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Trotskystes, néotrotskystes et… dinosaures (3)

mercredi 17 octobre 2012

III. Quelques précisions sur les dinosaures que nous sommes… ou risquons de devenir

Pour commencer, il me faut éclaircir un petit malentendu. Nous (Loren et moi, et peut-être d’autres qui voudraient se joindre au club) ne sommes pas des dinosaures parce que nous nous demandons comment changer le monde, mais parce que (ou si) nous pensons que les jeunes militants d’aujourd’hui ont les mêmes références que nous il y a 30 ou 40 ans (et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai critiqué aussi fortement les situationnistes, parce qu’ils représentent à mon avis le pire lien théorique que l’on puisse établir entre les expériences des années 60 et celles d’aujourd’hui ; avec leurs écrits confus à propos de « l’aliénation », de « la société de consommation » et de l’« industrie du spectacle », ils fournissent des justifications intellectuelles à tous ceux qui ne veulent pas se battre contre la société actuelle (1) : puisque les exploités sont aussi stupides et aliénés, que l’idéologie du système est aussi envahissante et subtile, contentons-nous d’une sympathique vie de bohème et soyons fiers de notre radicalité esthétique et de notre isolement élitiste).

1. Loren écrit que les trotskystes veulent pousser les PC et les PS au pouvoir afin de pouvoir ensuite les dénoncer. Une telle appréciation était vraie dans les années 1970 et 1980. Elle ne l’est plus aujourd’hui.

La LCR est aujourd’hui prête à participer à un « gouvernement anticapitaliste » (y compris au gouvernement de Lula au Brésil, qui est considéré par eux comme progressiste). Les camarades italiens de la LCR sont restés à l’intérieur du PRC (Partito delle Rifondazione comunista) quand ce parti était au pouvoir en 2006-2008. Ils n’avaient pas de ministres dans le gouvernement, mais un député et deux sénateurs qui votèrent la confiance au gouvernement Prodi, les crédits militaires, etc. (Finalement les membres de la Sinistra Critica quittèrent le PRC en décembre 2007 et celui-ci perdit tous ses parlementaires, y compris les trotskystes en 2008.).

LO ne veut pousser aucun parti de gauche au pouvoir, ils ont toujours publiquement critiqué les trotskystes qui défendaient cette stratégie dans les années 70 et 80. Et quand ils appellent à voter pour la gauche (ce qu’ils ne font pas à chaque élection comme leurs compères trotskystes), c’est toujours sans illusions (évidemment la situation est plus compliquée, mais jusqu’à présent la gauche et l’extrême gauche considèrent qu’on ne peut intégrer LO dans le jeu politique traditionnel. Le seul fait que les militants de cette organisation refusent de serrer la main aux maires et aux députés PS a fait scandale.)

Seule l’OCI-PT-POI (parfois) et des micro-sectes venant de ce parti exigent encore la formation d’un « gouvernement ouvrier », dont la composition est d’ailleurs de plus en plus floue.

La LCR a rompu avec toute cette rhétorique héritée de la Troisième et et de la Quatrième internationale sur le Front unique et n’utilise plus ce terme. Ses militants crient « Tous ensemble » ou « 100% à gauche », ou ils utilisent la rhétorique altermondialiste (« Un autre monde est possible »), c’est tout.

LO n’utilise jamais le terme de Front unique, du moins dans son hebdomadaire et ses bulletins d’entreprises. Seuls les micro-sectes trotskystes et parfois peut-être l’OCI-PT-POI le font.

Donc, pour des raisons différentes, le « Front Unique », le « gouvernement ouvrier », et même la formule « gouvernement PC-PS sans partis bourgeois » (utilisée avant 1981) ont disparu du lexique trotskyste.

C’est pourquoi nous sommes des dinosaures aujourd’hui si nous discutons du trotskysme actuel, comme s’il n’avait pas radicalement changé.

Le SWP britannique (qui exerce ou en tout cas a exercé une certaine influence dans l’extrême gauche anglosaxonne) n’emploie plus ce type de slogans trotskystes dans sa propagande quotidienne depuis des années, s’il les a jamais utilisés dans son hebdomadaire Socialist Worker ou dans ses tracts.

2. Selon Loren, les « trotskystes pensent que les syndicats sont des organisations ouvrières qui peuvent devenir révolutionnaires pourvu qu’elles aient de bons dirigeants ».

Nous sommes des dinosaures si nous pensons que les trotskystes se préoccupent encore de la révolution socialiste, et qu’ils sont préoccupés par la transformation des syndicats en organisations révolutionnaires.

La LCR occupe des postes dans la bureaucratie syndicale soit dans les vieux syndicats (CGT, FSU) ou dans les nouveaux syndicats SUD (issus de l’ancienne CFDT dans le secteur public et parfois de la CGT, ils se présentent comme plus à gauche que les syndicats plus officiels ; en fait, ils ne sont pas très radicaux, juste un peu plus démocratiques).

D’après ce que je sais, à la Poste, et peut-être dans d’autres secteurs, LO a conclu une sorte de pacte de non officiel ou d’accord tacite avec les bureaucrates de la CGT et de la fausse gauche du PCF que je pourrais résumer ainsi : « Laissez-nous animer le syndicat au niveau de la base et nous vous laisserons faire ce que vous voulez avec l’appareil. Nous n’allons pas lutter pour conquérir la direction du syndicat, nous ne construirons pas une opposition nationale contre vous, aussi longtemps que nous pourrons utiliser les syndicats locaux. »

Cela permet à LO de dénoncer les autres groupes trotskystes (ceux-ci construisent des tendances avec des bureaucrates de gauche pour grimper dans l’appareil) et de maintenir leurs militants ouvriers et leurs sympathisants dans l’illusion qu’ils mènent une politique plus radicale.

(Pour être honnête, d’après mon expérience personnelle et en observant ce que font d’autres groupes « révolutionnaires » en France ou dans d’autres pays aujourd’hui, je n’ai jamais entendu parler d’un groupe de travailleurs qui aient réussi, sur une longue période, à avoir une activité permanente et significative au sein de leur entreprise en dehors des syndicats en Europe. Et cela pose beaucoup de questions sur la critique juste, mais abstraite, des syndicats mise en avant par les communistes de gauche depuis des décennies.)

Le PT est bien installé à l’intérieur de la bureaucratie FO, un syndicat de droite, et ne lutte pas pour une transformation révolutionnaire des syndicats. Il se bat pour défendre la nation française contre l’Europe et l’Amérique !

3. « Détruire et dépasser le capitalisme n’est-il pas toujours le problème principal ? » se demande Loren.

Oui, mais pas dans les termes posés par la Troisième ou la Quatrième internationale ou la Gauche communiste.

Évidemment, la connaissance du passé est importante. La revue « Ni patrie ni Frontières » reproduit et traduit de vieux textes dans presque chaque numéro. Donc, je suis bien sûr d’accord avec Loren pour constater qu’il existe des problèmes, des concepts « transgénérationnels », mais nous avons aussi besoin de produire de nouvelles réponses à de vieilles questions.

Souvent, la Gauche « radicale » est bloquée par de vieilles réponses (quand elle les connaît, ce qui est aujourd’hui de moins en moins le cas). La culture des militants de la gauche radicale, y compris parmi les anarchistes et trotskystes est beaucoup plus influencée par la sociologie à la mode (type Bourdieu) ou la critique fort limitée de l’impérialisme américain produite par Chomsky et la vulgate réformiste répandue par le Monde diplomatique, que par la pensée de Trotsky, Lénine, Marx, Bakounine ou Proudhon.

4. « L’abolition de la production marchande ne demeure-t-elle pas l’objectif ? » se demande Loren.

Pour la masse des jeunes militants altermondialistes (ou aujourd’hui pour les Indignés), pour les jeunes sympathisants trotskystes, la réponse est NON, malheureusement.

Et nous sommes des dinosaures si nous discutons comme si nous avions une culture commune avec eux, même s’ils s’intéressent vaguement à l’histoire de l’extrême gauche.

C’est la grande différence avec les années 60 et 70. Nous avons perdu (et cela n’a pas vraiment été un choix de notre part) un terrain commun de discussion, un ensemble commun de références, avec le reste de la gauche révolutionnaire et même avec la gauche réformiste.

Nous avons conservé et nourri des idées « communistes » très importantes, mais la jeune génération s’en fout totalement.

Et ce n’est pas parce qu’elle serait seulement politisée par la culture (« by cultural politics »), comme l’écrit Loren (le rap, les bandes dessinées ou les films sont une source de politisation non négligeable de la jeunesse), mais parce qu’elle est engagée dans des actions humanitaires, dans la défense des travailleurs sans papiers, dans des actions de solidarité pour la Palestine ou d’autres pays.

Le travail de solidarité internationale dans les années 60 et 70 était 100% politique : il visait à créer des organisations dans d’autres pays sur les mêmes bases programmatiques que les nôtres pas à acheter du café équitable ou envoyer des médicaments dans tel ou tel pays.

Aujourd’hui, il est totalement centré autour de micro-projets humanitaires et les jeunes radicalisés par les horreurs du capitalisme refusent de discuter de questions politiques comme par exemple ; quelles sont les forces politiques en Israël, au Liban et en Palestine, en dehors de celles dont parlent les médias ? Quelles sont les discussions politiques au sein de la gauche et de l’extrême gauche de ces pays ? etc. Ces questions sont tabou.

Si en 2012 nous discutons avec des tiers-mondistes (c’est-à-dire aujourd’hui avec des altermondialistes ou des Indignés) comme nous le faisions il y a 40 ans, alors oui, cher Loren, nous sommes des dinosaures.

Y.C., mars 2007 (révisé en octobre 2012)

Note

1. Cette opinion est sans doute formulée de façon sectaire puisque j’ai rencontré de jeunes camarades d’autres pays qui avaient justement l’impression que les écrits situationnistes décrivaient parfaitement le monde actuel, leur fournissaient des munitions pour le combattre et nourrissaient leur saine révolte. Je crains pourtant que cela ne concerne qu’une minorité des lecteurs actuels de Debord, Vaneghem and Co. Le postmodernisme qui fait tant de ravages à gauche me semble un « digne » héritier du situationnisme.

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