l’appui de Moscou. Le PCI, à l’ori­gine, se dis­tin­gue des 21 condi­tions d’adhésion à la IIIe Internationale par son refus du par­le­men­ta­risme et par son rejet d’une ligne anti­fas­ciste. La Fraction devient, de fait, la « Gauche ita­lienne ». Lénine englobe la gauche ita­lienne et la gauche ger­mano-hol­lan­daise dans sa cri­ti­que du gau­chisme comme « mala­die infan­tile du com­mu­nisme ».

Au congrès du PCI à Lyon, en 1926, la frac­tion de gauche présente ses thèses, mais elle est mise en mino­rité et quitte le parti. Bordiga qui y avait présenté ses posi­tions prin­ci­pa­les, élabore, en les dévelop­pant, une théorie de l’inva­riance. Pour lui, ce qui définit le Parti ce sont le Programme et la Théorie qui sont inva­riants. Cette inva­riance débute en 1848 avec Le Manifeste du Parti Communiste et court tout au long des œuvres de Marx publiées de son vivant, même si le VIe cha­pi­tre inédit du capi­tal sera ensuite intégré dans « l’inva­riance » à cause de l’impor­tance des notions de domi­na­tion for­melle et domi­na­tion réelle du capi­tal2.

À partir de là, toute nou­velle décou­verte théorique est sus­pectée au mieux d’oppor­tu­nisme ou de moder­nisme, au pire de tra­hi­son. Et pour éviter cela le Parti doit être le garant sans faille de l’inva­riance. Il est à la fois parti-classe (en établis­sant une différence entre parti his­to­ri­que — « le parti-Marx » qui peut se réduire à deux indi­vi­dus comme après la dis­so­lu­tion de la Première Internationale — et parti formel d’avant-garde et non de masse) et parti-com­mu­nauté (cen­tra­lisme orga­ni­que et non démocra­ti­que, absence de leader, ano­ny­mat des textes). Cette posi­tion inva­riante sera faci­litée par le fait qu’elle est défendue en exil et que le parti n’a pas à se salir les mains sur le ter­rain. L’inva­riance est donc davan­tage tena­ble que pour la gauche ger­mano-hol­lan­daise qui vit révolu­tion et contre-révolu­tion sur le ter­rain en Allemagne, en prise directe avec le risque de l’immédia­tisme.

« L’inva­riance » ne sera pas ébranlée par la révolu­tion espa­gnole réduite par la revue Bilan à une guerre anti-fas­ciste, ni par la Seconde Guerre mon­diale puis­que Bordiga en tire la leçon que si les démocra­ties ont gagné au niveau mili­taire, poli­ti­que et idéolo­gi­que, le fas­cisme a gagné plus pro­fondément en tant que forme domi­nante de la contre-révolu­tion. New Deal et dévelop­pe­ment de l’État-pro­vi­dence des trente glo­rieu­ses ne sont que des varian­tes des poli­ti­ques des États fas­cis­tes. Elle n’est pas entamée non plus par des contacts avec l’autre « Gauche » qui ne com­men­cent que dans les années 1960 à la suite de l’implo­sion des grou­pes bor­di­guis­tes et du « Parti com­mu­niste International » (PCint). Lucien Laugier issu de la gauche ita­lienne et Carsten Juhl de la gauche ger­mano-hol­lan­daise pren­nent contact3 et « l’inva­riance » va perdre de sa cohérence. En 1966, cri­ti­quant les orien­ta­tions mili­tan­tes et les régres­sions théori­ques du PCint, Jacques Camatte et Roger Dangeville le quit­tent. Le pre­mier fonde la revue Invariance, le second la revue Le fil du temps.

Le titre de la nou­velle revue Invariance res­sem­ble un peu à une pro­vo­ca­tion, même si dans la série I il s’agit plutôt d’exhu­mer des textes anciens des deux Gauches plutôt que d’ouvrir des voies nou­vel­les, ce qui sera seu­le­ment effec­tif à partir du no 8 (fin 1969) de la série I dont l’inti­tulé « Transition » indi­que bien de quoi il s’agit. La revue passe de la res­tau­ra­tion du pro­gramme prolétarien dans les numéros précédents à l’énoncé de sa cadu­cité ainsi que celle de tout parti formel bientôt assi­milé à « la forme racket ». Avec la série II puis la série III, s’amorce une remise en cause pro­gres­sive de concepts marxis­tes deve­nus inadéquats pour décrire les trans­for­ma­tions du capi­tal. C’est à partir de là qu’inter­vient publi­que­ment, dans la revue, J.-L. Darlet. Nous allons exa­mi­ner son apport, sa différence d’appro­che par rap­port à J. Camatte et l’influence et la résonance entre ces thèses et notre propre par­cours théorique4.

Le cheminement de l’invariance

– Dans le no 1 de la série II (1971) et dans l’arti­cle « À propos du capi­tal » (arti­cle non signé), le com­mu­nisme est encore défini comme un mode de pro­duc­tion.

Le capi­tal domine la cir­cu­la­tion dans la domi­na­tion réelle du capi­tal5 et aussi la valeur par l’intermédiaire des prix. Le capi­tal est dépas­se­ment de la valeur donc de la mar­chan­dise et de l’argent.

Le capi­tal tend à n’être plus qu’une forme dont le contenu est la dévalo­ri­sa­tion (auto­ma­tion, moin­dre impor­tance du tra­vail vivant). Il devient évanes­cent6. Il pénètre dans la fic­ti­vité et le capi­tal fictif cons­ti­tue le triom­phe de la spécula­tion.

[C’est très réduc­teur par rap­port à nos der­niers dévelop­pe­ments sur la finan­cia­ri­sa­tion et la capi­ta­li­sa­tion. Cf. par exem­ple, le rôle du capi­tal fictif dans l’inno­va­tion tech­no­lo­gi­que et les dévelop­pe­ments des NTIC].

Par ailleurs, le capi­tal n’est plus vu que comme puis­sance domi­na­trice et com­mu­nauté matérielle et non pas aussi comme rap­port social. Or les hommes sont bien derrière tout ça, mais ils ont été réifiés. En fait leur com­mu­nauté matérielle serait l’abou­tis­se­ment de la révolu­tion anthro­po­lo­gi­que7 comme nous l’avons analysé depuis une dou­zaine d’année].

 

– Dans le no 2 de la série II (1972) et dans l’arti­cle « Au-delà de la valeur ; la sur­fu­sion du capi­tal » (arti­cle non signé), la dis­tinc­tion est faite entre le dévelop­pe­ment chao­ti­que du capi­tal [cf. notre arti­cle dans le no 15 de Temps cri­ti­ques] qui inclut la pos­si­bi­lité de son dépas­se­ment ou l’intério­ri­sa­tion de ses limi­tes ; et le fait qu’il puisse être gros d’une catas­tro­phe insur­mon­ta­ble.

Marx représente le capi­tal à la fois comme mou­ve­ment dia­lec­ti­que du concret (la forme pour sujet) et modèle mathémati­que de la loi de la valeur (la sub­stance).

[Une revue comme Krisis cher­che encore le com­pro­mis entre ces deux ten­dan­ces en rabat­tant la forme sur la sub­stance, au moins dans son ana­lyse de la crise actuelle].

 

Dans le capi­ta­lisme moderne, le tra­vail néces­saire n’est plus celui de la pro­duc­tion de valeurs d’usage, mais celui de la seule valo­ri­sa­tion du capi­tal. Il se pro­duit une désub­stan­cia­li­sa­tion du capi­tal.

[La valeur devient évanes­cente et il y a ines­sen­tia­li­sa­tion de la force de tra­vail tandis que tout le tra­vail devient pro­duc­tif pour le capi­tal. Un point sur lequel la revue Théorie com­mu­niste insiste aussi depuis long­temps].

 

Ainsi, la propriété foncière ne cons­ti­tue plus un sec­teur para­si­taire ; elle n’est qu’une forme de rente parmi les autres au sein de la concur­rence mono­po­lis­ti­que. Il en va de même pour l’éduca­tion, la for­ma­tion, la santé, la recher­che qui sont des ins­ti­tu­tions et des réseaux for­mant les piliers de la capi­ta­li­sa­tion, [même si, sui­vant les pays, ces ins­ti­tu­tions-réseaux échap­pent tout ou en partie au pro­ces­sus de mar­chan­di­sa­tion qui est inclus dans la capi­ta­li­sa­tion, mais à une échelle moins large]. Dans cette mesure aussi, études de marché et son­da­ges, infor­ma­tion et com­mu­ni­ca­tion, ne sont pas sim­ple­ment des ponts entre pro­duc­tion et consom­ma­tion, mais sont les signes de l’unité du procès du capi­tal [et de ce qui est appelé aujourd’hui « la chaîne de valeur »]. Le capi­tal a unifié sa domi­na­tion en niant les clas­ses dans une « classe uni­ver­selle » [cf. notre cri­ti­que de cette notion dans Après la révolu­tion du capi­tal, p. 108-112]

La forme dernière prise par le capi­tal est celle du capi­tal fictif, quoi­que le terme de « capi­tal ima­gi­naire » serait peut être plus juste [non jus­te­ment, le capi­tal fictif n’est pas une fic­tion, il est bien réel].

Pour Marx, le capi­tal fictif était formé des catégories du capi­tal finan­cier. Pour Invariance, le capi­tal fictif signale une trans­for­ma­tion du capi­tal dans le sens où seule la forme sub­siste, c’est-à-dire une valeur se valo­ri­sant. La valeur n’est plus qu’une représen­ta­tion.

[Nous sommes d’accord sauf que nous pou­vons ajou­ter qu’il n’en a jamais été autre­ment. Il apparaît là une différence. Pour Invariance, la loi de la valeur reste expli­ca­tive du fonc­tion­ne­ment en « domi­na­tion for­melle » du capi­tal. Elle a donc une matérialité et une vérité qui est cadu­que en « domi­na­tion réelle ». Pour nous, elle a tou­jours été une représen­ta­tion et la loi de la valeur a tou­jours été une approxi­ma­tion basée sur des pos­tu­lats dis­cu­ta­bles pour ne pas dire faux : la force de tra­vail n’est pas vrai­ment une mar­chan­dise car elle n’a pas été pro­duite (cf. K. Polanyi et aussi Marx qui parle par­fois de « quasi-mar­chan­dise »). En conséquence de quoi, la force de tra­vail n’a pas de « valeur » objec­tive et elle n’est donc jamais payée à sa « valeur ». Le salaire n’est donc pas le prix de la force de tra­vail, mais le pro­duit d’un rap­port de force entre capi­tal et tra­vail qui se mesure de manière comp­ta­ble au niveau du par­tage de la valeur ajoutée. Il ne repro­duit donc pas sim­ple­ment le niveau de sub­sis­tance néces­saire comme le montre par défaut la bêtise de la « loi d’airain » des salai­res et la théorie de la paupérisa­tion abso­lue.

Cette représen­ta­tion dans la domi­na­tion for­melle col­lait aussi à la réalité d’une classe ouvrière qui sem­blait être la seule source de pro­duc­tion de richesse tout en res­tant exclue ou en lisière de la société bour­geoise8.

Comme nous l’avons montré ailleurs, le dévelop­pe­ment de la techno-science et son incor­po­ra­tion dans le capi­tal à la fois dans l’accu­mu­la­tion de capi­tal fixe et dans la for­ma­tion d’un gene­ral intel­lect bou­le­ver­sent la donne. Nous ne dévelop­pons pas davan­tage, mais cela remet en cause la divi­sion stricte entre tra­vail vivant et tra­vail mort. « Le mort saisi bien le vif » dans la sub­sti­tu­tion capi­tal/tra­vail caractéris­ti­que du capi­ta­lisme moderne, mais le mort s’en trouve vivifié… et source de valeur alors qu’il n’était censé que la trans­met­tre.

Il n’empêche que cet arti­cle sur la sur­fu­sion du capi­tal dis­tin­gue d’abord capi­tal réel et capi­tal fictif, le pre­mier étant encore gou­verné par la loi de la valeur. C’est peu clair en tout cas car plus loin on peut lire que dans son exis­tence réelle le capi­tal n’apparaît pas sous ces deux formes (ce qui est la vul­gate marxienne la plus cou­rante), mais dans son unité (la sépara­tion ne serait due fina­le­ment qu’à une faci­lité d’ana­lyse pour décryp­ter le pro­ces­sus).

Dans ce nou­veau cadre concep­tuel c’est même la notion de classe uni­ver­selle comme concept de rem­pla­ce­ment du prolétariat qui ne tient pas le choc. Cette « uni­ver­sa­lité de la nou­velle classe » n’apparaît plus que comme une pro­jec­tion prolétarienne de l’uni­ver­sa­lité bour­geoise. Le concept sera d’ailleurs aban­donné].

 

Le capi­tal n’est plus extérieur à la com­mu­nauté tra­vail ; il l’englobe en for­mant une « com­mu­nauté matérielle ».

Le capi­tal domine la valeur en affir­mant ses pro­pres catégories : prix et coûts de pro­duc­tion à la place de valeur, profit à la place de plus-value. Le procès de valo­ri­sa­tion est vidé de sa sub­stance : la plus-value et c’est alors le mou­ve­ment de la forme capi­tal qui crée l’incrément de valeur supplémen­taire que ce soit par l’intermédiaire de la publi­cité ou de la conquête de l’espace, l’orga­ni­sa­tion de la puis­sance nucléaire, etc.

[Le dévelop­pe­ment précédant sur la théorie de la valeur reste dans le cadre de l’ortho­doxie marxiste, même s’il pointe les trans­for­ma­tions aux­quel­les la théorie doit répondre].

 

Tous les théori­ciens du marxisme ont développé soit le thème de l’équi­li­bre du système à plus ou moins long terme [un point commun avec les clas­si­ques et sur­tout les néo-clas­si­ques] soit le thème du déséqui­li­bre [par exem­ple entre la sec­tion I et la sec­tion II du Capital comme Rosa Luxembourg l’a analysé] et de la crise finale.

Cela conduit à un même échec car les deux posi­tions ne conçoivent le capi­tal que sous une forme réelle et non pas aussi sous une forme fic­tive [même F. Chesnais qui accorde toute son impor­tance au capi­tal fictif, n’arrive pas à en faire un outil opératoire et in fine retourne à la crise comme crise de sur­pro­duc­tion]9 qui seule peut lui per­met­tre de dépasser ses limi­tes pro­duc­ti­ves. En conséquence, le capi­tal peut être en crise sans que cela soit une crise de pro­duc­tion et conséquence de la conséquence, une crise de pro­duc­tion ne revêt pas forcément un caractère de gravité extrême.

Si le capi­tal se dépasse en auto­no­mi­sant sa forme, la dévalo­ri­sa­tion est le procès dans lequel sa sub­stance rentre en dis­so­lu­tion.

[Il nous semble ici que la sub­stance est cons­tituée plus par le tra­vail mort que par le tra­vail vivant, mais le texte reste imprécis puisqu’à d’autres endroits la désub­stan­cia­li­sa­tion se signale par le déclin du tra­vail vivant dans le procès de pro­duc­tion, ce que nous appe­lons « l’ines­sen­tia­li­sa­tion de la force de tra­vail », mais dans ce cas nous ne voyons pas de rap­port direct avec une dévalo­ri­sa­tion, tout juste, si on reste dans le cadre de la valeur, peut-on parler de dif­fi­culté supérieure de valo­ri­sa­tion].

 

La forme capi­tal est donc main­te­nant étendue à l’ensem­ble de la société bien que le contenu du procès de tra­vail ne soit pas réelle­ment pro­duc­teur de plus-value. La sphère de la cir­cu­la­tion est une limite tem­po­relle de la valo­ri­sa­tion [d’où l’impor­tance de lever les obs­ta­cles à la cir­cu­la­tion des flux et à la liqui­dité en général], mais c’est l’échange qui a en charge de valo­ri­ser une valeur qui préala­ble­ment, dans la pro­duc­tion est encore au stade de non valeur.

« Que cela se pro­duise ou non, la dévalo­ri­sa­tion reste un élément du procès de valo­ri­sa­tion ne serait-ce que parce dans sa forme immédiate le pro­duit du procès n’est pas valeur puisqu’il doit d’abord entrer dans la cir­cu­la­tion pour se réaliser en tant que tel. Si le procès de pro­duc­tion crée donc le capi­tal sous forme de valeur et de valeur nou­velle, il le crée aussi et d’abord sous forme de non valeur, puis­que l’échange doit par la suite le valo­ri­ser » (Marx, Fondements de la cri­ti­que de l’écono­mie poli­ti­que, Anthropos, 1967, tome I, p. 359).

[Pour l’ins­tant (1972), Invariance reste dans l’hésita­tion puis­que, quel­les que soient leurs avancées théori­ques, les auteurs se situent tou­jours dans la pers­pec­tive de la loi de la valeur et son modèle lié à la domi­na­tion for­melle. Ils ne peu­vent donc encore théoriser le procès de tota­li­sa­tion du capi­tal même s’ils l’anti­ci­pent. La revue reste d’autant plus fixée à ce stade qu’elle se situe tou­jours dans la pers­pec­tive bor­di­guienne d’une révolu­tion pour 1975, une révolu­tion prolétarienne encore conçue, sur le mode des révolu­tions du début du siècle, donc de l’époque de la domi­na­tion for­melle].

 

– Dans le no 3 de la série II (1973), on démarre par un arti­cle de J. Camatte sur « l’errance de l’huma­nité ».

La fin de la loi de la valeur est aussi parallèlement l’époque de la fin des valeurs et codes qui empri­son­naient la dyna­mi­que du capi­tal. Ce que les indi­vi­dus vivent comme libération est en fait fixa­tion à cette dyna­mi­que qui s’accom­mode de tout type d’homme : normal/anor­mal, moral/immo­ral.

[Toutefois tout n’est pas si simple. Dire que cette nou­velle dyna­mi­que du capi­tal s’accom­mode de toutes les par­ti­cu­la­rités laisse penser qu’il n’y a plus de contra­dic­tion, qu’il n’y a plus qu’un sens uni­vo­que, ce que, d’ailleurs, la phrase qui suit laisse penser : « c’est le capi­tal qui donne sa matérialité à la com­mu­nauté ». Cela vou­drait dire qu’il y a bien totale effec­tua­tion de la ten­dance, qu’il y a d’ores et déjà com­mu­nauté matérielle, parachèvement de la domi­na­tion, etc. Mais si on y regarde de plus près, il y a certes pour­suite de la ten­dance par une sépara­tion accrue avec les dimen­sions natu­rel­les de la vie humaine : vir­tua­li­sa­tion des réalités comme on peut le voir avec toutes les nou­vel­les ques­tions bio­sexuel­les qui devien­nent « ques­tions de société », avec la mise en place d’une urba­ni­sa­tion démen­tielle aujourd’hui bien révélée, par exem­ple, par la crise immo­bilière aux États-Unis et en Espagne, mais il y a des garde-fous qui se mani­fes­tent : la crise donc et aussi, au point de vue idéolo­gi­que une « révolu­tion conser­va­trice » capa­ble d’englo­ber aussi bien des réactions vita­lis­tes que cer­tains aspects de la cri­ti­que écolo­giste.

Certes, pour le moment, beau­coup de choses conver­gent vers une domi­nante, mais on ne peut pas parler de com­mu­nauté matérielle et de parachèvement de la domi­na­tion et encore moins d’échap­pe­ment. Tout reste rela­ti­ve­ment sous contrôle à partir du moment où la dyna­mi­que n’est pas simple fuite en avant et qu’elle s’ins­ti­tu­tion­na­lise comme le mon­trent la reconnais­sance du mariage homo­sexuel, bientôt de l’adop­tion, la légali­sa­tion des dro­gues douces, etc. Il y a en fait une double ten­dance : la ten­dance ins­ti­tu­tion­nelle per­siste même si glo­ba­le­ment l’Institution tra­di­tion­nelle est « résorbée10 » comme nous l’avons dit main­tes fois, mais elle co-existe avec la ten­dance à la for­ma­tion de nou­veaux dis­po­si­tifs mis en réseaux. Il ne s’agit donc plus ici de parler — selon les termes habi­tuels du marxisme — de ten­dan­ces et contre-ten­dan­ces, mais de saisir des arti­cu­la­tions, des com­bi­na­toi­res, pour repren­dre un terme beau­coup utilisé par Invariance.

Il y a bien tou­jours société, lois (même si elles n’ont plus la force de la Loi), contrats, intérêts, par­ti­ci­pa­tion à la repro­duc­tion des rap­ports sociaux. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons choisi de parler de « société capi­ta­lisée » et non pas de com­mu­nauté matérielle du capi­tal. Entre parenthèse, ces par­ti­cu­la­rités et par­ti­cu­la­ris­mes que nous avons analysés dans Capitalisme et nou­vel­les mora­les de l’intérêt et du goût11, ten­dent à former de nou­veaux corps intermédiai­res de la société capi­ta­lisée et sem­blent rela­ti­vi­ser for­te­ment l’ana­lyse en termes d’atomes du capi­tal ou même d’indi­vidu par­ti­cule du capi­tal, notions développées par Invariance dans les années 1970. Le procès d’indi­vi­dua­li­sa­tion est beau­coup plus contra­dic­toire et com­plexe qu’on ne l’avait imaginé à l’époque].

 

L’auto­no­mi­sa­tion du capi­tal (son run away), son échap­pe­ment, par exem­ple, des contrain­tes natu­rel­les, lui per­met­trait de pour­sui­vre sa route même si en bout de course ces contrain­tes se dres­sent à nou­veau devant lui et à un niveau supérieur [la « crise écolo­gi­que »].

[Ces termes nous sem­blent indis­so­cia­bles de la prédic­tion bor­di­guiste de la crise révolu­tion­naire pour 1975. Pour notre part, n’ayant rien vu venir du côté de la pers­pec­tive com­mu­niste nous avons opté pour le terme de « révolu­tion du capi­tal » qui évite le caractère d’échap­pe­ment en insis­tant sur le caractère rela­ti­ve­ment contrôlé de la dyna­mi­que et sur la pos­si­bi­lité d’englo­be­ment des contra­dic­tions inter­nes au sein de ce pro­ces­sus. Nous avons aussi rompu complètement avec l’idée d’un « capi­tal auto­mate » et nous envi­sa­geons plutôt aujourd’hui le capi­tal comme puis­sance12. En par­lant de « révolu­tion du capi­tal » nous res­tons en partie fidèle à la vision de Marx d’un mode de pro­duc­tion capi­ta­liste (MPC) révolu­tion­naire ; mais sans lui accor­der le moin­dre sens pro­gres­siste et a for­tiori sans lui accor­der une portée poli­ti­que dans un pos­si­ble deve­nir-autre].

 

Certains voient dans cet « échap­pe­ment » une décadence, un point que Marx avait perçu en pos­tu­lant une ten­dance à l’auto-négation du capi­tal quand il cher­che à échap­per aux contrain­tes humai­nes (cf. Althusser), ten­dance contre­dite par la loi de la valeur et par l’action du prolétariat qui est jus­te­ment la seule des­truc­tion pos­si­ble du capi­tal. Cet échap­pe­ment pro­duit aussi un effet de vérité sur ce qui était mys­ti­fi­ca­tion : le ren­ver­se­ment du rap­port qui don­nait l’impres­sion que le tra­vail n’était pas le pro­duc­teur de la richesse, mais que c’était le capi­tal… est devenu réalité. On abou­tit alors audes­po­tisme du capi­tal.

[La ten­dance devient alors un advenu, une sorte de parachèvement de la domi­na­tion réelle. Ce n’est pas le cas comme nous venons de le voir. Nous en res­tons à la société capi­ta­lisée dans la mesure où nous refu­sons la notion de com­mu­nauté matérielle du capi­tal, même si la com­mu­nauté du tra­vail est aujourd’hui sans conteste détruite (d’où l’impos­si­ble affir­ma­tion de toute iden­tité ouvrière et donc de son pro­gramme « prolétarien »).]

 

Il ne s’agit pas de reve­nir à Marx mais de reconnaître la fin d’un cycle.

Le com­mu­nisme n’est pas un nou­veau mode de pro­duc­tion [rup­ture avec ce qui est dit dans le no 1 de la série II]. Il est l’affir­ma­tion d’une nou­velle com­mu­nauté. Le concept de mode de pro­duc­tion n’est vala­ble que pour le MPC de même que celui de classe n’est vala­ble que pour la société bour­geoise [et non pour la société du capi­tal]. Le com­mu­nisme n’est pas non plus une nou­velle société avec des droits et des contrats, mais une union entre indi­vi­dus, entre indi­vi­dua­lité et Gemeinwesen.

 

Précision sur la Gemeinwesen

[Il faut donner ici une précision : pour J. Camatte, l’indi­vi­dua­lité ce n’est pas l’indi­vidu. L’indi­vi­dua­lité est un « moment d’émer­gence et d’unité avec le phénomène-vie », alors que l’indi­vidu est un résultat, un advenu, un abou­tis­se­ment réifié. Pour Camatte, l’indi­vidu est le résultat de la sépara­tion entre l’indi­vi­dua­lité-Gemeinwesen et le phénomène vie. Dans sa théorie il n’y a pas de sépara­tion entre l’indi­vi­dua­lité et la Gemeinwesen. Il écrit d’ailleurs en un seul mot : l’indi­vi­dua­lité-Gemeinwesen. Il se dis­tin­gue par là-même de tous ceux qui insis­tent sur une oppo­si­tion indi­vidu/société ou encore Homme/Société. C’est pour la phi­lo­so­phie poli­ti­que, pour les reli­gions et pour le sens commun que les indi­vi­dus exis­tent en dehors du social puis dans les rap­ports sociaux. (Pour le chris­tia­nisme et les reli­gions monothéistes, la « créature de Dieu » existe d’abord en dehors du social dans la création divine, puis dans la société. C’est le sens du mot d’ordre évangéliste « ren­dons à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». C’est aussi le cas du diktat sta­li­nien : « l’indi­vidu n’est rien en dehors du Parti, il est tout dedans », etc. Rien de tout cela chez Camatte13.

Le terme de Gemeinwesen, référence cen­trale d’Invariance prend des accep­tions nuancées entre la série I et la série V de la revue. La première référence majeure14, encore marquée par la théorie com­mu­niste, reste celle des « Manuscrits de 1844 » dans les­quels Marx pose expli­ci­te­ment l’affir­ma­tion : « Seul l’être humain est la vérita­ble Gemeinwesen de l’homme ». Commentant le texte de Marx « Gloses cri­ti­ques mar­gi­na­les à l’arti­cle : “Le roi de Prusse et la réforme sociale par un Prussien” » dans lequel se trouve cette affir­ma­tion, J. Camatte écrit : « L’impor­tance de ce texte pour la caractérisa­tion du mou­ve­ment et de la révolu­tion com­mu­niste n’est pas à démon­trer15 » et il ajoute : « Gemeinwesen (com­mu­nauté) : nous tra­dui­sons plus littérale­ment par être col­lec­tif ; le mot com­mu­nauté impli­quant des formes surannées et illu­soi­res de com­mu­nisme. Gemeinwesen est au fond la tra­duc­tion pure­ment alle­mande de com­mu­nisme16 ». Nous en avons tenu compte dans notre concep­tion d’une ten­sion indi­vidu-com­mu­nauté qui tra­verse toute l’Histoire sous différentes formes, révolu­tion­nai­res ou contre-révolu­tion­nai­res et qui se mani­feste avec des niveaux varia­bles d’inten­sité17.

Quarante années plus tard, dans le Glossaire qui figure sur le site d’Invariance, à l’entrée Gemeinwesen on lit : « Concept très utilisé par K. Marx et par G.W.F. Hegel. Il n’indi­que pas seu­le­ment l’être commun, mais aussi la nature et l’essence com­mu­nes (Wesen). C’est ce qui nous fonde et nous acco­mune, par­ti­ci­pant au même être, à la même essence, à la même nature. C’est le mode de mani­fes­ta­tion de cet être par­ti­ci­pant. Je puis ajou­ter une interprétation per­son­nelle au sujet de gemein. Ge est une par­ti­cule insépara­ble qui exprime la généralité, le commun, le col­lec­tif. Mein indi­que ce qui est indi­vi­duel : mien. Ainsi affleure sous-jacente, l’idée d’une non sépara­tion entre ce qui est commun et ce qui est indi­vi­duel ; ce qui impli­que le concept de par­ti­ci­pa­tion où l’on se perçoit soi dans un tout qui est comme consub­stan­tiel. La Gemeinwesen se présente donc comme l’ensem­ble des indi­vi­dua­lités, la com­mu­nauté qui résulte de leurs acti­vités dans la nature et au sein du monde créé par l’espèce, en même temps qu’elle les englobe, leur don­nant leur natu­ra­lité (indiquée par wesen), leur sub­stance en tant que généralité (indiquée par gemein), dans un deve­nir (wesen). »

Ces appro­fon­dis­se­ments suc­ces­sifs de la notion de Gemeinwesen et d’indi­vi­dua­lité lais­sent cepen­dant ouverte la ques­tion du rap­port entre l’être générique et l’être social de l’homme. Ouverture dans laquelle s’engouf­fre L. Dumont dans Homo aequa­lis I18, en avançant que Marx emploie Gemeinwesen pour expri­mer la nature sociale de l’homme (l’être commun), mais que le terme serait insuf­fi­sant pour tenir compte de toute l’étendue de la socia­lité humaine et Marx par­le­rait alors de gesell­schaft­li­ches Wesen (l’être social). L’expli­ca­tion la plus plau­si­ble est que cette gesell­schaft­li­ches­we­sen ferait le pont entre la Gemeinwesen et la Gattungswesen (l’être générique), les deux ne pou­vant coïncider que dans le com­mu­nisme.

Pour res­sai­sir ces éléments on peut dire que Camatte reconnaît l’ambiguïté d’une démarche qui a systématisé ce qui sem­blait encore vala­ble chez Marx dans la des­crip­tion de la domi­na­tion for­melle, en en gar­dant donc les catégories, tout en cher­chant à décrire le nou­veau de la domi­na­tion réelle. « La théorie dont nous avons pris l’inva­riance, c’est le com­mu­nisme » (avril 1973), mais on ne peut plus lier cela au prolétariat [ce résultat cor­res­pond à ce que plu­sieurs grou­pes infor­mels autour de quel­ques revues (Négation, Le mou­ve­ment Communiste, Intervention Communiste, Invariance) ont développé dans les années 1970, refu­sant par-là de réduire la théorie com­mu­niste à une pure théorie de classe, à une théorie du prolétariat. Cela ne nous semble plus pos­si­ble aujourd’hui19. Contrairement à ce que croient nombre de per­son­nes issues de grou­pes bor­di­guis­tes, « l’inva­riance » affirmée dans cette revue ne signi­fiait pas lutter contre toutes les formes de révision­nisme dans la théorie ou répéter inlas­sa­ble­ment les canons du marxisme pour user jusqu’à la corde leur valeur d’usage, mais à garder une pers­pec­tive, celle du fil rouge du temps]

 

– Lettres du no 1, série III (1975)

La conver­gence mode de pro­duc­tion capi­ta­liste/mode de pro­duc­tion asia­ti­que (MPC/MPA) va être régulièrement mise en avant par Camatte.

[Nous l’avons par­fois reprise et nous en par­lons encore dans le no 15 de la revue Temps cri­ti­ques à propos de la situa­tion du capi­tal en Chine. Toutefois, si on peut admet­tre qu’elle per­siste, il nous semble néces­saire de rec­ti­fier le sens de la conver­gence. Dans l’opti­que ori­gi­nelle d’Invariance, le sens est celui du MPC vers le MPA avec la ten­dance au capi­ta­lisme d’État qui serait com­mune aux deux formes (« le capi­ta­lisme sans capi­ta­lis­tes » de Camatte) et aussi avec la prégnance de plus en plus grande des problèmes écolo­gi­ques. Si cette dernière ten­dance demeure et devient même plus impor­tante, la première s’avère avoir fait long feu avec d’une part l’effon­dre­ment du bloc soviétique et d’autre part les poli­ti­ques néo-libérales de remise en cause de l’inter­ven­tion de l’État à partir des années 1980. De plus, l’idée que le capi­tal se développe en Chine à partir du pôle tra­vail (la Chine « ate­lier du monde ») n’est que par­tiel­le­ment vraie dans ses dévelop­pe­ments récents. La Chine s’incor­pore à la marche générale de la révolu­tion du capi­tal ne serait-ce que par sa par­ti­ci­pa­tion impor­tante aux flux mon­diaux com­mer­ciaux et finan­ciers et au niveau I de la domi­na­tion à tra­vers sa par­ti­ci­pa­tion aux ins­ti­tu­tions inter­na­tio­na­les.

Néanmoins cette com­pa­rai­son, peu utilisée en général, peut nous per­met­tre de fonder une ana­lyse du dévelop­pe­ment du capi­tal en dehors même de sa forme prin­ci­pale et la plus développée au sein du MPC, à savoir, sa forme indus­trielle.]

 

Puis, c’est un retour sur les contra­dic­tions du capi­tal : la barrière de la réali­sa­tion (et avec elle celle de la ten­dance à la sur­pro­duc­tion) a été dépassée, non pas par les poli­ti­ques impéria­lis­tes [comme le croyait Rosa Luxembourg], mais par une exten­sion du marché intérieur (État-Providence et poli­ti­que des reve­nus).

Dans une lettre de 1970, Darlet dit que la valeur n’a pas été éliminée mais sur­montée (dévalo­ri­sa­tion par infla­tion, fic­ti­vi­sa­tion) et il conclut : « À la limite, le capi­tal social et sa repro­duc­tion ne sont que l’intérêt d’un capi­tal entièrement fictif et seule sub­siste la repro­duc­tion simple de cet intérêt20 ».

[cf. notre notion de « repro­duc­tion rétrécie21 », mais c’est impos­si­ble de parler de repro­duc­tion simple quand, depuis les années 1980, tout flux de reve­nus espéré devient une oppor­tu­nité pour une capi­ta­li­sa­tion future22. Les agen­ces de nota­tion jouent d’ailleurs un rôle essen­tiel dans les prises de décisions de capi­ta­li­sa­tion23].

 

Réponse de Camatte : le plus impor­tant c’est la trans­for­ma­tion de la loi de la valeur en loi des prix de pro­duc­tion. À ce niveau, le capi­tal domine la valeur et c’est lui qui semble donner « valeur ». Il se pose en source à tra­vers la domi­na­tion du tra­vail mort (immense accu­mu­la­tion de capi­tal fixe).

[Mais Camatte fait ensuite marche arrière : « La solu­tion n’est pas en dehors de la loi de la valeur car le capi­tal est la valeur par­ve­nue à l’auto­no­mie ».

Non, nous pen­sons plus juste de dire alors que c’est la valeur qui devient « évanes­cente24 ». Nous y reve­nons plus bas en com­men­tant la posi­tion de Darlet à ce sujet.]

 

Camatte développe alors la notion d’anthro­po­mor­phose du capi­tal ». Le capi­tal devient homme car il en prend les attri­buts. Il se présente comme un être social et parallèlement l’homme devient capi­tal.

[Nous préférons en rester à l’idée d’une ten­dance à la capi­ta­li­sa­tion de toutes les acti­vités, ce que nous avons essayé de rendre par le terme de société capi­ta­lisée, mais sans repréciser le pour­quoi de notre refus des concepts d’anthro­po­mor­phose et de com­mu­nauté matérielle du capi­tal, des concepts que J. Guigou a par­fois utilisé au début de Temps cri­ti­ques, mais qui n’ont pas été repris par d’autres ni par lui-même depuis.

Par ailleurs, la fic­ti­vi­sa­tion qu’ana­lyse Camatte se situe dans un contexte de montée des taux d’intérêt, ce qui est logi­que si on estime que le capi­tal cher­che une oppor­tu­nité de gains et sa capi­ta­li­sa­tion, plus que des inves­tis­se­ments pro­duc­tifs d’une ren­ta­bi­lité incer­taine. Mais aujourd’hui, la fic­ti­vi­sa­tion conti­nue à taux d’intérêt très bas et sur une base beau­coup plus large. Nous sommes main­te­nant dans un pro­ces­sus devenu struc­tu­rel et non pas sim­ple­ment conjonc­tu­rel.

Darlet répond mais sans mar­quer la différence, à savoir que ce n’est pas le capi­tal mais la valeur qui s’auto­no­mise. Sinon, le risque est de retom­ber sur les bana­lités de base autour de l’auto­no­mie du capi­tal finan­cier, de sa domi­na­tion sur le capi­tal pro­duc­tif, etc. Aucune catégorie de capi­tal ne peut s’auto­no­mi­ser (même pas des formes moder­nes comme celle dite du capi­tal cog­ni­tif ou celle de capi­tal connexion­niste défendue par B. Pasobrola25 dans Temps cri­ti­ques) à partir du moment où ce que nous dévelop­pons depuis 2007, c’est un pro­ces­sus de tota­li­sa­tion du capi­tal.

Pour Darlet, le capi­tal ce n’est plus la valeur en procès dans la pro­duc­tion et le tra­vail, mais le propre procès du capi­tal dans lequel la valeur se perd dans un mou­ve­ment plus large (nous n’en sommes pas loin avec notre « évanes­cence »). De la même façon, le tra­vail devient tra­vail général et non plus tra­vail pro­duc­teur de plus-value (ce qui cor­res­pond à notre « ines­sen­tia­li­sa­tion de la force de tra­vail » dans la valo­ri­sa­tion). Nous disons alors que la contra­dic­tion est portée au niveau de la repro­duc­tion du rap­port social].

 

Dans une lettre du 16/09/71, Darlet signale bien le point de bas­cu­le­ment. La crise des années 1970 n’est pas une crise de pro­duc­tion, mais le problème de l’équi­va­lent-or se pose encore malgré le dévelop­pe­ment du capi­tal fictif.

[Ce n’est bien plus le cas aujourd’hui. C’est le dollar comme pure représen­ta­tion de la puis­sance qui colle le mieux à cette fic­ti­vi­sa­tion avec la fin du Gold Exchange Standard, la démonétisa­tion pro­gres­sive de l’or, la flot­tai­son des taux de change. On peut dire aussi que son rôle double de mon­naie natio­nale et inter­na­tio­nale, ainsi que les mani­pu­la­tions de valeur monétaire que peut réaliser le gou­ver­ne­ment américain, ren­for­cent ce caractère de représen­ta­tion par rap­port à toute notion de valeur objec­tive.

A contra­rio, la crise actuelle de la zone euro montre à quel point il est dif­fi­cile de s’oppo­ser à la fic­ti­vi­sa­tion puis­que la lutte apparaît comme à front ren­versé. Alors que c’est la poli­ti­que alle­mande, la Bundesbank et la Banque cen­trale européenne (BCE) qui vont dans le sens de la lutte contre la fic­ti­vi­sa­tion, F. Hollande, la gauche et l’extrême gauche réunis voient dans le refus de la BCE d’appuyer une relance de la demande, la marque du décro­chage entre écono­mie réelle et écono­mie fic­tive].

 

Réponse de Camatte : La domi­na­tion du capi­tal sur la valeur s’exprime par des prix arbi­trai­res admi­nistrés ou anti­cipés [idée que nous repre­nons dans le no 15 de Temps cri­ti­ques, à partir de l’exem­ple des luttes dans les DOM-TOM]. Les prix peu­vent conti­nuer à aug­men­ter alors que les quanta de valeur bais­sent.

[J. Camatte reste encore dans le cadre concep­tuel de la loi de la valeur. Les catégories abs­trai­tes de l’écono­mie clas­si­que et de Marx sont quan­ti­fia­bles. Très logi­que­ment donc il en déduit qu’il y a là une mys­ti­fi­ca­tion du capi­tal au détri­ment de la valeur.

Ce n’est pas ce que nous pen­sons et c’est pour cela qu’il faut se recen­trer sur les prix et non sur les valeurs parce qu’ils expri­ment la vérité de la valeur. C’est de toute façon ce à quoi les écono­mis­tes et les sta­tis­ti­ciens… et donc les théori­ciens cri­ti­ques doi­vent se rap­por­ter pour établir mesu­res et com­pa­rai­sons. Les prix sont par ailleurs un indi­ca­teur des rap­ports de force entre unités de capi­tal en fonc­tion de l’état de concen­tra­tion des marchés (cf. par exem­ple, les prix de l’auto­mo­bile, mais pour le moment cela ne semble pas être le cas dans les NTIC)].

[Remarque per­son­nelle de JW : Je viens de faire la cri­ti­que de cela dans mon der­nier texte qui est une cri­ti­que du livre Crises de Léon de Mattis, (Entremonde 2012), où je crois mon­trer que cette quan­ti­fi­ca­tion chez les marxis­tes actuels ne se fait qu’en rabat­tant les valeurs sur les prix donc comme si les valeurs ne ser­vaient à rien, mais alors pour­quoi les garder ? Le second tour de passe-passe est de dire que si on ne retrouve pas d’équi­va­lence, au niveau d’une entre­prise, entre prix et valeurs et entre plus-value et profit et bien elle se retrouve au niveau des grands agrégats.

Une des meilleu­res expres­sions de cette façon de faire se trouve chez Barrot (Dauvé) dans son livre Le mou­ve­ment com­mu­niste (Champ Libre, 1972) qui ten­tait un bilan des posi­tions com­mu­nis­tes radi­ca­les et qui eu, à l’époque, une cer­taine influence. Je le cite aussi parce que Barrot fut cri­tiqué sur un autre point par Invariance comme nous le ver­rons par la suite.

Voici ce qu’écrit Barrot : « Les capi­taux qui se ren­contrent sur le marché s’échan­gent non seu­le­ment en tant que mar­chan­di­ses, mais sur­tout en tant que pro­duits de capi­taux. À ce titre ils reçoivent une part de profit pro­por­tion­nelle à leur impor­tance, mais cette part est calculée (non pas cons­ciem­ment mais dans les faits) sur la base du profit total de la société, c’est-à-dire du capi­tal social total, et non à partir de la com­po­si­tion orga­ni­que indi­vi­duelle de chaque capi­tal » (p. 64). Comment quel­que chose peut être calculée incons­ciem­ment ou dans les faits, on ne le saura pas. Peut être le « capi­tal auto­mate » de Marx ou alors la struc­ture d’Althusser ?

Barrot conti­nue et c’est là où je vou­lais en venir : « La masse totale des prix des mar­chan­di­ses cor­res­pond à la masse totale de leur valeur : la masse totale des mar­chan­di­ses s’échange bien selon la quan­tité de temps de tra­vail moyen qu’elle contient. Cependant au niveau de chaque mar­chan­dise-capi­tal, la loi ne joue pas. Un taux de profit moyen tend à se former au niveau de la société toute entière, et chaque mar­chan­dise-capi­tal est vendue, non à sa valeur, mais à son prix de pro­duc­tion » (ibid.). Et Barrot de conclure : « C’est le triom­phe de la loi dans le capi­ta­lisme moderne, à tra­vers son appa­rente négation » (ibid.).

Aujourd’hui, il faut dire stop à ce genre d’argu­tie qui ridi­cu­lise la dia­lec­ti­que en s’en ser­vant comme d’une corde de pendu.]

 

Camatte pour­suit en citant Marx : « Le temps de cir­cu­la­tion est le temps du capi­tal qui peut être considéré comme le temps de son mou­ve­ment spécifi­que en tant que capi­tal, à la différence du temps de pro­duc­tion en lequel il se repro­duit » (Marx, Grundrisse, vol II, Anthropos). Le capi­tal trouve sa vérité dans son mou­ve­ment auto­nome par rap­port à la pro­duc­tion. Le capi­tal dis­so­cie l’espace et le temps pour le recons­ti­tuer à sa façon. La réali­sa­tion de la plus-value est mise en sus­pens.

[Il tend ainsi à dépasser la contra­dic­tion valo­ri­sa­tion/dévalo­ri­sa­tion en met­tant l’accent sur la capi­ta­li­sa­tion des flux de reve­nus et non sur l’accu­mu­la­tion de capi­tal pro­duc­tif et de profit qui lui est direc­te­ment lié. Il ne cher­che pas à maxi­mi­ser le profit, mais à anti­ci­per un niveau de profit général (plus ou moins indépen­dant de la part pro­duc­tive, au sens tra­di­tion­nel, de l’acti­vité) qui soit à même d’assu­rer un taux de ren­de­ment du capi­tal satis­fai­sant. Du point de vue du pou­voir ou de la puis­sance, il y a un pro­ces­sus de cap­ta­tion qu’on retrouve aussi dans la résur­gence des phénomènes de rente.]

 

Là encore on a un rôle impor­tant du crédit, c’est-à-dire d’un capi­tal qui se trans­forme en équi­va­lent général et qui comble le hiatus espace-temps26. Pour cela, il ne peut exis­ter qu’en tant que gran­deur idéelle, comme capi­tal fictif. C’est cela que Rosa Luxembourg a négligé dans son ana­lyse de l’accu­mu­la­tion, des crises de réali­sa­tion, l’impéria­lisme, etc. Il y a bien sur­pro­duc­tion de capi­tal, mais d’un capi­tal non matériel, formel, fictif ; un capi­tal qui atteint sa pleine réalité en tant qu’être (la « com­mu­nauté matérielle du capi­tal »). Cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir sur­pro­duc­tion de valeurs d’usage et parallèlement dévalo­ri­sa­tion.

Il faut dis­tin­guer la période d’ori­gine pen­dant laquelle le crédit semble à l’extérieur du capi­tal et vient com­bler le hiatus espace-temps pour assu­rer une conti­nuité, d’avec la période actuelle de matu­rité dans laquelle le capi­tal a auto­no­misé sa forme et crée du crédit pour domi­ner le futur : les dettes devien­nent l’argent qui fait tour­ner la machine [De ce point de vue là, la crise de 2008 cons­ti­tue une alerte].

Camatte pose aussi la ques­tion de savoir dans quelle mesure le tra­vail ne devient pas lui aussi fictif [ce que nous envi­sa­geons avec la notion d’ines­sen­tia­li­sa­tion de la force de tra­vail et la des­crip­tion de différents procédés de simu­la­tion de tra­vail (sta­gia­ri­sa­tion généralisée de la force de tra­vail « jeune », y com­pris étendue aux plus diplômés, emplois « aidés », emplois inter­mit­tents, etc. )]

 

– Lettres de 1971 et 1972 (no 2, série III)

- Remarques de Camatte (p. 23-24)

Les dévelop­pe­ments de Darlet ten­dent à prou­ver, une fois que le crédit a envahi tous les domai­nes de l’écono­mie, qu’il n’y a plus de contra­dic­tion interne au capi­tal. Que la des­truc­tion ne peut être qu’auto-des­truc­tion.

[Il ne précise pas si c’est du fait de la guerre ou d’une dévalo­ri­sa­tion sau­vage ou encore du dévelop­pe­ment d’une bar­ba­rie sociale. Aujourd’hui, nom­breux sont ceux qui pen­sent que des contra­dic­tions mor­tel­les ne peu­vent venir que de l’extérieur (catas­tro­phisme). C’est un effet à la fois de la perte de référence au prolétariat et de la cons­cience que les contra­dic­tions du rap­port capi­tal/tra­vail n’épui­sent pas toutes les contra­dic­tions de la société capi­ta­lisée.]

 

La dis­cus­sion conti­nue autour des thèmes de la polémique pos­thume Marx-Luxembourg.

Camatte rejette une sépara­tion rigide entre le sec­teur I des biens de pro­duc­tion et le sec­teur II des biens de consom­ma­tion. Le problème de la repro­duc­tion élargie ne se pose­rait plus.

[Nous le répétons à nou­veau, plutôt que de main­te­nir le prin­cipe d’une repro­duc­tion élargie comme nécessité pour la survie du capi­tal et donc de cher­cher à savoir s’il y a un ou des obs­ta­cles insur­mon­ta­bles ou non à cette repro­duc­tion élargie, il vaut mieux envi­sa­ger une pos­si­bi­lité de « repro­duc­tion rétrécie » dans laquelle ni la pro­duc­tion pour la pro­duc­tion, ni la maxi­mi­sa­tion du profit ne cons­ti­tuent les objec­tifs pre­miers qui sont ceux de la capi­ta­li­sa­tion. Cela présente l’avan­tage d’être plus prag­ma­ti­que et c’est d’ailleurs la méthode qu’à utilisée Keynes par rap­port à l’école néo-clas­si­que en dévelop­pant sa thèse de « l’équi­li­bre de sous emploi »]

 

Mais res­tons avec J.-L. Darlet et donc avec l’hypothèse de la repro­duc­tion élargie. Il montre que la dis­tinc­tion est toute théorique et que le sec­teur des biens de consom­ma­tion par­ti­cipe à l’accu­mu­la­tion du capi­tal.

[Il semble pos­si­ble d’arri­ver aux mêmes conclu­sions que Darlet à partir de ce qu’on appelle le « mul­ti­pli­ca­teur keynésien » qui indi­que qu’une aug­men­ta­tion de la demande (dépenses en inves­tis­se­ment de l’État + dépenses de consom­ma­tion des ménages) abou­tit à un redémar­rage de la crois­sance et donc de l’accu­mu­la­tion privée des entre­pri­ses. C’est la poli­ti­que préconisée par Keynes pour sortir de la crise des années 1930 (le « cercle ver­tueux keynésien ») et qui sera appliquée mas­si­ve­ment pen­dant les Trente glo­rieu­ses don­nant lieu à cette « société de consom­ma­tion » complètement incom­prise des marxis­tes pour trois rai­sons au moins : premièrement, parce que pour eux ils n’existe que des sociétés de pro­duc­tion (les MP) ; deuxièmement parce qu’elle contre­dit leur credo sur la loi d’airain des salai­res, la paupérisa­tion et la force de tra­vail payée à sa valeur (excu­sez du peu !) ; troisièmement parce que son avènement impli­que une adhésion du tra­vailleur à la dyna­mi­que du capi­tal et en conséquence sa trans­for­ma­tion de pro­duc­teur de richesse en usager du capi­tal. L’École de Cambridge et Kalecki cons­cients des apo­ries de la théorie marxiste ont essayé de créer des pas­se­rel­les ou des points de ren­contre entre marxisme et keynésia­nisme, à l’inverse de P. Mattick qui, dans son Marx et Keynes main­tient le prin­cipe d’une incom­pa­ti­bi­lité des thèses en présence.

Mais si on reste dans l’hypothèse de la repro­duc­tion élargie, ce qui semble au moins aussi impor­tant que la ques­tion de l’équi­li­bre des sec­teurs, c’est que le dévelop­pe­ment des NTIC brouille complètement les frontières entre sec­teur I et sec­teur II puis­que cer­tai­nes par­ti­ci­pent des deux comme, par exem­ple, les logi­ciels].

 

– Un cor­res­pon­dant nommé Gérard (lettre du 30/11/1971) apporte des éléments sur la dis­so­lu­tion des caractères du tra­vail pro­duc­tif et sur­tout sur le chan­ge­ment de nature du tra­vail dit impro­duc­tif. On pas­se­rait des impro­duc­tifs hors du capi­tal parce qu’ils ne sont pas pro­duc­teurs de plus-value [par exem­ple les tra­vailleurs des ser­vi­ces (l’exem­ple qu’il donne des petits arti­sans et pay­sans n’est pas convain­cant)] aux impro­duc­tifs du capi­tal parce que consom­ma­tion et cir­cu­la­tion sont inclu­ses dans la pro­duc­tion.

Camatte rajoute : ils sont impro­duc­tifs de plus-value, mais ils sont pro­duc­tifs de pro­fits.

[Le capi­tal se tota­lise en réuni­fiant son procès, en ren­dant conti­nue ce que les écono­mis­tes appel­lent aujourd’hui « la chaîne de valeur ». Mais tout ce pro­ces­sus, au niveau de l’ensem­ble des rap­ports sociaux et non plus seu­le­ment du procès de pro­duc­tion, n’est compréhen­si­ble qu’à partir du moment où on admet l’inhérence entre capi­tal et État et en l’occur­rence, à partir de la domi­na­tion réelle, tout le dévelop­pe­ment des systèmes de sécurité sociale, les poli­ti­ques de reve­nus, la « société de consom­ma­tion », toutes choses qui rejet­tent la loi de la valeur aux oubliet­tes.

Il nous semble, malgré la relec­ture, que cette ana­lyse de l’État est très peu présente dans Invariance, à ce moment et sur ce sujet. En fait, c’est une cons­tante d’Invariance puis de J. Camatte, d’être plus concernés par l’ana­lyse des « États de la première forme » et le lien qu’ils entre­tien­nent avec la nais­sance et le dévelop­pe­ment de la valeur, c’est-à-dire des États qui prédomi­nent dans le MPA, que par l’ana­lyse de l’État moderne. Aucune référence n’est faite à Braudel alors que la revue mul­ti­plie les références érudi­tes. L’étude des premières formes d’inhérence entre dévelop­pe­ment de l’État sous sa deuxième forme et capi­tal qui per­met­tent pour­tant de com­pren­dre les ori­gi­nes du capi­ta­lisme et d’en voir les arti­cu­la­tions semble négligée. Plus générale­ment on reste dans l’opti­que marxiste d’une sous-esti­ma­tion du rôle de l’État dans le capi­ta­lisme moderne. Une sous-esti­ma­tion qui s’expli­que premièrement par le main­tien d’une ana­lyse qui sépare super­struc­ture et infra­struc­ture du capi­tal alors que la domi­na­tion réelle tend à rendre cette dis­tinc­tion cadu­que ; et deuxièmement parce que la ques­tion poli­ti­que est sacrifiée au profit de l’écono­mie]

 

– À partir d’un arti­cle du jour­nal Le Monde sur l’École de Cambridge, Darlet signale l’impor­tance accordée par cette École au capi­tal fictif, mais sous le terme ambigu de capi­tal global27.

[C’est une cri­ti­que de la théorie marxiste de la valeur qui se situe encore dans le cadre du procès social de la pro­duc­tion matérielle et donc de la plus-value.]

 

Dans ses démons­tra­tions sur la valeur, J.-L. Darlet uti­lise encore les schémas marxis­tes mais dans une lettre du 8/12/1971 il déclare que le mode d’être du capi­tal étant celui du capi­tal fictif, sa représen­ta­tion ne peut plus être faite à l’aide des concepts de la loi de la valeur. On doit faire la théorie de la négation de la loi de la valeur par le capi­tal

[C’est par exem­ple ce que J. Wajnsztejn a entre­pris de faire, mais plutôt à partir de Cardan-Castoriadis28 que d’Invariance. Ce qui est para­doxal, c’est que ce tra­vail et cette posi­tion res­tent aujourd’huias­sez mar­gi­nale au sein des milieux com­mu­nis­tes radi­caux, alors pour­tant que toutes les dernières trans­for­ma­tions du capi­tal aurait dû lui donner plus de consis­tance et d’audience. On assiste plutôt, et de manière assez stupéfiante, à l’éclo­sion et sur­tout à la média­ti­sa­tion rela­tive d’un « cou­rant cri­ti­que de la valeur » autour de Krisis, Postone et Jappe qui représen­tent, par cer­tains côtés, une vérita­ble régres­sion théorique. Ils voient dans la situa­tion actuelle le triom­phe de la valeur (de la forme-valeur pour être plus précis), mais pour expli­quer la crise concrètement, ils en revien­nent à l’expli­ca­tion par la valeur-tra­vail. Ils res­tent dans le com­pro­mis entre forme-valeur et loi de la valeur, com­pro­mis incohérent puisqu’il contre­dit leur affir­ma­tion d’une cou­pure entre un Marx ésotérique et un Marx exotérique29.

Darlet pro­pose lui aussi un com­pro­mis en res­tant dans l’entre-deux : il faut conti­nuer à partir des schémas marxis­tes, mais en même temps mon­trer leur limite par le fait que s’ils étaient vrais le capi­ta­lisme ne pour­rait pas sur­vi­vre, ne suf­fi­rait même pas à assu­rer sa repro­duc­tion simple].

 

Le mode d’être du capi­tal n’est pas de se dédou­bler (un côté réel et un côté fictif) mais de tendre vers l’unité des deux moments, c’est-à-dire vers une iden­tité de toutes les formes de capi­tal. C’est de cette iden­tité que naît la négation de la loi de la valeur, qui elle, affirme la différence, par exem­ple entre capi­taux pro­duc­tifs et impro­duc­tifs. Il faut donc « dépasser la loi de la valeur sans la nier »

[C’est sûrement pour res­pec­ter ce com­pro­mis que Darlet et la revue Invariance ne pous­se­ront pas plus loin pour voir si la loi de la valeur n’était pas déjà fausse dans la domi­na­tion for­melle, voir si la force de tra­vail est vrai­ment une mar­chan­dise, voir si le capi­tal cons­tant ne fait que trans­met­tre sa valeur, voir si les valeurs cor­res­pon­dent aux prix, etc.

Il sem­ble­rait que ce soit un com­pro­mis Camatte-Darlet qui établit que le capi­tal ne nie pas la loi de la valeur, il la dépasse dans un nouvel espace où l’Homme n’est plus objet du capi­tal mais sujet en tant qu’il est le capi­tal fait Homme (l’anthro­po­mor­phose).]

 

– Lettres de Camatte, jan­vier et février 1972.

Les impas­ses des théories de la valeur sont res­sen­tis par tous, y com­pris par ses tenants et on assiste à une ten­dance à rem­pla­cer les théories abso­lues (valeur-utilité ou valeur-tra­vail) qui pen­sent que les choses ont des propriétés en elles-mêmes avant l’échange, par des théories rela­ti­vis­tes comme celle qui pense que le prix de pro­duc­tion rend compte d’une utilité, mais une d’utilité pour le capi­tal. En conséquence, dans la mesure où le capi­tal domine main­te­nant la valeur, il ne s’agit pas de créer une théorie rela­ti­viste de la valeur, mais plutôt une théorie rela­ti­viste du capi­tal. La limite n’est plus le temps de tra­vail que le capi­tal domine, mais l’Homme lui-même. C’est parce que le capi­tal est démesure qu’il exige cons­tam­ment d’être mesuré. Le procès de pro­duc­tion d’ensem­ble englobe le procès immédiat aussi bien en amont qu’en aval.

[C’est ce que nous dévelop­pons dans les nos 15 et 16 de Temps cri­ti­ques].

 

La loi de la valeur est rem­placée par la loi de capi­ta­li­sa­tion : com­ment un quan­tum de capi­tal s’accroît de façon concrète ou fic­tive, mais dans tous les cas de façon réelle (ou avec des effets réels).

[Là aussi c’est en cor­res­pon­dance avec ce que nous énonçons dans la cri­ti­que du livre de de Mattis, Crises]

 

– Réponse de J.-L. Darlet : il faut atta­quer la phrase de Rancière dans Lire le capi­tal (Maspero, 1965, vol I, p. 200) qui est pour­tant le texte le plus impor­tant de l’ouvrage : « Au contraire, si le capi­tal pro­duit natu­rel­le­ment du profit, s’il fonc­tionne comme un auto­mate30 […] ». Mais jus­te­ment, le capi­tal n’a jamais été un auto­mate et aujourd’hui moins que jamais. Le capi­tal s’est intériorisé l’intel­li­gence des Hommes.

[« Le mort saisi le vif » comme disait Marx, mais le capi­tal (cons­tant ou le tra­vail mort) peut-il être considéré comme « mort » s’il a cette capa­cité ? Cela ren­voie à notre ques­tion­ne­ment déjà évoqué sur le fait que le capi­tal cons­tant ne ferait que trans­met­tre sa valeur et non en créer par sa com­bi­nai­son avec le capi­tal varia­ble (ou tra­vail vivant).]

 

Darlet main­tient l’idée que le capi­tal est un rap­port social. Il s’oppose à Camatte en disant que c’est la valeur qui est sujet du dévelop­pe­ment. En conséquence c’est bien d’une théorie rela­ti­viste de la valeur dont nous aurions besoin et non pas d’une théorie rela­ti­viste du capi­tal, ce der­nier ne représen­tant qu’une forme de la valeur [c’est nous qui sou­li­gnons]. Une forme qui s’exprime dans un dis­cours [« le dis­cours du capi­tal », for­mule que nous uti­li­se­rons fréquem­ment].

Puis il perçoit l’oppo­si­tion ou la contra­dic­tion avec ce que dit Camatte et il précise : fina­le­ment, le problème et l’erreur c’est de vou­loir fonder une théorie rela­ti­viste de n’importe quoi. Or il faut chan­ger de ter­rain et retrou­ver celui des Manuscrits de 184431.

Le seul moyen de nier le capi­tal ce n’est pas d’être révolu­tion­naire32, mais d’être com­mu­niste.

[Nous ne pou­vons pas aujourd’hui être d’accord avec cela et nous avons abordé ce point dans la conclu­sion de notre arti­cle-édito du no 16 de Temps cri­ti­ques et aussi dans différents pas­sa­ges où nous cri­ti­quons la notion de « com­mu­ni­sa­tion33 ».]

 

Camatte rajoute, mais dans le même sens : à la fic­ti­vité du capi­tal (moment d’affir­ma­tion posi­tif), il faut oppo­ser le négatif du com­mu­nisme.

[Idée de rup­ture abso­lue qui nous semble datée aujourd’hui où se dis­cu­tent les liens entre alter­na­ti­ves et révolu­tion, où l’insur­rec­tion­nisme se mani­feste comme pro­ces­sus et où, malgré ses limi­tes, il ques­tionne le concept de Révolu­tion]

 

Darlet pour­suit : la loi de la valeur n’est qu’une représen­ta­tion des Hommes à une époque donnée (celle de l’écono­mie clas­si­que), mais Marx a cherché à en faire un système struc­tu­ral, une vérita­ble com­bi­na­toire qui ne laisse plus aucune place à la dia­lec­ti­que. À partir des schémas marxis­tes (synthèse p. 88), il abou­tit au fait que pour qu’elle fonc­tionne encore, il fau­drait intégrer poten­tiel­le­ment (en théorie) de plus en plus de tra­vailleurs pro­duc­tifs… et encore bien plus de tra­vailleurs impro­duc­tifs or, en pra­ti­que seul le nombre des tra­vailleurs impro­duc­tifs aug­mente vrai­ment, ce qui entraîne nor­ma­le­ment la dévalo­ri­sa­tion. Or, pour Marx, une situa­tion comme celle où on trou­ve­rait un plus grand nombre de tra­vailleurs impro­duc­tifs que de tra­vailleurs pro­duc­tifs devait abou­tir à la révolu­tion. Statistiquement, cette situa­tion semble atteinte, par exem­ple aux États-Unis, depuis 1956.

[Darlet ne dit pas que c’est la défini­tion même des caractères pro­duc­tifs et impro­duc­tifs des tra­vailleurs ou du type de tra­vail qui est deve­nue impro­pre dans le cadre des trans­for­ma­tions du procès de pro­duc­tion et de tra­vail. Par contre il fait référence au fait que Marx a perçu dès son époque l’avènement d’une science deve­nue force pro­duc­tive quand le capi­tal s’incor­pore le capi­tal fixe qui devient lui-même force pro­duc­tive (cf. supra nos remar­ques sur le « tra­vail mort » bien vivant) et fait que les Hommes ten­dent à n’être plus que des usa­gers du capi­tal (des consom­ma­teurs fina­le­ment).]

 

Le pas­sage à la domi­na­tion réelle est en effet affran­chis­se­ment par rap­port au référen­tiel humain (temps de tra­vail, besoin) et il conduit à un chan­ge­ment des men­ta­lités34.

[Dès 1975, Pasolini par­lait, dans ses Écrits cor­sai­res35, de révolu­tion anthro­po­lo­gi­que, terme que cer­tains d’entre nous uti­li­sent aussi depuis quel­que temps, mais sans aspects nos­tal­gi­ques contrai­re­ment à nombre de thuriféraires actuels de Pasolini (cf. Longchampt, par exem­ple, pro­mo­teur d’un site éponyme). Camatte ou Invariance citaient aussi par­fois ce terme de Pasolini.]

 

Même Keynes reste dans la référence à l’humain avec ses dévelop­pe­ments sur le plein emploi ou l’État-pro­vi­dence. Mais ces poli­ti­ques keynésien­nes condui­sent à une aug­men­ta­tion for­mi­da­ble des tra­vailleurs impro­duc­tifs de plus-value, du moins si on reste dans le cadre de défini­tion du tra­vail pro­duc­tif propre à la loi de la valeur. Parallèlement, on a la fin de l’étalon-or et sa démonétisa­tion à partir de 1971 ; pas de révolu­tion du prolétariat mais une révolte de la jeu­nesse dont toute une partie est exclue du procès de pro­duc­tion.

[Le plein emploi de la période des Trente Glorieuses s’achève avec un chômage qui atteint quand même les 600 000 indi­vi­dus au prin­temps 1968 en France (d’après les syn­di­cats) ou ne se définit plus essen­tiel­le­ment par rap­port à lui. Il y a un problème de représen­ta­tion et crise de l’idéologie du tra­vail (avec dévelop­pe­ment de pra­ti­ques anti-tra­vail aussi bien aux États-Unis qu’en Europe qui culmi­ne­ront en Italie avec le pic de 1977).]

 

La révolu­tion que Marx prévoyait quand le nombre de tra­vailleurs impro­duc­tifs dépas­se­rait celui des tra­vailleurs pro­duc­tifs se déroule en fait dans le cadre du dévelop­pe­ment des forces pro­duc­ti­ves par sub­sti­tu­tion capi­tal/tra­vail [c’est un caractère de ce que nous appe­lons « la révolu­tion du capi­tal »], l’auto­ma­tion ne conduit pas à la com­mu­nauté humaine [contrai­re­ment à ce que croyait l’IS36].

Camatte parle « d’échap­pe­ment du capi­tal37 ». La loi de la valeur n’est donc plus une représen­ta­tion adéquate ; mais dès l’ori­gine elle a été une vision réduc­trice qui ne voit pas dans le capi­tal, et a for­tiori dans son échap­pe­ment, la réali­sa­tion d’un projet humain [« l’utopie-capi­tal » pour repren­dre une expres­sion cen­trale chez Giorgio Cesarano38.]

Avec le capi­tal, les hommes pen­sent avoir échappé à la nature, à l’ani­ma­lité.

[Invariance par­lera ensuite d’une « deuxième nature » pro­duite par le capi­tal. C’est quel­que chose d’encore plus actuel avec le dévelop­pe­ment des bio-tech­no­lo­gies et aussi avec la mul­ti­pli­ca­tion de nou­vel­les expérien­ces trans-genres et l’essai de dépasser toutes les limi­tes sym­bo­li­ques de l’ancien ordre patriar­cal non pas pour y oppo­ser une autre sym­bo­li­que, mais afin de créer pra­ti­que­ment un homme nou­veau.

Toute la dis­cus­sion Camatte-Darlet est encore centrée sur le procès de pro­duc­tion, donc sur une crise à ce niveau (d’où encore la cen­tra­lité de la ques­tion de la valeur) et non pas sur le fait que la contra­dic­tion est en train d’être portée au niveau de la repro­duc­tion. Processus qu’on perçoit bien mieux aujourd’hui. Le para­doxe de la dis­cus­sion, c’est que Darlet semble aller le plus loin dans la remise en cause de l’ana­lyse marxiste clas­si­que, mais sans appréhender cette crise au niveau de la repro­duc­tion, alors que Camatte qui paraît recu­ler devant cer­tai­nes conséquen­ces de la remise en cause du cadre tra­di­tion­nel, perçoit peut être mieux les conséquen­ces des trans­for­ma­tions en cours, leur sens général].

 

– Remarques de J. Camatte rajoutées en 1975.

Camatte cri­ti­que Barrot (Dauvé) et son livre Le mou­ve­ment com­mu­niste (Payot, 1972) en ce qu’il affirme l’auto­no­mi­sa­tion de la valeur d’usage (VU) sans voir que ces VU sont main­te­nant celles du capi­tal. Tout natu­rel­le­ment, il en reste à une vision des débuts du com­mu­nisme comme répar­ti­tion de ces VU par l’intermédiaire des bons de tra­vail.

[Solution envi­sagée par Marx dans sa Critique du pro­gramme de Gotha, puis reprise par les com­mu­nis­tes de conseils hol­lan­dais (GIK) en 1946, mais il n’est pas vrai que Barrot en reste là. Il cite ces bons de tra­vail (p. 104-105) pour caractériser le Programme du temps de Marx, c’est-à-dire du temps de la phase de tran­si­tion. Mais pour lui elle n’est plus néces­saire. Il y a déjà chez lui l’esquisse d’une théorie de la com­mu­ni­sa­tion.]

 

Dans la fic­ti­vi­sa­tion, le capi­tal crée ses pro­pres valeurs d’usage ; il bou­le­verse ses pro­pres présup­po­si­tions. Par exem­ple, dans le capi­tal por­teur d’intérêt, un capi­tal est prêté pour sa VU, valeur d’usage d’inves­tis­se­ment en l’espèce. Il y a présup­po­si­tion.

[On pour­rait même dire : auto-présup­po­si­tion si on tend vers une uni­fi­ca­tion des frac­tions de capi­tal. Le capi­tal ne passe plus forcément par les cycles M-A-M ou A-M-A’, mais tente le cycle rac­courci A-A’. C’est pour cela qu’il paraît peu adéquat de partir de la mar­chan­dise comme biais d’atta­que cri­ti­que, ce que pro­pose Darlet aujourd’hui dans sa lettre à nous adressée39. Mais cela ne veut pas dire que la cri­ti­que-en-acte des mar­chan­di­ses ne puisse pas être un biais d’atta­que dans le cas de pra­ti­ques de survie, de révolte ou dans l’émeute.

La dualité du Capital entre ses deux pôles (capi­tal et tra­vail) tend à dis­paraître sous l’unité du Capital, mais ce der­nier n’a pas encore triomphé car l’Homme n’est pas réduc­ti­ble à une force de tra­vail et c’est pour cela qu’il veut se faire être humain, êtres-humains-capi­tal ; les immer­ger dans sa com­mu­nauté matérielle. Cette métamor­phose, Camatte la nomme anthro­po­mor­phose du capi­tal. Bien qu’elle ne soit pas réalisée, tant s’en faut, les récents et les actuels dévelop­pe­ments des bio-tech­no­lo­gies, les gref­fes de prothèses infor­ma­ti­ques sur le corps humain, les tech­ni­ques de procréation arti­fi­ciel­les, la ges­tion de la « res­source humaine » par le mana­ge­ment, et bien d’autres formes de capi­ta­li­sa­tion des êtres humains confir­ment la réalité de cette ten­dance à l’anthro­po­mor­phose du capi­tal].

 

Or le main­tien d’une dualité capi­tal/tra­vail ramène à la loi de la valeur… et à la mar­chan­dise [cf. à nou­veau la posi­tion de Darlet aujourd’hui comme hier].

Mais problème : le capi­tal peut-il rester un rap­port social en dehors de cette dualité ? Darlet semble en douter alors que pour Camatte la ques­tion est réglée puisqu’il développe le concept de « com­mu­nauté matérielle du capi­tal ». Camatte cri­ti­que encore Barrot en disant qu’il a choisi de reve­nir à la dualité, au cycle de la valeur40 et donc à sa crise plutôt que d’insis­ter sur la valeur en procès puis sur le capi­tal en procès. Or il n’y a pas de crise de la valeur.

[C’est congruent avec ce que nous disons de l’évanes­cence de la valeur d’une part et avec notre oppo­si­tion au cou­rant cri­ti­que de la valeur autour de Krisis qui voit dans la crise actuelle le triom­phe de la valeur (en fait, de la catégorie ésotérique forme-valeur) parce que la loi de la valeur (de la valeur-tra­vail, donc, qu’ils jugent pour­tant exotérique) condui­rait à la crise écono­mi­que finale.]

 

La théorie de la valeur de Marx serait déjà une réduc­tion de ce que les hommes visaient [cf. la polysémie du terme]. Camatte conclut sur l’exem­ple du mar­chan­dage comme signe de « sur­va­leur » de la valeur. Et il émet l’hypothèse que le prix, dans la société capi­ta­lisée — encore bien plus que sous la domi­na­tion for­melle où on se préoccu­pait du rap­port valeur/prix de pro­duc­tion, avec référence cen­trale à la pro­duc­tion au sens strict du terme (au sens pro­duc­tif pour­rait-on dire) — représente une gran­deur qui enre­gis­tre un maxi­mum d’écart à la « valeur ».

[À tra­vers la mode, la publi­cité, le phénomène des mar­ques, la consom­ma­tion de concepts et non seu­le­ment de pro­duits, le prix retrouve le sens d’une « valeur », exprime une richesse, certes aliénée, des signes.]

 

La mul­ti­pli­cité des valeurs dans la société capi­ta­lisée cons­ti­tue­rait un phénomène nou­veau dans l’his­toire du capi­ta­lisme.

[Il nous semble que notre concept « d’évanes­cence de la valeur » accom­pa­gne bien ce mou­ve­ment]

 

Temps critiques
septembre/novembre 2012

 

Notes

 

1 – Dans la des­crip­tion de son « che­mi­ne­ment », J. Camatte dit que son point de départ a été « la théorie marxiste (ou théorie du prolétariat) » source : site de la revue Invariance  :

2 – Les œuvres de jeu­nesse ne ren­trent donc pas dans ce cadre, les Grundrisse non plus, sauf à partir de la revue Invariance à la fin des années 1960.

3 – Les écrits de Laugier sont par­fois très intéres­sants comme ceux rela­tifs à son appréhen­sion de Mai 1968, ceux sur la ques­tion des clas­ses et du prolétariat. Plusieurs repères biblio­gra­phi­ques  : un Lucien Laugier  : les deux crises du PCI, textes ras­semblés, annotés et présentés par François Langlet (2001), mais dif­fi­ci­le­ment acces­si­ble ; le très polémique Lucien Laugier et la cri­ti­que de «  Socialisme ou Barbarie  », éd. du pavé, 2003 ; et aussi À Stettin et à Dantzig comme à Détroit, texte ronéoté (1985) dont la post­face sur Mai 68 est par­ti­culièrement éclai­rante de la rup­ture amorcée. Nous en repre­nons quel­ques pas­sa­ges dans notre Mai 1968 et le Mai ram­pant ita­lien, L’Harmattan, 2008, p. 9-10.
Au niveau des ouvra­ges, on peut citer L’his­toire du maxi­ma­lisme dit ultra-gauche de J.-L. Roche, ancien du CCI, éd. du pavé (2009). Il ne porte pas Invariance dans son cœur, mais au moins en parle-t-il, ce qui n’est pas le cas de L’his­toire cri­ti­que de l’ultra-gauche aux éditions Senonevero (2009) qui ne men­tionne Invariance et J. Camatte que deux fois p. 147 et 151), en quel­ques lignes et indi­rec­te­ment à partir de la référence à d’autres grou­pes ou indi­vi­dus alors qu’il consa­cre plus de 60 pages à l’Internationale Situationniste, dont le lien avec l’ultra-gauche est pour le moins dis­cu­ta­ble. Par contre une notice de présen­ta­tion judi­cieuse est faite dans Rupture dans la théorie de la révolu­tion (Senonevero, 2003).

4 – Pour rendre immédia­te­ment lisi­bles les rap­ports entre les thèses d’Invariance et notre propre appro­che, nous pla­ce­rons entre cro­chets nos remar­ques (avec, le plus sou­vent, un retrait).

5 – Sur les concepts de domi­na­tion for­melle et domi­na­tion réelle du capi­tal, cf. Marx et le VIe cha­pi­tre inédit du Capital, UGE, coll. « 10/18 », p. 191. Cf. égale­ment l’interprétation qu’en donne J. Camatte dans son livre Capital et Gemeinwesen, Spartacus, 1978 et pour un « digest », cf. note 71, p. 49 du no 15 de la revue Temps cri­ti­ques.

6 – En 2004, J. Guigou et J. Wajnsztejn ont titré leur livre de cri­ti­que des théories de la valeur « L’évanes­cence de la valeur » et non pas l’évanes­cence du capi­tal. Pour eux, le capi­tal domine la valeur. La référence à la revue Invariance existe expli­ci­te­ment mais elle porte sur le phénomène his­to­ri­que de l’évanes­cence et non sur le contenu du pro­ces­sus.

7 – Cf. J. Wajnsztejn, Après la révolu­tion du capi­tal, L’Harmattan, 2007.

8 – [Il a fallu plus d’un demi-siècle, en France, pour passer des « clas­ses dan­ge­reu­ses » à la classe ouvrière et encore une guerre a été néces­saire pour y par­ve­nir.]

9 – [Pourtant Marx se pose déjà la ques­tion : que dire de la pléthore de capi­tal por­teur d’intérêt et de capi­tal-argent ? Même s’il n’y répond pas, il for­mule sa per­plexité en ces termes : « Est-ce seu­le­ment une manière par­ti­culière de signi­fier la sur­pro­duc­tion indus­trielle ou s’agit-il, à côté de celle-ci, d’un phénomène par­ti­cu­lier » (Œuvres, La Pléïade, vol II, p. 1761]. Pour une cri­ti­que des posi­tions de Chesnais, cf. les notes d’entre­tien avec la liste Socialisme ou Barbarie (« soubis ») sur le blog de Temps cri­ti­ques :

10 – Cf. J. Guigou, « L’ins­ti­tu­tion résorbée », Temps cri­ti­ques, no 12, hiver 2001, p. 63-82, dis­po­ni­ble sur le site de la revue :

11 – L’Harmattan, 2002.

12 – Cf. notre cri­ti­que récente du livre Crises de Léon de Mattis sur le site de Temps cri­ti­ques.

13 – Voici la défini­tion que Camatte donne de l’indi­vi­dua­lité dans son glos­saire : « Aptitude à se poser en tant que moment d’émer­gence et qu’unité per­cep­ti­ble du phénomène vie. Pour tendre à éviter toute réduc­tion, je parle d’indi­vi­dua­lité-gemein­we­senpour signi­fier qu’il n’y a pas sépara­tion entre les deux, a for­tiori d’oppo­si­tion. L’indi­vi­dua­lité a la dimen­siongemein­we­sen, du fait même de son émer­gence, non suivie d’une sépara­tion, mais du main­tien de la par­ti­ci­pa­tion au phénomène vie ».

14 – Invariance, série I, no 5, 1969.

15 – Spartacus, no 33, mai 1970, Karl Marx, Textes 1842-1847. Présen­ta­tion de Jacques Camatte, p. 69.

16 – ibid. p. 65.

17 – Cf. L’indi­vidu et la com­mu­nauté humaine, vol 1 de l’antho­lo­gie des textes de Temps cri­ti­ques,L’Harmattan, 1998.

18 – Gallimard, coll. « Tel », 1985.

19 – Cf. le no 16 de Temps cri­ti­ques, p. 31-37.

20 – Mais Marx ne l’avait-il pas déjà dit sous une autre forme : « Constituer du capi­tal fictif s’appelle capi­ta­li­ser. On capi­ta­lise toute recette juri­di­que, en la cal­cu­lant selon le taux d’intérêt moyen, comme un revenu que rap­por­te­rait un capi­tal prêté à ce taux » (Marx : Le Capital, Pléiade, vol II, p. 1755). On a là les prémisses de l’auto-présup­po­si­tion du capi­tal. Nous retrou­ve­rons ce point (cf. infra).

21 – Nous avons utilisé cette notion, pour la première fois, dans Après la révolu­tion du capi­tal, L’Harmattan, 2007, p. 70-71 en essayant de la démar­quer de son emploi par Guy Fargette dans la revue Le crépus­cule du XXe siècle. Pour une défini­tion rapide du terme, cf. « Le cours chao­ti­que de la révolu­tion du capi­tal », Temps cri­ti­ques,no 15, note 30, p. 98 et pour des précisions plus récentes notre cri­ti­que au livre Crises de Léon de Mattis, dis­po­ni­ble sur le site de la revue :

22 – Cela com­prend aussi bien des obli­ga­tions sur les dettes sou­ve­rai­nes que des obli­ga­tions sur le risque cli­ma­ti­que.

23 – Nitzan et Bichler dans Le capi­tal comme pou­voir, Max Milo, 2012, par­lent à ce propos de « capi­ta­li­sa­tion conti­nue », p. 273 et ss.

24 – Cf. J. Guigou et J. Wajnsztejn, L’évanes­cence de la valeur, L’Harmattan, 2004.

25 – B. Pasobrola, « Systèmes flui­di­ques et société connexion­niste », Temps cri­ti­ques, no 16, prin­temps 2012 :

26 – [Cf. ce que nous disons sur le lien entre capi­tal fictif et finan­ce­ment des NTIC dans « Derrière la crise financière, l’uni­fi­ca­tion problémati­que du capi­tal », Temps cri­ti­ques, no 16).]

27 – Cf. L’arti­cle « Et le navire va… », Temps cri­ti­ques, no 6-7, 1993, p. 29-31, ou site de Temps cri­ti­ques,

28 – Thèses exposées à partir du no 31 (fin 1960) et jusqu’au no 35 (1964) dans la revue Socialisme ou Barbarie (SoB). Il est à noter que ces thèses sur la cri­ti­que de la loi de la valeur et du déter­mi­nisme écono­mi­que n’ont pas été prises en compte par le cou­rant com­mu­niste radi­cal des années 1960-1970 en France alors que cer­tai­nes des thèses du groupe, plus direc­te­ment poli­ti­ques ou socio­lo­gi­ques, furent repri­ses en 1968 et après (cf. le texte de Cardan « La brèche » parue sous le pseu­do­nyme de J.-M. Coudray). Cardan-Castoriadis mar­quait une rup­ture dans la théorie révolu­tion­naire, mais cela ne fut jamais mis à son actif parce qu’il n’avait jamais fait partie du sérail de la gauche com­mu­niste radi­cale. Il lui était reproché au moins trois défauts : l’ori­gine trots­kiste de la revue d’abord ; ses posi­tions ambiguës par rap­port au conseillisme de la gauche ger­mano-hol­lan­daise ensuite avec ses let­tres avec Pannekoek ; enfin, le fait que son groupe ait réussi à dévoyer une partie des trou­pes de la gauche ita­lienne autour de Vega. À cela s’ajoute aussi une ana­lyse qui fut considérée comme ne mar­quant non pas tant une rup­ture dans la théorie révolu­tion­naire qu’une rup­ture avec la théorie révolu­tion­naire. Par exem­ple, aucun de ces textes ne se retrou­vent dans la com­pi­la­tion pour­tant bien­ve­nue : Rupture dans la théorie de la révolu­tion, textes 1965-1975,Senonevero, 2003 alors que le texte de Castoriadis, « Bilan » date jus­te­ment de 1965. L’expli­ca­tion est simple : pour l’auteur qui se situe dans la proxi­mité d’avec Théorie Communiste, les textes de 1965 rete­nus sont ceux de deux grou­pes qui ont scis­sionné de SoB, ICO d’une part — suite d’ILO, scis­sion précoce de SoB — et Pouvoir Ouvrier d’autre part, scis­sion tar­dive sur des posi­tions très marxis­tes ortho­doxes et opposées à la « dérive » de la majo­rité cas­to­ri­dienne.

29 – Cf. l’arti­cle de J.W. : « Une énième dia­tribe contre la chrématis­ti­que », dis­po­ni­ble sur le site de Temps cri­ti­ques  :

30 – Là encore on perçoit l’influence d’Althusser et de ses sui­veurs sur Krisis, via Kurz pro­ba­ble­ment, mais aussi sur Bodo Schulze dans les deux pre­miers numéros de Temps cri­ti­ques, via la phi­lo­so­phie marxiste uni­ver­si­taire française.

31 – C’est ce que cher­che­ront aussi à faire Jean-Yves Bériou, Nicolas Will-Bruno Astarian, la mou­vance autour de la revue éphémère et confi­den­tielle Crise Communiste (un numéro offi­ciel­le­ment publié, même s’il y en eu un second resté interne).

32 – On peut penser qu’il s’agit d’une pointe en direc­tion de Barrot-Dauvé et de la revue Le Mouvement Communiste qui tout en fai­sant une ana­lyse poussée de la valeur défen­daient aussi un cer­tain « savoir-être révolu­tion­naire » mis à la mode par l’Internationale Situationniste.

33 – Cf. notre texte de cri­ti­que du livre « com­mu­ni­sa­teur » Crises de Léon de Mattis.

34 – On en a un aperçu dans les tra­vaux théori­ques de l’époque qui remet­tent en cause la théorie des besoins de Marx d’un point de vue com­mu­niste radi­cal, mais aussi d’un point de vue moder­niste comme chez Baudrillard et ses études sur la société de consom­ma­tion, « le système des objets » et la cri­ti­que de la notion de valeur d’usage et de la pro­duc­tion comme « miroir » ; ou encore du point de vue de la psy­cha­na­lyse révolu­tion­naire en exal­tant les désirs par oppo­si­tion aux besoins (Guattari).

35 – Coll. « Champs », Flammarion, dernière édition, 2009.

36 – Sur cette ques­tion, on peut se repor­ter au tra­vail de J.-M. Mandosio dans D’or et de sable, Encyclopédie des Nuisances, 2008, p. 43-105.

37 – Cette for­mule ne nous a jamais paru satis­fai­sante et nous l’avons sou­vent cri­tiquée comme dans « Et le navire va… » du no 6-7 de Temps cri­ti­ques (1993), p. 52-53. « Malgré tous les dis­cours sur le retour à l’entre­prise, la poli­ti­que écono­mi­que des États est aujourd’hui une poli­ti­que essen­tiel­le­ment financière. Le baromètre de l’acti­vité boursière et le taux de change de la mon­naie sont le nerf de la guerre. On ne peut tou­te­fois parler “d’échap­pe­ment du capi­tal” car inves­tis­se­ments et pro­duc­tion doi­vent se perpétuer pour que la repro­duc­tion du rap­port social (ce qui fait sa légiti­mité en tant que système le moins mau­vais) et la représen­ta­tion de la richesse (ce qui fait sa fia­bi­lité) conti­nuent. C’est pour cela que toute acti­vité doit tou­jours plus être trans­formée en tra­vail et que tout tra­vail doit donner une “pro­duc­tion” Que celle-ci ait une matérialité ou non, peu importe du moment qu’elle a une valeur comp­ta­ble et qu’elle peut donc être intégrée au PIB ».

38 – Cf. G. Cesarano, Critica dell’utopia capi­tale, Opere com­plete, vol. III, Centro d’ini­zia­tiva sociale Luca Rossi, p. 1-213, mal­heu­reu­se­ment non tra­duit en français. De cet auteur, on ne trou­vera en français que des textes parus dans Invariance comme Apocalypse et révolu­tion avec G. Collu et encore Manuel de survie publié parDérive 17, 1981. Pour plus de ren­sei­gne­ments on peut se repor­ter à notre Mai 68 et le mai ram­pant ita­lien, L’Harmattan, 2008. Cesarano ren­contre Camatte en 1972 et il est très influencé par l’interprétation que ce der­nier fait du VIe cha­pi­tre inédit du Capital ainsi que par les thèses de Darlet de « Au-delà de la valeur ». Cesarano cons­ti­tue une pas­se­relle para­doxale entre les influen­ces bor­di­guis­tes et situa­tion­nis­tes. Son projet est inter­rompu par son sui­cide en 1975.

39 – Lisible sur le Blog de Temps cri­ti­ques  :

40 – [Le meilleur résumé de la position de J. Barrot se trouve aux pages 65-66 de Le mouvement communiste,Champ Libre, 1972].

 

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